Une magnifique rencontre que celle de Nastassja Martin grâce à cet entretien que j’ai réalisé. Elle y revient sur ses expériences de terrain centrées sur les Gwich’in en Alaska, puis les Even au Kamtchatka.

Elle retrace le cheminement l’ayant conduit à intégrer les impacts des politiques coloniales et de gestion de l’environnement, de l’économie capitaliste ainsi que du changement climatique, dans son travail sur les questions ontologiques, cosmologiques et animistes. Constatant que face aux métamorphoses climatiques les réponses autochtones n’ont rien à voir avec les nôtres, elle observe que si, chez nous, la création est pensée comme intentionnelle, au contraire, les mythes de création de ces peuples racontent toujours des histoires de rencontres accidentelles. Une manière d’ouvrir des possibles face à notre démarche très objectivante de penser les flux géophysiques.

Quel a été ton premier terrain ?

Pour mon master l’idée de comparaison était déjà très présente et j’ai travaillé sur un terrain croisé en Alaska, à la fois chez les Inupiat dans la région du Nord Slope, et les Gwich’in dans la région du Haut Yukon. Je me suis intéressée à un conflit lié à la potentielle exploitation pétrolière de la plaine côtière du plus grand parc national américain – l’Arctic National Wildlife Refuge – dans le nord-est de l’Alaska. Les Gwich’in étaient vent debout contre cette possible exploitation car les caribous mettent bas sur cette plaine côtière avant de migrer à l’automne vers les forêts où les Gwich’in les chassent en hiver. Ce refus a d’ailleurs été utilisé par certaines ONG environnementales pour affirmer qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question écologique, mais aussi de droits humains et de culture, car avec le projet d’exploitation les caribous n’allaient plus se reproduire, ce qui conduirait à la mort à la fois physique et spirituelle des Gwich’in. Nous avions donc affaire à une sorte d’instrumentalisation des thématiques animistes sur le mode « les Gwich’in et les caribous partagent une âme commune, raison pour laquelle nous nous battons contre ce projet ». Au contraire, les Inupiat, qui sont eux des chasseurs de grands mammifères marins, notamment de baleines, avaient été récupérés par les lobbies industriels car ils n’étaient pas opposés à l’exploitation qui touchait la plaine côtière et non la mer. Bien sûr, quelques années plus tard, l’exploitation bascula off-shore et les Inupiat s’y opposèrent puisqu’elle concernait le milieu et les animaux indispensables à leur survie.

Comment as-tu travaillé l’histoire coloniale et le changement climatique dans ton travail de thèse sur les Gwich’in[1] ?

Pour mon sujet, Philippe Descola, mon directeur de thèse, m’avait conseillé de choisir l’un des deux collectifs afin que je me plonge dans une ethnographie bien délimitée. Je me suis donc centrée sur les Gwich’in avec l’envie de travailler sur la question de l’animisme, même si je savais dès le début de mes recherches que cette question avait été instrumentalisée par les ONG environnementalistes en Alaska.

Or je me suis assez rapidement rendu compte que ce n’était pas de cela dont les Gwich’in avaient envie de me parler, et que je devais en passer par l’histoire coloniale qui restait très présente. En effet, le village de Fort Yukon montre une situation très compliquée, où il y a énormément de dépression, de drogue, de cancer, de violence. Ce qui m’a été demandé durant ma première année de terrain, c’est donc de remonter le fil pour comprendre comment on en était arrivé là. À un moment donné j’ai même renoncé à travailler sur l’ontologie animiste et je me suis dit que j’allais faire une thèse sur l’histoire coloniale. Car quand j’interrogeais les Gwich’in sur leurs relations interspécifiques avec les animaux, eux me parlaient des problèmes d’exploitation pétrolière du territoire, des parcs nationaux qui faisaient que leurs droits d’usage de chasse, de pêche et de cueillette s’amenuisaient tant et plus, autrement dit qu’ils étaient totalement coincés entre la question de l’exploitation des ressources naturelles et la question de la protection de la nature. Or leur manière d’être au monde n’était ni l’une ni l’autre de ces deux versions de notre manière à nous de gérer l’environnement. C’est cette réalité qui m’a été présentée et que j’ai dû travailler en premier, avec simultanément la question du changement climatique. C’était en 2007 et je n’avais absolument pas mesuré l’ampleur des métamorphoses en cours. On en parlait un peu en sciences humaines, mais cela ne constituait pas véritablement un sujet. D’ailleurs mon directeur de thèse ne s’y attendait pas, et cela ne correspondait pas au projet de thèse que j’avais écrit et qui m’avait permis d’obtenir une bourse. J’ai donc dû accepter que ma problématique de départ se disloque pour adresser la question : comment fait-on pour vivre dans un milieu où le sens commun ne fait plus sens, où les animaux que l’on croyait connaître on ne les connaît plus, avec en même temps des politiques de gestion de la nature qui littéralement empêchent la manière dont les Gwich’in vivent et utilisent ce territoire.

Très concrètement, le changement climatique c’était des forêts qui brûlent durant deux mois et le village plongé dans une épaisse fumée. C’était les animaux migrateurs que les Gwich’in chassent qui ne migrent plus aux mêmes endroits, notamment les caribous, mais aussi les saumons qui ne migrent plus du tout ni ne remontent plus les mêmes rivières. Ont surgi également les questions d’hybridation des bêtes, des espèces qui montent au nord et arrivent sur leur territoire alors qu’elles n’y sont jamais venues, et d’autres qui descendent au sud, notamment les ours polaires parce qu’ils sont affamés. Je raconte d’ailleurs dans Les âmes sauvages l’histoire d’un ours qui a traversé la frontière qui sépare la zone arctique de la zone subarctique et qui est arrivé jusqu’à Fort Yukon où il s’est fait tuer. Ce sont aussi les berges des rivières qui s’effondrent sous l’effet de la fonte du permafrost, ou la libération des glaces qui se fait plus tôt et de manière plus brutale entraînant des crues incroyables.

Les Gwich’in sont très dépendants de la chasse et de la pêche, et le changement climatique a donc des effets directs sur leur vie. S’ils ne chassent pas et ne pêchent pas, leur survie dépend du petit magasin de Fort Yukon qui ne propose que de la malbouffe extrêmement chère. Avec ce sentiment partagé chez eux que les acteurs du changement climatique c’est l’humanité lointaine, les Chinois, les Américains, tous ceux qui ne vivent pas comme eux. Ils en payaient donc le prix, leur environnement était en train de se dégrader parce qu’il y avait un monde, une humanité qui, par son mode de vie et les moyens de production de ce mode de vie, était en train de détruire le leur. C’était un constat qui revenait beaucoup dans les discussions avec les Gwich’in, alors que la plupart d’entre eux ne sont jamais sortis des villages en forêt.

De l’histoire coloniale et du changement climatique comment es-tu revenue à l’animisme ?

Cela a pris une année et demie. Car une fois que j’ai analysé ce qui se jouait d’un point de vue climatique, historique et politique, la question de l’animisme est revenue par la fenêtre au moment où je l’attendais le moins, lorsque j’ai compris que la manière des Gwich’in de faire face à la fois à la politique de gestion de l’environnement et aux questions climatiques, ainsi que leur façon d’y répondre, n’était absolument pas la nôtre. Leur manière d’y répondre, d’envisager les changements en cours, était informée par une ontologie, une cosmologie différente. J’ai donc recommencé à travailler en lien avec les récits, les histoires mythiques, les récits de chasse, de retour de chasse et l’interrogation sur la façon dont notamment les animaux étaient en train de se transformer en réponse au changement climatique.

C’est par ce biais que j’ai réarticulé la question de l’animisme, et ce qui m’a paru extrêmement stimulant c’est que nous n’étions plus dans la description d’une cosmologie éthérée et dé-historisée qui fait comme s’il n’y avait pas de rapport de force et, en ce qui concerne l’histoire coloniale, comme s’il n’y avait pas de violences coloniales. Cela m’a permis d’aborder la question ontologique comme étant en dialogue avec cette histoire coloniale, comme une forme de réponse très actuelle, non pas comme un ensemble stable de relations au monde qui perdurerait dans le temps, mais plutôt comme des outils pragmatiques qui ne sont pas les nôtres – en particulier de concevoir les êtres non-humains – qui informent différemment la façon de répondre et de s’adapter.

De quelle façon l’animisme intègre-t-il le changement climatique ?

C’est cette même idée qui je présente également dans À l’est des rêves[2]. Ce sont des réponses très fragmentaires – il n’y a pas de réponse institutionnelle ou politique très claire –, ce sont des manières de vivre ou de continuer à vivre avec des animaux qui ne se ressemblent plus, qui ne sont plus ceux que les Gwich’in et les Even connaissaient. Notamment dans le cadre de l’Alaska, j’ai montré qu’à la base des récits mythiques, nous trouvons cette idée qu’au temps d’avant la spéciation existaient des formes d’hybridation générale entre les espèces. Les limites et les frontières des corps n’étaient pas bien stabilisées, et tous les récits mythiques racontent l’histoire de la constitution des espèces telles qu’on les connaît à l’heure actuelle. Si bien que dans ce temps du mythe, il existe une possibilité de dialogue très présente, et que cette possibilité de dialogue, au moment où les corps ne sont plus très bien stabilisés, est totalement réactivée, aux dires des Gwich’in, par la question des métamorphoses environnementales, comme une forme de retour à ce temps du mythe où l’on ne sait plus très bien qui l’on a en face de soi. Ce qui vient renforcer l’idée que les êtres que l’on poursuit, notamment dans les pratiques de la prédation, sont individués, sont des personnes à part entière qui suivent des trajectoires qui leur sont propres. Des trajectoires qui, comme elles deviennent de plus en plus instables et incertaines sous les effets du changement climatique, renforcent cette idée qu’ils sont maîtres de leur propre destinée, plutôt que de prendre la question uniquement sous l’angle d’un dérèglement des habitudes des animaux. Ce qui pourrait ressembler à une sorte d’empowerment de chaque espèce prise dans cette question de métamorphose.

C’est sûr que cela change la donne, la manière de voir les choses, notamment cette idée que dans ce type de moment il faut intensifier le dialogue avec les animaux. En effet, on pourrait croire qu’il y aurait un retrait des pratiques de chasse et de pêche parce que les animaux ne sont plus tels qu’ils étaient. Or il y a au contraire une ré-intensification de la nécessité de comprendre, en chassant les animaux, en tentant de rêver avec eux, en se re-racontant ces histoires, de comprendre où ils vont parce que les humains ont besoin d’eux. Il y a cette idée que les animaux sont beaucoup plus réceptifs aux flux géophysiques et climatiques extérieurs à nous, et que nous les humains qui sommes dans une forme immédiate de distance, de réflexivité, pour comprendre ce qui nous arrive, nous devons suivre les traces des animaux et saisir ce qu’ils font.

Qu’est-ce qui t’a amenée à traverser le détroit de Béring ?

Ce sont des détails d’expérience sur le terrain en Alaska qui m’ont fait me rendre compte que si je voulais saisir la question de la métamorphose climatique, environnementale et politique de gestion des ressources de la nature ainsi que les réponses autochtones, il fallait que j’élargisse le spectre. D’où l’idée de traverser le détroit. D’autant plus que me revenait cette discussion récurrente à l’époque que nous avions avec le chef tribal de Fort Yukon, qui nous disait qu’ils s’étaient maintenus dans cette forme de précarité sédentaire ou de sédentarité précaire au sein des villages parce que le welfare est une forme d’économie qui les tenait là, en même temps qu’ils ne pouvaient pas partir parce qu’avec cent dollars par mois on ne fait rien. Et puis il y avait la Croix Rouge qui venait leur construire des maisons comme pour s’excuser de l’histoire coloniale. Tout un processus d’aide qui faisait qu’ils restaient, mais que si cette aide disparaissait, s’il y avait une vraie crise économique conduisant à ce que leurs vivres soient coupés, alors la plupart des Gwich’in repartiraient en forêt. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils continuaient à apprendre à leurs enfants à pêcher et à chasser, à connaître leur territoire de chasse, à savoir pister les animaux et s’orienter en forêt. Cela a résonné en moi car je me suis dit que côté russe, il y avait déjà eu une crise de ce type, et qu’il était donc possible et même probable que des collectifs ayant leurs vivres coupés décident de repartir en forêt.

J’ai donc fait des recherches bibliographiques, et je me suis rendu compte que ce cas de figure était déjà documenté sur des terrains un peu partout en Sibérie, notamment par exemple les travaux de Rane Willerslev qui a travaillé chez les Yukaghirs et présente une histoire proche de celle que je raconte. Je me suis donc dit que c’était pertinent, et je voulais que ce soit au Kamtchatka plutôt qu’en Tchoukotka parce que j’avais cette idée de comparer des territoires comparables. Le Kamtchatka est en effet le miroir inversé de l’Alaska, à la fois du point de vue des ressources naturelles qu’il abrite mais aussi de cette idée de nature, de wilderness chère aux américains dans le cadre de l’Alaska, et que l’on retrouve pour les russes avec le Kamtchatka et cette même idée de nature grandiose, inviolée, pure. Nous avions, de part et d’autre, une même icône de la nature et des ressources. Après, a joué aussi la question historique de Béring qui lors de la deuxième expédition du Kamtchatka a découvert l’Alaska en partant de Petropavlovsk. C’est pourquoi je trouvais intéressant de remonter le fil de l’histoire – de l’histoire coloniale – et de revenir d’où étaient venus les premiers colons de l’Alaska. Et puis il y avait enfin cette blague récurrente qui tournait chez les Gwich’in qui était « et bien nous, nous avons appris le même jour que non seulement nous étions maintenant américains, mais qu’avant d’être américains nous avions été russes ».

Ce sont ces raisons intellectuelles, théoriques et d’expérience de terrain qui m’ont fait changer de terrain. Mais est également entrée en jeu une sorte de complexion personnelle. Car j’étais terrorisée à la fin de ma thèse par l’idée que j’avais passé beaucoup de temps en Alaska et que, compte tenu de la problématique des aires culturelles, je risquais de me retrouver dans la situation d’avoir fait un grand terrain durant ma thèse puis, durant toute ma vie, de plus ou moins continuer à parler de ce même terrain. Je voulais recommencer quelque chose de complètement nouveau qui allait me remettre dans une position d’enfant par rapport à ce que j’allais découvrir. La grande différence est que j’avais plus d’expérience et que mon intuition théorique s’est vérifiée du côté Kamtchatka, alors qu’en Alaska ma problématique de départ avait été complètement disloquée m’obligeant à tout réinventer sur place. Là, l’intuition qui m’a fait aller au Kamtchatka s’est avérée juste, c’est-à-dire que j’ai trouvé ce collectif qui avait fait le choix de repartir en forêt. Ce qui n’a bien sûr pas empêché que j’ai dû reprendre beaucoup de choses de zéro et, en particulier, apprendre deux langues – le russe et l’even. Concrètement, j’ai soutenu ma thèse le 2 mai 2014, et le 2 juin 2014 je partais sur mon premier terrain au Kamtchatka avec Charles Stépanoff. Pour moi c’était une question existentielle de recommencer quelque chose qui ait du sens et qui prolonge mes recherches tout en étant dans un lieu qui n’était pas le même.

Quelles sont les grandes similitudes et différences dans les politiques coloniales américaine en Alaska et russe au Kamtchatka ?

Tout d’abord, j’ai appliqué la même méthodologie au Kamtchatka qu’en Alaska. C’est-à-dire qu’avant de parler de formes de relation au monde différentes des nôtres, il faut déjà réussir à faire le tri entre ce qui leur appartient à eux et ce qui est informé par les politiques d’assimilation des autochtones de part et d’autre. Dans le cas contraire, si on ne fait pas ce travail, on peut très bien croire qu’il existe de nombreux processus de revitalisation du culturel en Russie parce que oui les autochtones chantent, dansent, se produisent sur des scènes, continuent de confectionner des outils traditionnels et des vêtements traditionnels. On pourrait donc dire c’est magnifique, la culture est très bien préservée. Sauf que cette préservation de la culture s’accompagne d’une négation quasi totale des droits d’usage de ces personnes, et d’un discours plus politique ou politisé sur leur monde. C’est-à-dire que la culture – ils le disent eux-mêmes – c’est tout ce qu’il leur reste. Enfin, la culture, plutôt le folklore. C’est comme si les formes avaient été préservées sans le fond, sans les relations concrètes.

Dans le cas des Even c’est très présent puisque c’est un collectif qui a migré depuis l’Altaï jusqu’au Kamtchatka où les familles suivaient leurs rennes, dix ou quinze bêtes par famille. Ils sont arrivés au Kamtchatka au XIXe siècle, donc très tard, avec les cosaques. Puis il y a eu la collectivisation à partir des années 20-30, et tous leurs rennes leur ont été enlevés, ce qui a perduré avec la privatisation des troupeaux. On est donc passé de dix-quinze bêtes par famille à mille cinq cents, deux mille bêtes, avec des bergers qui sont toujours des Even, mais qui sont devenus les bergers de bêtes qui ne leur appartiennent plus. Une minorité d’hommes continue à faire ce travail. Tout comme une minorité est repartie en forêt en essayant de reprendre les pratiques de chasse et de pêche. C’est cette minorité avec laquelle j’ai travaillé. Dans les faits, la majorité des Even vivent dans le village d’Esso, dans des villages où le folklore culturel est présent, mais où ses relations concrètes si elles ne sont pas nulles sont très fortement amoindries. C’est la première chose que nous avons rencontrée sur ce terrain. Et Charles lui-même, je le raconte dans le livre, ne l’aurait pas vue parce que comme il a toujours travaillé en Russie, c’est une réalité qui lui paraissait tout à fait normale, que la culture soit présentée et représentée. Il ne s’était jamais posé la question. Alors que cela m’a sauté aux yeux parce que j’étais une apprenante sur ce terrain de la Russie et que les politiques d’assimilation côté américain n’avaient pas été les mêmes. C’est pour cela que j’ai ensuite ré-entamé un travail historiographique afin de démêler la question, et oui il s’est avéré que les politiques d’assimilation côté américain et côté russe étaient différentes.

Côté américain, nous avons cette conversion à l’idée d’une nature à protéger ou à exploiter en intégrant les autochtones soit sur des questions de protection de la nature, soit via des traités visant à exploiter les ressources que l’on a sur place et les faire participer à cette production pour en tirer un bénéfice. Dans ce cadre, la dimension culturelle est absolument secondarisée. Alors que côté russe, c’est l’inverse. C’est comme si toutes ces questions de gestion de la nature n’existaient pas, et ce sont les cultures qui sont présentées, représentées. Et finalement, en remontant dans l’histoire, on se rend compte que c’est tout à fait logique puisque l’Union soviétique s’est concrètement construite sur et avec cette idée de la pluralité des cultures unies vers un seul et même but qu’était le socialisme, avec cette idée que la diversité culturelle venait vraiment servir un même message politique. Une manière de rappeler que ce n’est pas parce que l’on veut traiter de questions ontologiques ou cosmologiques qu’il faut se débarrasser de la question de l’histoire coloniale et des politiques d’assimilation – ce qui a pourtant été beaucoup fait –, car cela n’a aucun sens et surtout dépolitise lesdites cosmologies.

Peux-tu préciser ce que tu entends par « cartographie accidentelle » ?

La démarche était de comparer nos mythologies respectives en repartant de la question de l’origine et de la création qui traverse toutes les grandes mythologies et religions. Si, chez nous, la création est pensée comme intentionnelle, au contraire, les mythes de création de ces peuples racontent toujours des histoires de rencontres accidentelles, de collision involontaire entre deux altérités qui créent dans leur rencontre un monde qui n’était pas prévu. C’est par exemple la figure du corbeau narrée dans ce récit mythique Tsimshian, dont les variantes sont très répandues sur la côte nord-ouest :

« Partout, c’était la nuit. L’obscurité était si impénétrable que Corbeau se cognait partout. Insatisfait de cet état du monde, il erra tant bien que mal jusqu’à la maison d’un très vieil homme, qui vivait à l’embouchure du fleuve Nass avec sa fille. Corbeau avait appris que ce dernier détenait la lumière du monde dans une toute petite boîte, cachée dans d’autres boîtes, et il avait bien l’intention de se l’approprier. Il resta longtemps à l’extérieur, se demandant comment s’y prendre pour entrer sans être inquiété. Il tâta les parois de la maison, mais ne trouva aucune ouverture discrète, il n’y avait que la porte d’entrée. Un jour, la jeune fille alla chercher de l’eau à la rivière, et Corbeau comprit que son occasion était arrivée. Il se changea en épine de pain et se laissa emporter par le courant, jusqu’à se retrouver dans le seau que la jeune fille remplissait. Corbeau lui donna si soif qu’elle but l’eau à grandes gorgées et avala l’aiguille de pin. Il se nicha alors confortablement au creux de son ventre, et se transforma une deuxième fois. Quelque temps plus tard, la jeune fille donna naissance à un nouveau-né d’étrange allure, doté de quelques plumes sur le corps et d’un regard vif et pénétrant. Le petit n’était autre que Corbeau lui-même. Il s’employa immédiatement à attendrir le grand-père pour gagner sa confiance, ce dernier finit peu à peu par céder à ses exigences. Lorsque Corbeau obtint enfin les boîtes contenant toute la lumière du monde, il s’en saisit immédiatement tout en se transformant à nouveau en corbeau, et s’envola par la cheminée. Si heureux du butin qu’il tenait dans son bec et de l’effet que la lumière produisait sous ses ailes alors qu’il survolait la terre, il ne fit pas attention à Aigle qui le pourchassait. En évitant de justesse ses serres crochues, il laissa malencontreusement tomber une bonne moitié de lumière, qui se brisa sur les rochers en une myriade d’éclats qui rebondirent jusqu’au ciel et l’étoilèrent. Aigle pourchassa toujours Corbeau, et ils volèrent comme ça jusqu’au bout du monde. Épuisé, Corbeau laissa choir le dernier morceau de lumière qui disparut sous les nuages. Quelques minutes plus tard, un astre aveuglant se leva à l’est, et ses rayons se répandirent partout aux alentours[3]. »

Le corbeau du mythe n’avait donc absolument pas prévu de dispenser la lumière sur le monde et de créer les formes. Il avait prévu de garder la lumière pour lui. C’était un individualiste fini, voleur, menteur, qui utilisait la métamorphose contre les autres. C’est en percutant un autre être que malencontreusement il laisse échapper la lumière sur le monde et que le monde advient. Ce type d’histoire revient constamment et oriente un panel de relations par la suite très différent du nôtre. L’idée de cartographie permet de dire qu’il y a un possible de relations qui sont formulées – aussi bien au Kamtchatka qu’en Alaska – notamment cette espèce de ré-hybridation, de dislocation des formes qui contient un fond mythique permettant d’appréhender ce qu’il se passe aujourd’hui. C’est ce qu’ils font au quotidien pour comprendre par exemple comment les animaux se comportent différemment.

Le retour à la forêt n’est alors possible que dans la mesure où un dialogue est repris, non seulement sur le plan de la prédation, mais également sur le plan mythique et onirique avec les animaux qui peuplent cette forêt. Or ce dialogue a été interrompu durant l’époque soviétique, les chamanes ont été décimés, les derniers sont morts dans les années 60. De sorte que ceux qui étaient censés médier, être les diplomates, les ponts entre les mondes visible et invisible, humain et non-humain ont disparu. Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est donc un ressaisissement par le collectif lui-même de la possibilité notamment de rêver, une possibilité informée par les récits mythiques qui relève d’un réapprentissage collectif et hétérarchique. En effet, ce que j’ai observé c’est que les formes dites hiérarchiques de relations au monde invisible périclitent dans le contexte d’un État qui périclite lui-même à la fin des années 80. De sorte qu’à ce moment-là, pour réinventer une manière de vivre, pour recommencer à vivre dans ce milieu, il faut retourner puiser dans les mythologies qui informent ce collectif depuis des milliers d’années, tout en transformant radicalement cette question du rapport au monde invisible par les rêves qui se passe définitivement de chamanes, ou alors tout le monde redevient un peu chamane. C’est un constat qui me paraît stimulant et qui permet de sortir des grands édifices théorico-historiques cataloguant les collectifs, car les formes et manières d’accéder au monde de l’invisible sont beaucoup plus malléables et flexibles que ce que l’on a pu en dire.

Peut-on parler d’un certain « désenchantement » dans ta description du rapport des Even au monde matériel « au service du chic et du cher[4] » ?

Effectivement, si j’avais voulu créer une forme pure, je n’aurais pas écrit cette partie. Or ma démarche est d’accepter de rester les deux pieds bien plantés dans les zones grises, d’être authentique sur la question de l’économie dans laquelle les Even sont pris et ont à composer. De ce choix de retour en forêt, on aimerait ne garder que la chasse, la pêche, le dialogue avec les animaux, les rêves, et on n’a pas envie d’entendre qu’ils sont braconniers. Sauf que c’est la réalité, c’est comme ça qu’ils mettent de l’essence dans les bateaux, qu’ils achètent de la farine, du tabac, du sucre. Cela ne signifie pas que s’il n’y avait pas cet argent ils ne survivraient pas, car très souvent il n’y a pas d’argent puisqu’il n’y a pas de saumon. J’en parlais avec Ivan il y a quelques jours sur WhatsApp parce qu’il était en ville, et cette année – lui ne dit pas que c’est à cause du changement climatique – il y a eu très peu de saumon, ce qui implique qu’il y a très peu de caviar et donc très peu d’argent. De même pour les zibelines. Tout cela est en train de s’effondrer, cette manière de gagner de l’argent ne va pas tenir bien longtemps, puis il n’y en aura plus. Ça aussi c’est la fin d’un monde, celle des produits de luxe extraits de la forêt tant qu’il y avait une forme de profusion et d’abondance.

Aujourd’hui ce n’est plus le cas, et on voit mal comment cela pourrait s’inverser. Il me paraissait donc important d’en parler, y compris dans la mesure où ce sont des choses qui peuvent nous être familières, par exemple comprendre qu’on peut ne pas être constamment cohérent, avoir des choses qui nous tiennent et en même temps faire parfois l’inverse de ce pour quoi on dit vivre. C’est un phénomène très humain, qui n’est pas propre à un collectif particulier, et que l’on peut observer dans nos propres vies. L’objectif de mon livre, c’est qu’il soit lu par mes contemporains, qu’il puisse résonner en eux, et pour ça il faut oser formuler les choses et non les garder sous le tapis, notamment ces questions économiques, parce que finalement cela rend les Even plus proches de nous et gomme le côté un peu facile de les enfermer dans une altérité pure.

Pour conclure, sur quels éléments clés de ton livre souhaites-tu revenir ?

L’un des chapitres clés est celui des cosmologies accidentelles, la question des mythes et des rêves qui montre que ce n’est pas malgré tout mais en réponse à la situation que ces formes de relations au monde non seulement n’ont pas disparues mais sont réinventées et, en étant réinventées, redeviennent un lieu de liberté politique. Mais une liberté politique qui passe par des modes d’existence différents et non par des discours politiques. Car de fait les Even n’ont pas de discours politique ni de pensée critique, ce qui témoigne d’un processus colonial totalisant le plus abouti qui soit. Ils votent Poutine, et Poutine adore le Kamtchatka qui vient condenser sauvagerie naturelle et poste avancé militaire, ce territoire le plus proche des États-Unis disposant de missiles nucléaires pointés dans cette direction.

L’enjeu est donc, une fois que l’on a fait le détour par la question coloniale et historique, et que l’on est revenu par la question de l’économie capitaliste actuelle et une manière de composer avec, de montrer qu’il existe aussi des réponses véritablement différentes des nôtres. Cela prend toute son ampleur dans l’ouverture du chantier de la dernière partie du livre qui pose la question du changement climatique. Précisément, comment cette question nous pousse et montre que nous n’avons pas forcément en occident les clés – hors de l’effondrisme ou de l’accélérationnisme progressiste – pour y répondre ou en tout cas l’aborder sous un angle différent. Or comme avec la question des rêves, des mythes et de la cartographie accidentelle, nous voyons que les Even ont une relation aux éléments totalement différente. Est-ce que ce type de conception peut venir infléchir, enrichir, transformer notre démarche très objectivante de penser les flux géophysiques ?

De cette rencontre des mondes, de deux mondes qui se collisionnent – y compris leur monde et le nôtre – quelque chose émerge, se crée, se réinvente auquel on n’avait pas réfléchi, notamment cette question de l’ethno-métaphysique des éléments. Je ne l’avais ni vu, ni pensé en amont. Je m’attendais par exemple à la question de la relation aux êtres vivants, aux mythes, mais l’idée qu’il puisse y avoir un déplacement de la frontière entre ce qui est vivant et non vivant, animé et non animé, et que cela puisse aller jusqu’à questionner ces flux, a émergé sur le terrain. Et comme on est toujours à réfléchir à des barrières ontologiques chez nous aussi, là en l’occurrence cette barrière ontologique est assez énorme. On touche à des formes de limite – si on reprend la terminologie descolienne – du naturalisme et c’est difficile à penser. Pour le dire autrement, cela ne cadre ni avec ce que j’avais pu lire dans le passé ni avec mes propres structures ontologiques, et j’ai envie que ce sujet devienne central dans la suite de mes travaux. Il va être intéressant, à un moment donné et en questionnant un objet précis, notamment ce que peuvent être des projets d’exploitation minière ou de transition, de travailler non seulement du point de vue de l’anthropologie, mais de réinventer un dialogue notamment avec des géophysiciens, des biologistes, des personnes qui travaillent les sciences de la terre, en portant une attention particulière à la manière dont sont pensés, formulés ces flux. Ce qui d’ailleurs contribuera à faire sortir l’anthropologie de la pure restitution culturelle.

Entretien[1] avec Nastassja MARTIN[2] réalisé par Marie REBEYROLLE et David PUAUD

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[1] Entretien réalisé le 23 septembre 2022.

[2] Laboratoire d’Anthropologie Sociale, EHESS.

[1] MARTIN N., 2016. Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, Paris, La Découverte.

[2] MARTIN N., 2022. À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, Paris, La Découverte.

[3] Ibid., pp. 111-112.

[4] Ibid., p. 185.