Pour les jeunes qui rêvaient d’une carrière universitaire, les défis de la reconversion.

« Arrêter les frais »

Se décider à arrêter les frais, sept ans après le doctorat. Pourtant, re­noncer à une carrière acadé­mique était un pas difficile à franchir pour Sébastien Crouzet. Quand il décroche son diplôme de docteur en neurosciences en 2010, il n’envisage rien d’autre. Sa thèse ayant été menée dans un laboratoire reconnu, il a déjà de bonnes publications à présenter. Mais il voit qu’autour de lui de moins en moins de jeunes docteurs parviennent à être titularisés. Le nombre de postes diminue, et« les critères d’embauche explosent ». Il poursuit en postdoctorat dans un centre de recherche en informatique aux Etats-Unis, un passage à l’étranger devenu quasi obligé. Puis, durant ses deux années de contrat court à Berlin et trois autres à Toulouse, Sébastien Crouzet se lance dans la course au poste de titulaire. Et déchante vite. Il s’épuise à envoyer dossier sur dossier, sans succès.

« La flamme s’était aussi un peu éteinte, raconte-t-il aujourd’hui. Je me rendais compte que le métier de chercheur était de moins en moins séduisant. Mes collègues passaient surtout leur temps à chercher des financements, beaucoup étaient en grand mal-être. » En 2017, âgé de 35 ans et fatigué par ces « échecs répétés », il décide de se tourner vers le privé. « Cela n’avait rien d’évident, je viens d’une famille de fonctionnaires. Le business, ce n’est pas mon truc. Mais je travaillais dans un domaine, le machine learning, très recherché à ce moment-là. » Il est rapidement embauché par une société de services et d’ingénierie en informatique (SSII), avant d’être recruté par une start-up en tant que datascientist.

Face à une entrée dans la carrière académique de plus en plus compliquée, beaucoup de jeunes docteurs choisissent de se reconvertir, parfois après plusieurs années à tenter leur chance dans l’enseignement supérieur public. Le nombre de postes de maîtres de conférences (MCF) ouverts y a été réduit de plus de la moitié en une décennie. On n’en comptait que 1 070 en 2019 contre 2 216 en 2009. Cela dissuade, en premier lieu, de se lancer dans une thèse. Mais, malgré une baisse significative du nombre de doctorants sur dix ans, le taux de réussite aux concours pour ces postes est passé de 21 % à 13 %, selon la Conférence des praticiens de l’enseignement supérieur et de la recherche, et l’âge moyen de titularisation, à 34 ans.

Vacations et contrats courts

« Cette question centrale revient sans cesse : au bout de combien d’années décide-t-on d’arrêter de s’obstiner ? », constate Alexis Alamel, maître de conférences en géographie à Sciences Po Rennes. Ce dernier mène une enquête sur les trajectoires des docteurs ayant candidaté à plusieurs reprises aux postes de MCF en vain, et ceux qui ont décidé en conséquence de quitter la recherche publique. Malgré la situation de l’emploi, largement connue, dans ce secteur, les « vocations » persistent, note-t-il, au prix d’une forte précarisation, quand les docteurs enchaînent les vacations et les contrats courts.

Avec les incidences économiques, psychologiques, sentimentales parfois, que cela implique. « Ces années précaires passées à candidater ont des impacts sur tous les pans de la vie, jusque dans le couple avec, parfois, des séparations qui en résultent. Arrêter la recherche dans ce contexte peut être vécu comme un renoncement subi, et difficile à digérer. D’autant que, pour certains, le choix du privé n’était, par conviction, absolument pas une option », poursuit Alexis Alamel. Beaucoup de docteurs se tournent vers l’enseignement secondaire, pour poursuivre une partie de leurs missions, « et certains, qui n’en démordent pas, continuent là encore à candidater dans la recherche », observe le géographe, qui constate cependant que nombre de convertis perçoivent leur choix de bifurcation comme « salvateur ».

C’est le cas de Yoann Abel, 35 ans, docteur en biologie, embauché en 2020 comme chef de projet dans une start-up après quatre années en tant que contractuel au CNRS. « J’abandonnais enfin la perspective de travailler encore plusieurs années en CDD, pour un statut protégé, en CDI. Les docteurs ont des compétences transverses et transférables dans l’ensemble de la société civile », estime-t-il. Il remarque également que la quasi-totalité de sa promotion est passée dans le privé, quand ils ne sont pas partis à l’étranger.

Attraction de la R&D

« Les docteurs irriguent tout le tissu socioéconomique depuis des cabinets de conseil jusqu’à l’enseignement primaire », recontextualise Maria Angeles Ventura, membre de l’administration de l’Association nationale des docteurs, qui cite des diplômés devenus « chefs de projet de tout poil », des médiateurs scientifiques ou des éditeurs de manuels scolaires. « Un grand nombre de reconversions se fait dans la R&D [département de recherche et développement d’une entreprise], qui permet de garder les dimensions de la recherche, même si on est dans une logique de recherche appliquée », ajoute Laurence Friteau, responsable du pôle relations entreprises de l’Association Bernard-Gregory qui œuvre pour l’évolution professionnelle des docteurs.

Ces deux structures insistent toutefois sur l’enjeu de l’anticipation du projet professionnel dès le doctorat, avec une ouverture du champ des possibles. Dans le secteur privé, elles font partie des acteurs qui ont bataillé pour la valorisation du doctorat, qui souffre d’une moindre reconnaissance en France si l’on compare avec le statut de ce diplôme à l’international. « Il y a encore du pain sur la planche, mais cela avance, avec un effet très clair d’entraînement dans les entreprises », constate Maria Angeles Ventura. Celles qui proposent son premier CDI à un jeune docteur peuvent bénéficier, depuis 2008, d’un crédit d’impôt recherche avantageux, ce qui leur permet de se familiariser avec ces profils.

En 2019, le doctorat a été inscrit au répertoire national des certifications professionnelles, outil de lutte contre la méconnaissance de ce diplôme, avec une mise en valeur des compétences acquises. « Les entreprises se rendent de plus en plus compte de l’apport que peut avoir la formation d’un docteur par rapport à un profil ingénieur, par exemple, jusqu’alors plus valorisé », assure Laurence Friteau. Pour les diplômés issus des sciences humaines et sociales, les « progrès » sont là aussi, mais l’évolution est plus lente – dans d’autres pays, comme les Etats-Unis, ces docteurs sont très appréciés par les acteurs du privé.

« On avance à l’aveugle »

Quand Claire Camberlein, faute d’un poste académique, s’est tournée vers le privé, on lui a rétorqué qu’elle était « surqualifiée ». « Je me suis dit : mais qu’est-ce que j’ai fait de ces quatre dernières années pour être moins embauchable qu’un diplômé de master ? », soupire celle qui a décroché son doctorat d’archéologie grecque en 2017. Après la soutenance, elle vit d’abord une longue année de recherches infructueuses à l’université, où elle candidate à une quinzaine de postes d’ATER – contrats courts d’enseignement –, une dizaine de postdocs, et une campagne MCF. « Constituer ces dossiers prend un temps monstrueux pour, dans la plupart des cas, ne même pas recevoir de réponse. On avance à l’aveugle et c’est épuisant. »

Après une vacation, rémunérée au smic, au sein du service scolarité de son université – « où [elle s’est] retrouvée à inscrire des étudiants qu’[elle]avai[t] eus l’année précédente en cours » –, puis un contrat court comme secrétaire dans le privé, Claire Camberlein décide de tenter le concours très sélectif de la fonction publique de bibliothécaire – qui comporte une voie aménagée pour les docteurs. « Quand j’ai été reçue au concours, j’ai senti vingt kilos s’enlever d’un coup de chacune de mes épaules », se souvient celle qui passe ensuite le concours de conservateur, qu’elle réussit en 2021. Si l’enseignement lui manque, elle se dit « sereine » sur son choix.

A l’issue de sa thèse de psychologie, soutenue en 2018, et après quelques mois de poursuite de divers projets de recherche, Emilie Gonzalez a d’abord imaginé se reconvertir en tant que psychologue. Mais elle qui envisageait initialement une insertion dans la recherche n’avait pas passé le titre réglementé durant son parcours d’études. « On m’a expliqué qu’il me fallait refaire un master en entier. Des cours que je donnais désormais : c’était absurde ! »

Elle se tourne alors vers le concours de professeur des écoles. « Cela me rétrogradait à un poste bac + 5, loin d’être payé à cette hauteur, puisque je touche 1 800 euros mensuels avec les primes. Après onze ans d’études, on peut avoir envie d’autre chose », regrette Emilie Gonzalez, qui se plaît toutefois dans ce métier pour lequel elle mobilise au quotidien ses notions acquises de psychologie, mais aussi de planification et d’enseignement.

Compétences transverses

Dans de multiples secteurs, le docteur peut appliquer des compétences transverses, souligne Laurence Friteau. « Les docteurs font preuve d’une forte curiosité intellectuelle, de capacités d’analyse, de synthèse, de gestion du risque et de l’incertitude, mais aussi de communication orale et rédactionnelle. Ils savent mettre en réseau les différentes expertises des acteurs avec lesquels ils travaillent et faire preuve d’innovation », indique-t-elle.

« Pour les Français, les docteurs sont des gens hyperspécialisés dans un domaine alors qu’ailleurs on les voit comme des personnes qui ont appris à aborder des problèmes complexes et à les résoudre. Les jeunes chercheurs eux-mêmes ne savent pas toujours se valoriser lors de leurs candidatures »,observe Héloïse Dufour, docteure en neurobiologie de 43 ans, reconvertie en 2013. A la tête aujourd’hui d’une association de médiation scientifique, elle se rend d’ailleurs compte que, dans la manière dont elle aborde ses nouvelles missions, elle « continue à être chercheuse » au quotidien.

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