Beaucoup de plaisir à réaliser cet entretien avec François Bégaudeau, l’originalité et l’apport de sa démarche résidant dans sa manière d’entrecroiser l’art, les mots et la militance.

Dans cet entretien, François Bégaudeau revient sur son itinéraire, depuis sa participation au mouvement punk rock dans les années 90 avec le groupe Zabriskie Point, à son dernier ouvrage Boniments qui décline le sens politique et social de l’usage des mots du capitalisme, en passant par sa mise à l’écart par certains médias mainstream depuis la parution de son livre Histoire de ta bêtise en 2019. Rappelant les termes du combat inégal entre un capitalisme hégémonique et des corps amollis par la marchandise et déshabitués de la conflictualité incarnée, il y réinterroge ainsi les conditions de possibilité d’une colère porteuse d’une révolution émancipatrice.

Que gardes-tu de ta période Zabriskie Point[1] ?

J’ai remarqué que pas mal de gens ayant gravité dans le milieu punk rock sont aujourd’hui dans le domaine des sciences humaines, l’anthropologie, l’archéologie, la sociologie. Sans banaliser ces parcours, on constate un vrai sillon, auquel je participe d’une certaine manière. Avec le groupe Zabriskie Point, nous avons arrêté en 1999, et pourtant cela me paraît être hier. Il reste des traces écrites de ce que je pouvais penser entre l’âge de vingt et trente ans et, de fait, je désespère presque de constater que politiquement je n’ai jamais vraiment changé. Le noyau s’est formé très vite, anarchisant et un peu marxiste. J’ai fait quelques petites embardées expérimentales dans la sociale démocratie, par exemple j’ai voté dans les années 2000, mais ça n’a pas duré. Pendant ces cinq ou six ans je me disais, bon allez, on va essayer de jouer un peu le jeu du réformisme que je ne trouvais pas bête, et continue de ne pas trouver bête, mais le tempérament radical est revenu au galop.

D’où vient cette ironie constante dans tes écrits ?

J’écris justement en ce moment un livre qui explore les rapports entre l’art, la politique, la morale et l’humour, et j’essaie d’y élucider ma pente ironique qui ne date pas d’hier et vis-à-vis de laquelle j’ai une certaine ambivalence. Si je suis honnête, je dirais qu’utiliser l’ironie pour critiquer l’ordre social et un certain état du système vient d’une position relativement confortable dans la société. C’est pourquoi l’ironie a parfois mauvaise presse et à juste titre. On pourrait parler de quelque chose d’éminemment bourgeois dans l’ironie, lié à une forme de distance. Bien sûr les prolétaires sont également capables d’ironie. Mais n’ayant pas eu une vie extrêmement confortable, mais pas du tout hyper-précaire non plus, je peux d’autant plus m’autoriser cette distance ironique.

D’un autre côté, il y a une tenue éthique dans l’ironie, une part d’honnêteté, précisément parce qu’elle affiche la position bourgeoise de la critique. Je ne vais pas faire semblant d’être plus enragé que je ne le suis. À l’époque punk rock, notre groupe avait une réputation d’être assez marrant, pas mal dans l’autodérision, et j’ai toujours aimé dans le punk la potacherie et l’autodérision. Parce qu’un concert de punk rock a quand même un petit côté grotesque – que j’assume très bien – qui est qu’on est tous en train de se réunir très fâchés contre l’ordre social, et en même temps qu’est-ce qu’on se marre. C’est une ambiguïtéque spontanément j’incarnais dans mon ironie et qui me semblait la position la plus juste.

Didier Wampas m’avait dit une fois : « Je n’aime pas créer de l’émotion sur scène ou laisser penser que je suis triste lorsque je chante une chanson triste. Pourquoi ? Parce que sur scène je suis heureux ». Je dirais la même chose de la posture d’écriture. Quand j’écris, je suis plutôt heureux. Parfois c’est compliqué, un peu angoissant, souvent éreintant, bref ce sont les petites péripéties bourgeoises de l’écriture. Mais enfin, globalement, personne ne m’a demandé d’écrire, je pourrais faire autre chose, et donc je crois que le texte lui-même doit porter la trace de cette joie d’écrire, même lorsqu’on aborde des sujets compliqués, douloureux, des sujets politiquement âpres. Je ressens la nécessité d’une petite virgule humoristique pour dire « non mais attends, on est bien d’accord que ce n’est jamais qu’un texte ». Donc au moment où j’écris Boniments[2], oui je suis très fâché contre le capitalisme et son emprise sur nos vies, mais dans le temps où je suis en train de l’écrire, ce n’est sûrement pas là qu’il a le plus d’emprise sur moi. Ce dont le style doit porter l’empreinte.

En quoi le néolibéralisme est-il un fait de langage ?

Au début de Boniments, je prends acte que de nombreux chercheurs ont analysé une certaine évolution du capitalisme produisant une différence qui n’est plus seulement de degré mais de nature justifiant un nouveau mot, justifiant que l’on adjoigne néo à libéralisme et que l’on parle dorénavant de néolibéralisme. Je trouve cela crédible et respectable. En revanche, mon travail est comme d’habitude de prendre les mots non pas dans leur sérieux universitaire, mais dans leur circulation sociale. Et là ce qui se passe avec le mot « néolibéral » est du grand n’importe quoi. On l’utilise comme une facilité de langage, et je vois bien qu’il y a une entourloupe plus ou moins consciente, parce que quand on dit néolibéral on ne dit pas libéral, on ne dit pas non plus capitalisme qui reste pourtant le noyau central. Comme j’aime bien être concret et factuel, prenons un exemple. J’allume ma télé et je vois un type du MoDem dire tout le mal qu’il pense du néolibéralisme du fait qu’une usine délocalise sa production. Je vois bien que dans sa bouche, c’est une façon de dire que vraisemblablement le capitalisme a un peu exagéré, un peu « dévié », mais que, dans sa mouture ordinaire, il était défendable, allant dans le sens du progrès, à même de faire sortir de la pauvreté un nombre massif d’êtres humains. J’aime bien revenir au cœur de la bête, notamment à son origine, au noyau, à la matrice. Boniments commence d’ailleurs par des piliers matriciels de la pensée libérale telle qu’elle s’est organisée dès Adam Smith : le choix, le contrat, la liberté, le « privé », la concurrence non faussée, le risque, qui ne viennent pas du néolibéralisme mais sont des fondamentaux du capitalisme, dont il ne faut jamais oublier que les premiers gestes sont des gestes de rapine, d’extorsion, de pillage. Les mots ont toujours un sens social, et là-dessus je crois qu’il est fondamental de percevoir le sens politique et social porté par tel usage de tel mot à telle époque.

Que penses-tu de l’utilisation actuelle de l’expression néofascisme ?

A-t-on vraiment besoin de ce mot d’un point de vue conceptuel ? On observe en tout cas la multiplication de néologismes affirmant que le fascisme est là mais pas vraiment, des mots intermédiaires : néofascisme, fascisme rampant, crypto-fascisme, pré-fascisme, etc. Frédéric Lordon parle plutôt de fascisation, c’est-à-dire d’un processus. J’en suis venu à me dire qu’on pourrait presque se passer de ce mot ou de ses dérivés, ou de ses variantes modérées ou euphémistiques, et décrire tout simplement ce qui est. Décrire quel sort la société fait aux migrants, aux populations issues de l’immigration, aux minorités sexuelles, aux opposants politiques, quel est le degré de violence actuellement de la police, quel est le degré de racisme dans ces violences policières.

Je me méfie des mots et j’aime bien les phrases. Les mots tous seuls ne me vont jamais. Il faut faire une phrase, ajouter aux mots un verbe, un complément, un complément circonstanciel, un adjectif, un adverbe, et là le langage commence à dire quelque chose. Mais de grands mots comme néofascisme, ou même capitalisme – dont je suis un usager intarissable et je m’en veux presque –, ont besoin d’être dépliés en narration, en description. C’est là que peut intervenir le roman qui procède par récit, par situations qui incarnent les choses bien mieux que des mots génériques le plus souvent incapables de nous aider à penser et saisir le réel.

De quelle manière as-tu participé à la réémergence des termes capitalisme et bourgeoisie ?

Le terme capitalisme n’a jamais vraiment disparu de l’usage commun, même s’il revient en force depuis dix, quinze ans. C’est un mot pertinent parce qu’il désigne un tissu de faits plutôt qu’une idée. Du coup, cela peut générer immédiatement toutes sortes de descriptions, ce que fait Marx dans Le Capital qui est un ouvrage avant tout descriptif et pas un livre de théoricien, même s’il peut monter en généralité et en concept. Je suis plus à l’aise avec des mots qui ne représentent pas des idées mais des faits. Après, il faut bien sûr décrire le capitalisme, ce que je fais un peu dans Boniments. J’y dresse un tableau contemporain du dispositif marchand. En ce qui concerne le mot bourgeoisie, il avait un peu disparu de la circulation dans les années 90 et, effectivement, j’ai fait partie de ceux qui l’ont remis sur la place publique. Le mot n’est pas prononçable partout, et en tout cas vous vaut un certain ostracisme à partir du moment où vous le prononcez. Cela dit, je suis à l’aise avec le mot bourgeoisie parce qu’il renvoie à des situations, et immédiatement à des corps, les corps bourgeois.

C’est comme ça que je l’ai négocié dans Histoire de ta bêtise[3]. Je n’ai pas fait de théorie sociologique, ce dont je suis incapable. J’ai décrit la bourgeoisie par touches, par approches fragmentaires. À un moment je vais parler d’un affect bourgeois, de tel film imprégné des valeurs bourgeoises, puis de telle situation où un bourgeois m’avait dit telle chose qui le marquait socialement. Et peu à peu, de façon kaléidoscopique, quelque chose comme une entité bourgeoise finit par se constituer dans le livre. Cela dit, quand on place bourgeois dans toutes les phrases, on retombe dans la nomination-réflexe. Je connais mon tic, je suis un « facile » de la gâchette antibourgeoise. Je m’entends parfois parler et je me fatigue. Je me dis : sois un peu moins feignant, quand tu dis bourgeois tu pourrais peut-être dire quelque chose de plus précis. DansBoniments le mot bourgeois est rare et c’est volontaire. J’avais envie de m’en passer, un peu comme dans le jeu Taboo où des mots sont interdits.

La dernière phrase de Boniments est « Il est libre ». Comment l’entends-tu ?

Cette fin est ironique et auto-ironique. C’est un peu la position du penseur qui est ironisée. J’y mets en scène un intellectuel critique qui aborde un livreur Uber, lui dit qu’il est aliéné et, par la magie de son verbe, le libère. Au passage l’ironie porte sur la liberté, puisque le livre commence par une descente en règle ou une déconstruction du mot libre, du mot liberté. Si cette fin est cynique, c’est au sens de Diogène, et au sens où je remets le livre à sa place. Pour moi la littérature a toujours fait ça. Je ne connais pas d’écrivain ou d’écrivaine qui n’aient pas écrit et porté très haut la littérature tout en signalant que la littérature était vaine. Et les deux ne sont pas incompatibles. J’écris, je suis très heureux d’écrire, je continue de lire beaucoup, je trouve qu’il y a quelque chose de très puissant qui se joue dans la littérature. En revanche, j’ai énormément de doute sur l’utilité politique de la littérature. Je vois bien d’ailleurs que dans le champ politique et militant la littérature est absente, ou utilisée de la pire des manières.

Tu viens de lire Boniments, je viens de l’écrire, j’espère que tu y as pris du plaisir, j’espère qu’il t’a donné à voir des choses et à les penser. Maintenant on est bien d’accord que le capitalisme ne s’en est pas trouvé altéré, ni froissé, ni affecté. Et, comme dit à peu près Brecht, plus on manifeste à un spectateur d’une pièce à quel point la pièce est inutile, mieux on signifie que la vraie scène politique se joue ailleurs. Là ce serait le contraire du cynisme. Une manière de dire, on ne va pas se contenter de ça, parce que moi je m’en contenterais bien en tant qu’écrivain bourgeois, et toi en tant que lecteur, mais on est bien d’accord que les livreurs Uber continuent d’être aliénés, qu’ils restent des sous-prolétaires en lisière de l’esclavage.

D’où te vient cette culture de la langue managériale, langue du capitalisme ?

Cela peut relever un peu du talent d’un romancier de saisir des milieux qui ne sont pas les siens. Je n’ai jamais vraiment fréquenté le milieu de l’entreprise, mais je croise des gens, j’aime bien les écouter, je leur parle, je les questionne. Certains m’écrivent parfois des mails pour me dire « Toi qui t’intéresses à la bourgeoisie, j’aimerais bien te raconter ma vie en entreprise depuis trois ans, parce que tu vas voir ce n’est pas piqué des hannetons ». J’ai donc pas mal de documentation qui m’arrive sans que je la cherche. Après, je ne suis pas complètement étranger au monde de l’entreprise parce qu’étant un autoentrepreneur culturel, j’ai des deals avec des éditeurs, producteurs, directeurs de théâtre. La langue du management a énormément pénétré ces milieux-là, aussi publics soient-ils, et aussi hermétiques se prétendent-ils à cette langue.

À quoi s’ajoute – ce que j’essaie de décrire dans Boniments – que cette langue est devenue hégémonique. Elle se diffuse partout y compris très au-delà des périmètres où elle est née et a eu ses premiers usages. On la voit débarquer dans le secteur public, mais aussi dans la langue commune. On allume sa télé et on entend « sortir de sa zone de confort ». « Résilience », on l’entend partout depuis vingt ans. Ça vient de Boris Cyrulnik, mais on le trouve aujourd’hui dans des séminaires de management, après vient Macron, et maintenant le mot s’invite dans le cinéma, les livres, les conversations courantes. Dans le sport aussi. Il y a une jonction permanente entre le management et le sport. L’un et l’autre se vouent une fascination mutuelle. Le management voit le sport comme une version idéale de la concurrence capitaliste, une concurrence portée à son point de noblesse, à son épure. « Que le meilleur gagne ».

Dans ma pièce La bonne nouvelle[4], les personnages sont des libéraux repentis, des gens qui ont travaillé dans des entreprises et ont eu une espèce de révélation mystique – la bonne nouvelle étant empruntée à l’évangile – qui donnent le récit de leur vie d’avant. On dit souvent qu’écrire vous déconnecte du réel, mais parfois c’est l’inverse. Parce que je me suis beaucoup documenté pour écrire cette pièce, j’ai regardé nombre de vidéos. C’est peut-être aussi pour cela que l’on est parfois beaucoup plus fins que nos adversaires. Parce que l’adversaire ne sait rien de la gauche radicale. Pourquoi ? Parce que par définition il ne nous voit pas, ne nous écoute pas. Je suis frappé par la méconnaissance absolue des bourgeois vis-à-vis du camp radical. Ils ont bien des clichés en tête, bolchevique le couteau entre les dents, anarchiste hirsute, black block venu de l’étranger pour « tuer du flic », zadiste à chien. Et pourquoi nous méconnaissent-ils ? Parce qu’on ne passe pas à la télé, on n’est pas hégémoniques, on est minoritaires, on est nulle part, on est vus que par nous-mêmes. Alors que la bourgeoisie, le monde managérial, les leaders d’opinion du capitalisme sont eux tout le temps en vue et viennent nous chercher en permanence. On les connaît donc beaucoup mieux qu’ils ne nous connaissent, ce qui nous donne un avantage dans la lutte qu’il faut pousser. D’ailleurs, l’une des raisons qui fait que je suis attaché à la gauche, c’est que je la trouve éminemment moins bête que le camp d’en face, qui est politiquement inepte, et socialement ignare. Ce n’est pas leur faute, c’est leur entre-soi qui les abêtit, ils n’ont aucun contact, aucune idée de ce qui se dit dans une réunion du NPA, dans un collectif radical. Aucune idée de ce qu’est réellement le féminisme, ou « l’indigénisme » qu’ils ne cessent pourtant de fustiger.

À quelles conditions les bourgeois admettent-ils la critique ?

Ça dépend où tu tapes. Ils peuvent entendre des critiques superficielles qu’eux-mêmes d’ailleurs, dans leur grand sens de l’autodérision, peuvent admettre, tant qu’on ne touche pas au noyau de la structure marchande. C’est pour cela que je tape toujours au portefeuille, comme diraient les services du fisc. Lorsque l’on met au jour une opération soigneusement masquée en rapport avec une certaine façon de gérer le capital, on essuie une certaine haine. Quand il s’agit de montrer ses petits travers, la bourgeoisie est bonne joueuse. En revanche, cela fait mal quand on tape dans la structure, dans le cœur même de l’ordre bourgeois, quand on met en lumière ce que j’appelle la scène marchande qui, elle, implique une partie importante des classes supérieures. La bourgeoisie aime plutôt qu’on critique les ultra-riches, ça l’exonère.

Depuis Histoire de ta bêtise tu es mis de côté par certains médias[5]. Quelle analyse en fais-tu ?

À partir du moment où j’ai tapé dans le cœur de la structure, ils m’ont sérieusement fait comprendre que j’étais devenu indésirable. Depuis Histoire de ta bêtise, certains médias dans lesquels j’étais convié ne m’invitent plus. C’est très factuel et je pourrais même donner la date précise. Je rêverais d’évaluer le préjudice économique que cela m’a causé. Par exemple, est-ce que le fait que Télérama ne me défende plus – ce qu’ils ont fait pendant quinze ans et plus du tout à partir de ce moment-là – m’a fait perdre des ventes ? Oui bien sûr. Cela dit, inversement, le fait d’avoir pris à partie la bourgeoisie de cette façon-là m’a attiré aussi beaucoup de sympathie. J’y ai gagné une certaine écoute, une certaine audience dans les milieux radicaux, et aussi dans une certaine jeunesse politisée. Ça compense.

Il y a donc les médias mainstream qui ne m’invitent plus. Quelques médias alternatifs qui me suivent. Puis une zone intermédiaire. Je pense par exemple à Radio France et, en l’occurrence, France Culture. Il faut dire que j’ai laissé courir le bruit que j’allais sortir prochainement un livre sur le boycott dont je fais l’objet. Ils se sont donc peut-être dit qu’il fallait quand même m’inviter pour la sortie de Boniments, mais en même temps me non-inviter, c’est-à-dire m’inviter mais pas. C’est ce qu’ils ont fait. Il y a en effet plusieurs manières de neutraliser quelqu’un. D’abord, tu l’invites avec un autre dans une émission qui fait trente minutes entrecoupées de plein de choses, il ne parlera que dix minutes. Ensuite tu ne lui poses que des questions génériques du type « Alors Marx maintenant ? ». Ce qui est aussi une façon de te sur-étiqueter comme une espèce de leader marxiste que je ne suis pas. Dans une émission comme le Book Club, le minimum aurait été de me parler de mon livre. Là tout a été fait pour me neutraliser et me rediaboliser. C’est un modèle du genre, une des stratégies qu’emploie la bourgeoisie pour avoir le beurre et l’agent du beurre, le beurre du boycott sans en avoir les écueils (moi disant qu’ils ne m’ont pas invité). Même chose pour Télérama qui m’a contacté pour parler uniquement du fragment « transclasse ». L’entretien a duré une heure et s’est soldé par six lignes. Sachant qu’ils m’ont mis en groupe avec Bronner – sociologue de droite –, de sorte qu’il y a possiblement quelque chose de très pervers du type « Bronner, Bégaudeau, même combat contre Édouard Louis ». C’est intéressant de raconter cela car je pense que ce sont de vraies leçons politiques.

Comment interprètes-tu l’expression « logique du pire » ?

« Logique du pire » est une chanson écrite par Xavier, le guitariste des Zabriskie Point. Il avait tiré ce titre d’un auteur qu’on lisait beaucoup tous les deux à l’époque, Clément Rosset. Ce texte exprimait la joie nietzschéenne, c’est-à-dire la joie du pire en tant que pire. J’en ai tiré Ma cruauté[6], vingt ans plus tard, qui décrit comment par l’alchimie esthétique le pire devient source de joie. Je pense que le punk a toujours été cela, qu’il a des thématiques extrêmement écorchées, qu’il rend compte d’une certaine violence sociale, mais sublime cela dans une sorte de mur du son totalement exaltant. Je crois que c’est cela l’alchimie du punk et celle de l’art.

On gagne toujours, et notamment lorsqu’on politise sa pensée, à postuler que le monde sera toujours violent. Nous pourrons peut-être un jour dépasser le capitalisme. Nous pourrons peut-être un jour faire en sorte que moins de femmes soient battues, qu’il y ait moins d’enfants dans les mines. Mais nous n’éradiquerons pas la violence. Le monde est définitivement violent. La douleur, la mort, la maladie sont des inhérents au vivant. Il existe bien des sorciers modernes disposés à nous sortir de la maladie et de la douleur, mais je n’ai vraiment pas envie de les voir accéder au pouvoir. Je pense aux petits agents du transhumanisme qui nous préparent une société de contrôle absolu dont Foucault a eu un peu la prescience, ainsi que Deleuze, maintenant Damasio et d’autres. Oui ils finiront par évacuer la douleur. Sauf qu’en fait nous ne serons plus que des zombies. La joie tragique nietzschéenne consiste à dire : plutôt vivants et douloureux que béats et dévitalisés.

Aurais-tu un côté ethnologue lié à ton besoin d’ancrage dans des situations ?

Il m’arrive de monter en abstraction, mais je ne me trouve jamais vraiment à l’aise dans l’exercice, qui chez moi relève plutôt de réflexes d’hypokhâgne, où l’on apprend à brasser du vent en ayant l’air de dire des trucs. Il me reste un peu de cette habileté-là, qui fait que parfois je passe pour un théoricien. Ce qui est en tout cas certain c’est que tant que je ne me suis pas accroché à une situation, rien d’intéressant ne vient. Je pense beaucoup mieux par des situations. Il me faut de la matière. C’est ce qui m’oriente plus vers le roman que vers l’essai, car le roman s’appuie sur des situations, certes plus ou moins fictionnelles, mais que l’on va traiter en tant que telles.

Et c’est vrai que de ce que je connais de l’anthropologie, j’y retrouve des réflexes que j’aime bien, que je peux également apprécier dans une certaine sociologie de terrain. J’aime beaucoup Éric Chauvier[7], anthropologue de formation, qui fait maintenant des livres considérés comme de la littérature. Or c’est vraiment dans la continuité de son geste d’anthropologue que peu à peu il a glissé vers quelque chose qui s’apparente tout autant à de l’anthropologie qu’à de la littérature, sans même que l’on perçoive la bascule. Après, tout est question de style, de ce que l’on s’autorise comme débordement interprétatif. D’ailleurs, il a été compliqué pour Éric Chauvier d’être admis dans le champ académique, parce que justement il disait des choses de façon trop subjective. Finalement, tout est affaire de degrés de subjectivité. Faites le même geste anthropologique, les mêmes enquêtes, les mêmes rapports, mais en étant encore plus subjectifs, en donnant libre cours à toutes vos impressions y compris celles qui sortent un peu des protocoles, et vous produirez de la littérature. De la même façon que nous avons tous lu Tristes tropiques en nous disant que c’est un grand livre de littérature. Parce que Lévi-Strauss avait une plume, une pensée assez puissante quoique discutable, et parce qu’il s’autorisait des subjectivations que l’on ne s’autorise pas dans le champ académique.

Il existe aussi de multiples jonctions entre journalisme et littérature. Qu’est-ce qui différencie par exemple les articles de Florence Aubenas dans Le Monde ou Libé depuis trente ans et ses romans sinon une différence de durée, de nombre de pages. Ce sont des choses que j’explore aussi un peu dans la critique de cinéma. Il existe parfois beaucoup plus de cinéma et beaucoup plus d’inventivité dans un documentaire que dans une fiction. Et parfois aussi beaucoup plus de gestes proprement documentaires dans une fiction que dans un documentaire.

« Vaincre ou mourir » que penses-tu de ce type de slogans ?

On est là clairement dans un registre romantique de la contestation, de la rébellion. C’est quelque chose qui peut être porteur pour des adolescents, et ce sont aussi des slogans de cet ordre qui m’ont porté, m’ont euphorisé politiquement. Ils ont cette efficace. Mais on pourrait se passer de cette mythologie romantique qui confine parfois à la morbidité. C’était d’ailleurs mon point d’achoppement avec M. dans Notre joie[8]. Car lui utilisait beaucoup cette langue mythologique, alors que je lui proposais de parler plutôt du réel, de choses plus prosaïques. Et c’est vrai que la musique punk rock peut te porter vers des slogans. Elle a cette espèce d’énergie qui t’engage dans un sillon au bout duquel il y a fatalement ce slogan qui tue. J’ai été assez peu prodigue dans ce domaine. Le morceau qui serait le plus dans ce registre, c’est Le chant de l’issue dans l’album Des hommes nouveaux (1997) qui se termine par « Et vous voici une grande force dont plus personne ne rit. En marche, en marche, en marche. ». Mais c’était justement un texte de Brecht. En concert, c’était un sacré moment – avec un petit côté martial – quand le public scandait poing levé « en marche ». Il n’empêche qu’un Macron peut reprendre ce slogan vingt ans plus tard tant il n’a aucun sens en soi. Ces incantations peuvent encore avoir leur efficace en manif. Mais si on les considère froidement, elles se liquéfient sur place.

Par ailleurs, je pense que l’un des enjeux pour la sphère militante, ou la sphère politique ou la sphère de combat, c’est de sortir du passif militaire de la lutte. Ce qui pourrait revenir dialectiquement à une sorte de féminisation de la lutte. En tout cas une dévirilisation de la lutte.

Sachant que sortir du martial ne signifie pas sortir de l’affrontement. J’ai essayé de l’expliquer dans Deux singes ou ma vie politique[9], dans les pages sur mon adolescence où je me rends compte à travers certaines figures qui étaient des modèles pour moi – mon père, certains profs – qu’ils étaient indifféremment des modèles politiques et des modèles de virilité, et que je voyais en moi-même germer un amalgame, une sorte de confusion entre la fin et les moyens. Une chose est donc de diagnostiquer que tout est lutte des classes, que le capitalisme ne lâchera rien si on ne lui prend pas, qu’il faudra lutter, et qu’il y aura de la casse et de la violence. Autre chose est d’aimer le combat en tant que tel.

Dans tous les cas, il faut ne jamais oublier que le capitalisme est très fort. Il perd peu de batailles, parce que par définition il est hégémonique. Il a l’État, les médias, les institutions, les cadres de l’économie, l’argent, l’armée, la police. C’est donc un combat inégal. Par exemple, dans la situation actuelle de tensions autour de la réforme des retraites, la probabilité est forte que l’on perde ou que l’on obtienne une victoire ressemblant à une défaite. Ça c’est le cours ordinaire du monde. Après, certains événements peuvent se produire qu’on ne peut pas anticiper. Pour moi, la vraie question est : y a-t-il suffisamment de corps prêts à combattre disponibles ? Et quand je parle de corps prêts à combattre disponibles, c’est dans tous les sens du terme. Pas simplement la conscience que l’ordre social va mal, parce que ça c’est très répandu. Peu de gens sont satisfaits de l’existant, à part deux trois bourgeois ravis de la crèche. Mais cette colère n’est pas forcément capitalisable politiquement. À la fois par un défaut de conscience politique, de politisation réflexive de la situation, mais surtout par un certain état du corps.

Ce que peut un corps est ce qui m’intéresse en priorité. Ce qu’il en est des corps. Boniments se situe à cette échelle. C’est-à-dire comment la diffusion, l’irrigation de notre quotidien par la marchandise, avec tout ce qu’elle comporte de chatoyant, d’amollissant, d’endormissant, d’hypnotisant finit par fabriquer des corps qui, certes, si on écoutait leurs propos ne trouvent pas qu’on vit dans une société égalitaire, trouvent que l’on vit dans une société injuste, saisissent qu’ils sont eux-mêmes victimes d’injustices, en tout cas que le sort qui leur est fait n’est pas très équitable, et en même temps ces corps ne sont absolument pas disponibles pour la lutte parce qu’ils sont endormis et amollis précisément par l’imprégnation marchande. C’est ce qui me rend probablement le plus pessimiste d’un point de vue politique. Bien sûr je serai ravi d’être déjugé par les faits. Cela dit, faisons un rapide calcul. Actuellement, il y a deux millions de personnes dans la rue. Il y a donc soixante-cinq millions de personnes qui ne sont pas dans la rue.  Sur ces soixante-cinq millions, retirons dix millions qui sont pour la réforme. Il reste cinquante-cinq millions de personnes. Retirons les enfants. Il reste trente millions d’adultes, pas forcément en accord avec cette réforme, mais qui ne sont pas dans la rue, et qui en aucun cas se retrouveront sur les points de ralliement. Ce n’est pas dans leur culture ni leurs habitudes. Leur corps n’a pas été habitué à ça. Il a été désaccoutumé à s’engager dans une conflictualité incarnée.

Quels sont les risques du confusionnisme ?

J’en parlais dans Notre joie puisque j’avais affaire à un grand confus en la personne de M. L’un des points centraux est surtout de ne jamais croire qu’une certaine masse critique de contestation produit mécaniquement des révolutions et, si c’est le cas, des révolutions émancipatrices. Le fascisme est unerévolution conservatrice. Le nazisme est une révolution conservatrice. Le prolétariat allemand s’est rallié aux nazis, alors qu’il s’était massivement rallié au mouvement ouvrier de gauche depuis la fin du XIXe siècle, au point que certains marxistes pensaient que c’était en Allemagne que se ferait la révolution prolétarienne. Or en quatre ou cinq ans les nazis ont ramené les prolétaires chez eux, en faisant régner une certaine confusion, en diffusant des mots d’ordre contradictoires, en prenant une contestation brute pour ce qu’elle était, une envie d’en découdre, de se venger, autant de choses qui effectivement n’appartiennent pas pour moi à ce qu’est un tempérament émancipateur et au mouvement ouvrier émancipateur.

Dans un autre registre, que des gens aient pu croire que le film Joker[10] était d’extrême gauche, et que l’émeute finale de Joker préfigurait une révolution, témoigne d’une grande mécompréhension de ce qu’est un mouvement social. Un mouvement ouvrier, ce ne sont pas des gens qui descendent dans la rue en disant « kill the rich », puisque c’était la seule pancarte véritablement revendicative que l’on voyait dans le film. Or on voyait des gens déguisés en Joker dans certaines manifs Gilets jaunes puisque c’était la même période. Cela relève d’une grande confusion. C’est pour ça que je me bats beaucoup pour séparer la « bonne » et la « mauvaise » colère, même si cela fait un peu purge stalinienne. Je l’analysais dans Notre joie et je le répéterai. Une fois que tu as dit colère tu n’as rien dit politiquement. Il y a des colères nazies, des colères racistes, des colères de bourgeois, des colères de propriétaires. Donc quand on dit « il y a une masse de colère en ce moment, c’est bon les gars, demain on abolit la propriété », on se méprend totalement. Une colère informe cela donne une poussée autoritaire majeure, qu’on l’appelle fascisme ou pas. Et c’est plutôt vers ça qu’on a l’air de s’orienter si on veut être un peu lucide. L’extrême droite a pris le pouvoir dans un certain nombre de pays. La gauche radicale non. Le prolétariat ne s’est pas massivement rallié à l’extrême gauche en France. Il est même électoralement plutôt de l’autre côté.

C’est la même chose pour le mot « peuple » qui relève plutôt du corpus d’extrême droite, avec ses ambiguïtés possiblement ethniques. C’est le mot clé de la confusion, car on peut indifféremment en faire un usage ethnique ou social. Les nazis ont tout construit autour de cette ambiguïté. Même chose pour les fascistes. Le moment de bascule de Mussolini correspond à celui où il a commencé à parler de popolo au lieu de prolétariat. À partir du moment où on disait peuple, on pouvait indifféremment faire croire qu’on défendait les couches populaires alors qu’en fait on était en train de défendre un tout organique, culturel, et tout bonnement le peuple devient le corps national. Certains intellectuels – dont Juan Branco qui a l’oreille d’éléments des classes populaires – persistent à brandir le mot peuple à chaque coin de phrase, et par là entretiennent, sciemment ou non, la confusion. Or la confusion profitera à qui on sait.

Le mot de la fin ?

Il ne faut jamais surestimer l’intelligence des bourgeois. Politiquement, ils n’écoutent que leurs peurs et leurs intérêts. Ils développent cette espèce de paranoïa de propriétaires. Ils croient – avec cette méconnaissance absolue du camp radical en face d’eux – que tout un tas de gauchistes s’activent en secret afin de fomenter une révolution pour demain. C’est ce que démontre par exemple l’affaire Tarnac où, en utilisant une technique de barbouzes, ils ont accusé Julien Coupat de préparer un attentat dont ils savaient qu’il n’en était pas un. Dans un registre cette fois-ci joyeux et plein d’humour, c’est ce qu’illustre le documentaire de François Ruffin Merci patron ![11] qui raconte comment berner le bourgeois en s’appuyant sur sa bêtise.

Entretien[1] avec François BÉGAUDEAU[2] réalisé par Marie REBEYROLLE et David PUAUD

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[1] Entretien réalisé le 13 février 2023.

[2] François Bégaudeau est écrivain, scénariste et réalisateur, critique littéraire et de cinéma.

[1] Zabriskie Point est l’un des groupes phares du renouveau de la scène punk rock française des années 90. Les textes de ce quintet nantais faisaient débat, car s’ils s’ancraient à gauche et jouaient avec les poncifs punks. Leur ton allusif, sarcastique, voire littéraire détonnait également.

[2] BÉGAUDEAU F., 2023. Boniments. Paris, Éditions Amsterdam.

[3] BÉGAUDEAU F., 2019. Histoire de ta bêtise. Paris, Éditions Pauvert.

[4] BÉGAUDEAU F., 2018. La bonne nouvelle. Besançon, Éditions Les Solitaires Intempestifs.

[5] À titre d’exemples : Éric Naulleau, dans l’émission Zemmour & Naulleau du 13/02/2019, qualifie François Bégaudeau de « stalinien ». Florent Georgesco titre dans Le Monde des livres du 07/03/2019 « François Bégaudeau refuse le débat. Dans son nouveau livre, l’écrivain dit son fait à un adversaire fictif accusé de tous les maux du temps – et qui n’en peut mais… A quoi bon ? ». Vincent Jaury, directeur de Transfuge, se sentant visé et insulté, « décide de se séparer » dès février par mail de François Bégaudeau, collaborant à la revue depuis 15 ans, expliquant dans son édito du numéro d’avril 2019 que ce qui « irriguait le fond de ce livre » était « un glissement rouge-brun, une pulsion fasciste ».

[6] BÉGAUDEAU F., 2022. Ma cruauté. Paris, Éditions Verticales.

[7] Cf. JOURNAL DES ANTHROPOLOGUES, 2022. « Renouer avec l’expérience face au prêt à penser des concepts. Entretien avec Éric Chauvier », 168-169. Paris, Association française des anthropologues.

[8] BÉGAUDEAU F., 2021. Notre joie. Paris, Éditions Pauvert.

[9] BÉGAUDEAU F., 2013. Deux singes ou ma vie politique. Paris, Éditions Verticales.

[10] Joker, film de Todd Phillips, avec Joaquin Phoenix et Robert de Niro, sorti en 2019.

[11] Merci patron !, documentaire de François Ruffin sorti en 2016.