Inégalités salariales, d’accès aux postes de direction, temps partiels… Comment les couples hétérosexuels composent-ils face à ces inégalités ? Enquête.
L’indépendance financière des femmes a toujours été l’un des fer de lance des combats féministes du XXe siècle. Rappelons que ce n’est qu’à partir de 1907 que les femmes mariées ont pu disposer comme elles l’entendent de leur propre salaire et qu’il aura fallu attendre 1965 pour que celles-ci aient le droit de posséder leur chéquier et d’exercer une activité professionnelle sans l’accord de leur mari. Encore aujourd’hui, les inégalités entre femmes et hommes sont bien réelles : les femmes gagnent toujours 19% de moins que les hommes, il y a trois fois plus de femmes employées à temps partiel que d’hommes, et seulement une femme dirigeante d’une entreprise du CAC 40 en 2018, alors même que celles-ci sont plus diplômées que les hommes. Comment les couples hétérosexuels composent-ils face à ces inégalités ? Enquête.
L’argent, un problème inévitable au sein du couple ?
S’il y a toujours des inégalités flagrantes, les femmes gagnent de plus en plus en indépendance (financière), et au sein d’un couple hétérosexuel, il n’est plus question de parler de revenu d’appoint. Mais aborder le sujet de l’argent, en France, peut être difficile, voire tabou, surtout au sein du couple. Cependant, il semble difficile d’éviter la question de la gestion des dépenses.
Et alors même que les femmes sont toujours moins bien payées que les hommes, il leur tient à cœur de participer à hauteur de 50% dans les dépenses communes : « On fait en effet 50/50, explique Elisa, 26 ans et data-scientist, mais c’est aussi parce que même si je gagne moins que mon conjoint, je considère que je gagne bien ma vie. » Une façon de compter comme un membre à part entière du couple, et d’avoir donc un pouvoir décisionnaire équivalent. Un raisonnement partagé par Mickaël, père au foyer depuis 8 mois : « nous partageons les dépenses et charges communes. » Et, surprise, l’heure n’est plus aux comptes joints, sur lesquels les deux partenaires déposent l’intégralité de leur salaire respectif. Les couples hétérosexuels ne sont plus que 64% à partager leurs revenus à 100%. Elisa nous raconte qu’elle n’en fait pas partie : « nous avons un compte commun pour les dépenses communes : loyer, courses, ameublement… et chacun notre compte personnel. » À chacun ses sous, les moutons seront bien gardés, et surtout les disputes évitées comme le souligne Damien, actuellement au chômage, vivant avec sa conjointe qui gagne donc mieux sa vie : « on utilise même l’application Tricount, comme ça pas de bagarre : les chiffres parlent d’eux-mêmes.» De fait, cette individualisation des comptes permet moins de contrôle de l’Autre sur ses propres dépenses, et donc une plus grande liberté.
Les nouvelles cheffes de famille ?
Mais quand les femmes gagnent plus que leur partenaire, ça se complique ! En 2011, une femme sur quatre gagnait plus que son compagnon, selon une étude INSEE. Et à l’époque, les témoignages collectés montrent en effet que les hommes acceptaient difficilement cette inversion des rôles, qu’ils vivaient comme une remise en cause leur virilité. Qu’en est-il aujourd’hui, alors que la génération Y a intégré le marché du travail ? La question du salaire demeure compliquée à évoquer : « c’est un peu tabou chez moi » explique Eva, 27 ans et product owner à Paris : « Comme je gagne plus que mon conjoint, il considère que je n’ai pas vraiment le droit de me plaindre si j’apprends que mes collègues masculins sont mieux payés que moi, ou si je pense que mon augmentation est insuffisante. » Si l’argent ne semble pas être un problème a priori, l’ambition féminine, elle, demeure plutôt mal acceptée par la gente masculine.
« Comme je gagne plus, mon copain considère que je n’ai pas vraiment le droit de me plaindre si j’apprends que mes collègues masculins sont mieux payés que moi, ou si je pense que mon augmentation est insuffisante. » – Eva, 27 ans, Product Owner
Au contraire, certaines jeunes femmes que nous avons interrogées ne font pas grand cas du fait de gagner plus que leur conjoint : « ce n’est pas important à mes yeux » précise tout de même Eva, une position partagée par Bénédicte, chargée de projets dans une société de production de 24 ans, qui ajoute : « j’en tire quand même une toute petite fierté car ça va à l’encontre du schéma traditionnel.» S’il est important pour elles de mener leur propre carrière et d’être indépendante financièrement, gagner plus que leur partenaire est loin d’être un but en soi. Bénédicte le confirme : « Que je gagne plus n’a jamais été un objectif, ni même problème, on en rit en disant que je l’entretiens ! En revanche, j’aimerais quand même qu’il retrouve un travail (son conjoint étant actuellement au chômage) et qu’il gagne un salaire correct pour que l’argent ne devienne pas un problème de son côté. » Même son de cloche de l’autre côté de la barrière : pour Damien, 25 ans, cette différence de revenu n’est pas un problème « dans la mesure où elle est temporaire ». Il ajoute : « ce serait plus gênant sur le long terme si je n’étais pas en mesure d’assurer un confort de vie à mon couple ». La femme, nouvelle cheffe de famille ? Si l’on se base sur une enquête menée aux États-Unis, ces cas encore minoritaires en France, sont voués à se multiplier : en Amérique, plus d’un tiers des femmes gagnent plus que leur conjoint, même si elles ont encore du mal à l’assumer…
Des hommes perdus et dépossédés de leur rôle principal ?
Et du côté des hommes, comment ça se passe ? Comme le souligne pendant notre entretien Marie Rebeyrolle, docteure en anthropologie spécialiste du genre et du travail : « les hommes sont eux aussi concernés et il est très important qu’ils prennent la parole sur la question des inégalités entre les genres », au travail comme à la maison ! Et, il semble qu’il reste difficile de renoncer au statut de chef de famille pour les hommes, qui se sentent encore responsables de subvenir aux besoins de leur foyer. Mais comme nous le rappelle Marie Rebeyrolle, ce statut a aussi une dimension publique, qu’il est plus difficile d’abandonner : « pour un homme, avoir sa femme qui ne travaille pas, est également un signe extérieur de pouvoir et de richesse : nous sommes alors dans la perpétuation du modèle bourgeois dans lequel la femme peut avoir des activités (comme les œuvres de charité !) mais sans la nécessité qu’elle gagne sa vie. » D’ailleurs, si Damien assume totalement cette différence de revenu en société, Mickaël préfère dire qu’il est en recherche d’emploi plutôt que père au foyer. Une image sociale encore difficile à assumer peut-être, même en 2019. De fait, la gente masculine doit aussi composer avec les injonctions de la société patriarcale : un homme virile est censé subvenir (financièrement) aux besoins de sa famille, et laisser ce rôle à sa conjointe s’apparenterait presque à une castration. “Si ma conjointe gagne plus que moi, quel est mon nouveau rôle dans le couple ?” Un questionnement auquel nous devons toutes et tous réfléchir, à un moment de l’Histoire où la masculinité et ses codes sont remis en question.
« Les hommes sont eux aussi concernés et il est très important qu’ils prennent la parole sur la question des inégalités entre les genres » – Marie Rebeyrolle, docteure en anthropologie
L’arrivée du premier enfant : une étape qui peut tout changer
Un questionnement sur la répartition des rôles au sein des couples qui prend tout son sens à l’arrivée du premier enfant : les femmes prennent un congé maternité, et 96% des parents qui utilisent les congés parentaux sont… les mères ! Un chiffre identique qu’il y a 10 ans. Camille Landais, un économiste spécialisé dans les inégalités, l’explique bien à L’Express : « On observe que, même quand la femme gagne mieux que le mari, ou fait une meilleure carrière, la “spécialisation” au sein du foyer vis-à-vis du travail reste la même : la femme aménage, le mari ne change rien ou presque. »D’ailleurs, si les hommes ont bien le droit à un congé paternité rémunéré, d’une durée de 11 jours, celui-ci est n’est pas obligatoire, et ne peut être comparé au congé maternité qui s’étend sur 16 semaines.
Une inégalité, qui pèse autant sur les femmes, qui se retrouvent seules à gérer tous les bouleversements qui arrivent avec un enfant et font une pause professionnelle, mais aussi sur les pères qui aimeraient avoir l’opportunité de passer plus de temps avec leur progéniture. Et d’ailleurs 40% des Français souhaitent un congé paternité plus long, un pourcentage qui grimpe à 63% chez les 18-24 ans. Une revendication soutenue par les féministes tant le congé paternité plus long, obligatoire et rémunéré semble être l’une des clés pour mettre un terme aux inégalités de salaire entre femmes et hommes. Rebecca Amsellem, qui a lancé la newsletter Les Glorieuses, à l’origine du mouvement #6Novembre15h35, explique que les pères seraient alors obligés de rester plus longtemps chez eux, et de s’occuper de leurs enfants sans manque à gagner pour le foyer, tout en mettant un terme à la pression culturelle qui les empêche de prendre des congés parentaux. Mais ce n’est pas d’actualité en France : Emmanuel Macron s’est opposé à la directive européenne proposant un congé de quatre mois rémunéré pour les deux parents, une mesure trop chère à mettre en place.
Le travail domestique, ultime combat pour l’égalité au sein du couple ?
Si Eva, Elisa et Bénédicte ont la chance d’avoir des compagnons qui participent aux tâches ménagères de manière équitable, notons tout de même qu’il s’agit de couples dans la vingtaine, qui font partie des CSP+. Et Marie Rebeyrolle n’hésite pas à insister sur ces critères : « il faut faire attention à croiser générations et classes sociales : ce qui se passe dans une catégorie n’est pas forcément représentatif des évolutions de l’ensemble de la société. » Et ils n’ont pas encore d’enfants, un facteur très important à prendre en compte : « concrètement, dans un couple avec deux enfants où l’homme et la femme ont un emploi à plein temps : la femme fait 30 heures de travail domestique par semaine… et l’homme 10 heures » nous explique Aurélie Jeantet, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et chercheuse spécialisée dans les questions du genre, du travail et des mobilités au laboratoire CNRS CRESPPA lors de notre interview. Un rapide calcul permet de voir qu’alors que, travail et tâches ménagères cumulés, la semaine de l’homme en couple dure 45 heures, celle de la femme en compte 20 de plus ! Si les femmes travaillent plus, gagnent mieux leur vie, et participent plus dans les dépenses du foyer, les hommes, eux, n’en font pas plus à la maison, et c’est aussi là que se trouve l’inégalité ! Et ça ne date pas d’hier : « les féministes dénonçaient déjà dans les années 1970 la double journée de travail que les femmes doivent assumer, avec la massification de l’accès des femmes au marché du travail salarié » raconte Aurélie Jeantet.
« Concrètement, dans un couple avec deux enfants où l’homme et la femme ont un emploi à plein temps : la femme fait 30 heures de travail domestique par semaine… et l’homme 10 heures » – Aurélie Jeantet, maîtresse de conférences, Sorbonne Nouvelle-Paris 3
Après le plafond de verre, le sol de verre
Titiou Lecoq, journaliste et autrice de l’essai “Libérées : le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale”, parle même du “sol de verre”, devenu le nouvel obstacle à abattre pour lutter contre les inégalités entre les genres. Elle le définit avec humour comme la barrière qui empêche l’homme de ramasser son linge sale. Si Damien affirme qu’il lui tient à coeur de participer aux tâches ménagères, et qu’il se repose le moins possible sur sa compagne dans tout ce qui touche à la gestion du foyer, il semble que cela ne concerne pas la majorité des hommes en couple : « des études montrent que le partage des tâches domestiques ne change pratiquement pas (les trois quart sont toujours effectués par les femmes). Même s’il y a des changements dans les représentations, il ne faut pas les confondre avec de véritables changements dans les pratiques » confirme Aurélie Jeantet. Marie Rebeyrolle nuance et ajoute que, à ses yeux, les femmes sont aussi responsables de cette situation. « Elles ont tellement intériorisé les stéréotypes de la maternité, qui leur donnent une toute puissance dans le couple et dans le foyer, qu’elles peuvent avoir du mal à lâcher prise sur la question de la gestion de la maison et de l’éducation des enfants. »
Qu’en disent les hommes ? « Je constate une évolution du côté des mentalités des hommes, qui souhaitent s’investir plus dans leur rôle de père » se réjouit Marie Rebeyrolle. Ils souhaiteraient se différencier de leur propre père, parfois autoritaire ou absent. Mais dans les faits, quand il y a une véritable aide domestique, elle ne vient souvent pas du partenaire : « dans les couples hétérosexuels et actifs des CSP+, les femmes délèguent les tâches domestiques qu’elles ne peuvent ou ne veulent plus assurer… à d’autres femmes ! » explique Aurélie Jeantet. Un cercle vicieux et sexiste qui contribuerait à la domestication des femmes dans la société : « la libération des femmes à revenus relativement hauts passent par l’exploitation d’autres femmes, les travailleuses pauvres » confirme Marie Rebeyrolle.
La charge mentale, le dernier maillon de l’inégalité
Et à cela s’ajoute la fameuse charge mentale, expression à laquelle vous n’avez probablement pas pu échapper en 2018, tant elle a été popularisée par la BD d’Emma. Le concept a été introduit dès 1984 par Monique Haicault dans son article La Gestion ordinaire de la vie en deux. Elle y explique qu’une femme en couple qui travaille, est constamment préoccupée par les tâches ménagères et la gestion du foyer. Et ces préoccupations occupent elles-mêmes une charge cognitive importante: c’est la raison pour laquelle on a commencé à parler de « double journée »pour ces femmes. Elle précise également qu’il ne s’agit pas seulement d’additionner la charge « travail + foyer » pour comprendre l’ensemble des contraintes auxquelles sont soumises ces femmes, car ces dernières emmènent au travail les tâches à gérer pour le foyer. Cette charge mentale est en majorité l’apanage des femmes : Bénédicte le constate elle aussi « étant au chômage, mon partenaire effectue 70% des tâches ménagères, mais je lui fais souvent des petites listes de choses à faire. »Titiou Lecocq affirme même que cette charge mentale explique aussi pourquoi les femmes ont plus de mal à accéder à des postes à responsabilités : elles ne se déconnectent jamais de la maison, même dans leur milieu professionnel et pensent constamment au bien-être de tout le monde (compagnon et enfants), et moins au leur. Ce cercle vicieux prend la forme d’une to-do list infinie, à laquelle les femmes sont enchaînées, qui peut jusqu’à les empêcher de se consacrer totalement à leur carrière ou à leurs loisirs.
Ainsi, s’il est important de constater et de se féliciter des progrès acquis au sein de la société, il reste beaucoup à faire pour une égalité entre femmes et hommes, au travail comme à la maison. Ainsi, au-delà des inégalités économiques qui sont reconnues par toutes et tous, il nous faut prendre conscience individuellement des inégalités qui peuvent exister au sein du fonctionnement du couple hétérosexuel, afin de pouvoir avancer vers une société plus égalitaire, ce qui bénéficierait tout autant aux femmes qu’aux hommes.