En quoi l’ordinaire constitue-t-il un axe central dans tes travaux ?
J’ai choisi un sujet peu orthodoxe pour ma thèse dirigée par Bernard Traimond, puisque j’ai travaillé sur les chroniques de l’ordinaire d’une famille, ma propre famille. C’est ce qui m’a permis d’axer mes recherches sur la question de l’ordinaire, de considérer que ce qui était échangé de façon banale constituait d’immenses ressources pour l’anthropologie. Bien sûr, avec une thèse comme celle-là, travaillant sur ma propre famille, je ne répondais pas aux critères des commissions universitaires et CNRS. J’ai donc eu une longue période de recherche en freelance qui, avec le recul, était passionnante. En effet, grâce à cette approche et cet intérêt porté à l’ordinaire constamment affinés, j’ai travaillé sur le monde de l’action sociale, auprès de travailleurs sociaux, d’éducateurs, sur des orphelinats, des dispositifs pour adolescents décrocheurs, sur le médicosocial aussi, avec toujours cette centration sur les étrangetés, les anomalies communicationnelles, une méthode héritée de l’ethnométhodologie américaine d’Harold Garfinkel et la sociologie d’Erving Goffman, mes deux soubassements théoriques.
Par la suite, en utilisant cette même approche, je me suis intéressé aux problématiques urbaines, à travers mon livre « Contre Télérama »[1], qui était une façon de réhabiliter le monde périurbain, le monde pavillonnaire, considérant que c’était une culture réelle et pas seulement des personnes aliénées. Depuis cette date, je travaille sur des thématiques urbaines, le monde rural, l’ancien monde rural, le monde hyper-urbain, le monde suburbain, ce qui m’a conduit à intégrer des écoles d’architecture, d’abord à Nantes puis à Versailles. Dans ce cadre, mon approche est celle de la ville à taille humaine, ma démarche est de produire une analyse théorique tout en respectant la taille humaine, c’est-à-dire sans créer des concepts hors sol dont s’emparent trop souvent les agences d’urbanisme ou les gouvernants qui ne questionnent pas le pouvoir négatif de ces concepts sur nos représentations de citoyens ni leur impact sur les enjeux d’émancipation.
Quel est ce pouvoir négatif des concepts que tu critiques ?
Je distingue concepts et catégories. Les catégories sont des mots que nous mobilisons au quotidien nous permettant de classer le monde qui nous entoure de façon relativement précise. Les concepts sont des mots que l’on nous impose. En effet, le problème est que le plus souvent les chercheurs, qui sont par ailleurs compétents, font preuve d’un défaut de scientificité en nous donnant des concepts sans nous expliquer comment ils parviennent à ces concepts. Je pense par exemple aux débats actuels sur nature et culture et les éventuels ponts entre les deux. Comment, à partir de l’enquête, parvenons-nous à remonter à ces concepts ?
Cela pourrait sembler une marotte de ma part, mais ça ne l’est pas du tout, parce qu’il y a un effet de lecture. En effet, en anthropologie on s’adresse à des lecteurs, et ces lecteurs vont consommer nos expertises. Or c’est très différent de consommer une forêt de concepts ou de consommer des concepts qui sont remis dans leur contexte de production, c’est-à-dire l’enquête et le récit de l’enquête qui mènent à cette phase théorique. Pour moi cela relève d’un devoir de rigueur qui n’est pas fait, parce que l’académisme est tel que domine ce pli qui consiste à rendre implicite cette phase de contextualisation de la recherche. C’est un véritable problème, d’autant plus que notre époque subit une crise généralisée de l’expérience, c’est-à-dire que nous ne pensons plus par nous-mêmes, n’expérimentons plus par nous-mêmes. L’expérience est fondamentale et nous n’y avons plus accès. Tous mes collègues qui ne raisonnent que par des concepts, sans dire comment ils sont produits, participent à leur corps défendant à cette crise de l’expérience. Là se crée d’ailleurs une contradiction et un véritable gâchis. Car l’anthropologie est la discipline qui se rapproche le plus de ce que j’appelle des situations, des situations ordinaires. Or qu’en faisons-nous ? Rien, si ce n’est des concepts, des systèmes conceptuels qui résument très bien le monde, mais qui d’une part vous être réutilisés par des gouvernants soucieux de simplifier les usages du monde, et qui d’autre part ne s’adressent pas véritablement à des lecteurs. Des lecteurs tétanisés face cette expertise du monde, puisqu’ils n’ont généralement pas le mode d’emploi qui va avec, ce qui de mon point de vue ramène à la question de l’émancipation.
C’est pourquoi je préfère me centrer sur des situations, situations de rue, dans un bus, situations urbaines. Par exemple, je travaille avec mes étudiants sur des situations à Versailles, et à partir de celles-ci, l’enjeu est de décrire toutes les interactions à l’œuvre, y compris de celui ou celle qui observe. Il est de produire des questionnements subtils comme en philosophie, ce qui de facto induit de renoncer à toute représentativité. Les philosophes nous disent que l’enjeu n’est pas de découvrir les secrets de la mort ou de la vérité, il est d’arriver à poser des questions suffisamment pertinentes et subtiles. Pour moi c’est aussi le rôle des sciences humaines de partager des questionnements avec des lecteurs, des questionnements très précis plutôt que des concepts qui laissent à distance à la fois ceux qui sont observés et les lecteurs.
Or force est de constater que le pli de l’académisme fait qu’aujourd’hui nous pouvons évidemment faire une ethnographie rigoureuse en immersion, sauf que les réponses à appels d’offre attendues ne sont pas des descriptions denses, comme disait Clifford Geertz, mais des synthèses conceptuelles, ou pour le dire un peu abruptement, du scientisme.
Pour être simple à comprendre il faudrait donc utiliser des concepts et exclure l’expérience ?
Ce qui est simple à comprendre est effectivement ce qui participe de cette crise de l’expérience, de la possibilité de Zemmour qui n’en est qu’un épiphénomène, ou du complotisme qui est également le fruit d’un défaut d’expérience. Ce simple à comprendre correspond à tout ce qui est produit par un défaut d’expérience. Prenons l’exemple de trois de mes étudiantes versaillaises qui sont allées à la « Colline du crack » à La Chapelle. Elles y étaient passées deux ou trois fois, pensaient qu’il n’y avait jamais de femmes et se demandaient pourquoi. Elles ont donc voulu vérifier et se sont vite rendu compte que ce n’était pas du tout la réalité dont on leur parlait, que ce n’était pas des espèces de personnes dégénérées en fin de vie. C’était des migrants qui avaient à peu près leur âge, clandestins qui essayaient de trouver un peu de réconfort ici, avec qui elles ont fini par parler. Donc la violence était présente, mais pas de la façon stéréotypée dont les chaînes d’info la présentent. Et puis elles ont passé un après-midi à rencontrer des trajectoires de vie, à croiser des regards, à échanger des paroles. Elles sont donc revenues en disant que la réalité n’avait rien à voir avec cette expression de « Colline du crack », une expression d’épouvante. Elles ont aussi découvert qu’il y avait des femmes. Elles ont discuté avec des dealers et ont réalisé que ce n’était pas seulement des méchants ignobles mais aussi des repères, les derniers repères dans un monde totalement livré à lui-même, comme les commerçants du quartier. Or ne serait-ce que dire cela est devenu aujourd’hui inaudible.
Pour revenir à Zemmour ou au complotisme, ils sont des exemples de crise de l’expérience dans la mesure où ils nous proposent une solution clés en main qui en période de confinement tombe très bien – on peut parler d’effet d’aubaine –, consistant à penser à notre place et nous donner des mots faciles à comprendre, mais qui relèvent aussi d’une dialectique, d’un enchaînement de concepts. Par exemple, la théorie du grand remplacement que défend Zemmour repose avant tout sur des concepts. Il existerait une culture européenne historiquement constituée, chrétienne comme l’a rappelé Nadine Morano, puis nous aurions des espèces de chevaux de Troie qui entreraient et viendraient nous supplanter, détruire cet héritage et l’intégrité de cette culture. Or si je me représente ces images, je ne vois que des concepts, je n’ai à aucun moment de clés pour penser réellement ces choses. Parce que, où que j’aille, si je décide de rencontrer vraiment une personne qui est migrante actuellement, le risque est que je m’attache à cette personne, que je comprenne sa trajectoire de vie. La meilleure façon de déjouer Zemmour c’est donc simplement de faire des rencontres, de renouer avec l’expérience, et c’est aussi le risque le plus important qui pèse sur sa théorie, même si la société spectaculaire marchande joue totalement pour lui. Autrement dit, le seul vrai risque pour Zemmour c’est l’expérience, c’est renouer avec une expérience ordinaire qui permet de comprendre la sophistication d’une situation, par exemple celle de cette personne qui vient d’Érythrée, qui est peut-être architecte ou paysan ou que sais-je, et qui subitement s’est incarnée.
Le complotisme, lui, est plus axé sur les réseaux sociaux, mais le processus mental et psychologique reste le même que Zemmour, ce dernier étant une sous-catégorie du complotisme. Quant à ce qu’on appelle généralement le populisme, il a des correspondances claires avec le complotisme, et s’est également mué avec les réseaux sociaux. Je l’analysais dans l’une de mes enquêtes « La crise commence où finit le langage »[2], précisant dans la postface que les réseaux sociaux sont comme une prothèse de communication. Quand on parle réellement à quelqu’un, on utilise des embrayeurs contextuels disent les linguistes pragmatiques, c’est-à-dire des mots qui permettent de passer d’un contexte à un autre, et c’est comme cela que l’on se reconnaît. Si par exemple nous parlons à quelqu’un dans la rue, il va nous falloir utiliser des embrayeurs contextuels, au risque sinon de passer pour fou.
Avec les réseaux sociaux, l’invention géniale de Zuckerberg et de ses ingénieurs a été d’imaginer sur Facebook des fonctionnalités qui miment ces embrayeurs contextuels, qui miment une possibilité déictique, c’est-à-dire une façon de se référer à des contextes. C’est cela qui est troublant sur les réseaux sociaux, cette impression d’être dans la vraie vie, dans une vraie vie, et c’est pour ça que ça marche, ce qui n’était pas le cas des premières versions avant Facebook qui ne marchaient pas car elles n’utilisaient pas ces fonctionnalités mimant la vie. Ce qui est également assez troublant et que j’ai analysé, c’est qu’en 2008, avec la crise économique, Twitter et Facebook augmentent de 300% leurs revenus et se mettent en même temps au goût du jour en termes techniques, dans une période où nous sommes déconnectés de ce qui nous arrive, parce que c’est la crise économique, que personne ne sait vraiment ce que c’est, et qu’en même temps tout le monde en parle. C’est dans ce contexte que les réseaux sociaux ont complètement explosés et sont devenus hégémoniques. Grâce à eux, Zemmour donne le sentiment d’avoir un discours incarné. La ruse du concept, parce que Zemmour ce n’est que du concept, sa ruse ultime c’est de se faire passer pour de la réalité et pour de l’expérience.
De quelle manière l’écriture contribue-t-elle à perturber les représentations et restituer l’ordinaire ?
Il y a quelque chose d’étrange dans mon parcours, car mes enquêtes sont lues comme des romans. Bien sûr si l’on me considère comme un écrivain cela ne me dérange pas au contraire. Quant à perturber les représentations, je pense que c’est justement lié à la manière de restituer l’ordinaire, c’est-à-dire qu’il y a aujourd’hui une vraie question formelle à se poser, à l’opposé des conventions du monde académique hyper normées.
Le livre lui-même devient moins évalué – puisque tout s’évalue depuis une décennie –, et a en tant que tel beaucoup moins de valeur qu’il n’en a eue. Cette façon de renier l’importance du livre c’est aussi une façon de renier l’importance de l’écriture. Or la seule façon de rendre compte des situations ordinaires c’est de se mettre à l’écriture. Quand je relisais les premières moutures de ma thèse en 1996, c’était très maladroit. Depuis j’ai beaucoup travaillé sur la manière dont je pourrais restituer par l’écriture ce foisonnement de vie qu’est la vie ordinaire. Et puis parfois il n’y a pas de foisonnement de vie parce que la situation est plus calme. Comment pourrais-je restituer ces changements de temporalité et toutes ces interactions ? C’est une question formelle dont la réponse se trouve en travaillant sur le texte lui-même. Comment vais-je restituer les dialogues, parce qu’il faut toujours laisser parler les personnes c’est le principe même, et ces paroles ne peuvent pas être enchâssées dans la théorie ? Donc comment vais-je restituer les paroles, comment les inscrire dans la page par rapport au corps du texte ? Faut-il les mettre au début si l’on considère que c’est important ? Ces questions techniques sont passionnantes. Et c’est un problème parce qu’à l’université nous n’apprenons pas aux étudiants à écrire. On considère que c’est implicite. Les étudiants se disent « on va écrire comme les sciences humaines ». On préjuge que c’est une façon d’écrire. En fait non. Je milite pour l’idée qu’à chaque situation correspond une façon d’écrire qui nécessite un parti pris. « Contre Télérama », c’était des petits paragraphes assez brefs qui constituaient des chapitres comme autant de pavillons de la zone périurbaine. On peut décliner ce procédé pour toutes les situations, et je me pose maintenant systématiquement la question. Par exemple, pour « Laura »[3], cette femme qui devient Gilet jaune, cela se concrétise dans le monologue interne du narrateur et les collisions de ce monologue interne avec le dialogue. Or c’est une question que les anthropologues se posent peu ou pas.
Parallèlement, on constate souvent des difficultés à écrire de la part des étudiants généralement dues à un flottement de la compréhension de la situation. Mais il existe aussi une injonction paradoxale dans les écoles doctorales. Je le vois à travers les thèses que j’encadre ou même les masters. Il ne faut pas dire « je » mais « nous », et en même temps sur le terrain on ne ressent que du « je ». Comment alors peut-on écrire avec de telles injonctions à la base ? Et cela vaut en particulier sur les sujets de migration ou de santé. L’observateur doit s’effacer. Il y a une façon de dire « je » qui est au début, comme une espèce de préambule, où l’on considère que oui on était en immersion et oui on a souffert. Ensuite, on passe au diagnostic, qui lui implique que la petite souffrance bourgeoise de l’observateur, face à la souffrance non-bourgeoise de ceux qui sont observés, n’a pas d’importance. Ce qui est gênant puisque la souffrance, l’angoisse d’être face à des personnes différentes, c’est au contraire ce qui permet de comprendre véritablement tout au long du diagnostic les situations et les ambivalences de ces situations, et qui surtout permet au lecteur de s’identifier et de renouer avec une expérience.
Ce que j’observe, ce sont des tournants ontologiques dans notre discipline qui ont tendance à ne plus du tout considérer le « je ». C’est par exemple l’anthropologie de Philippe Descola, qui est une ontologie des modernes face à quatre autres ontologies qui sont celles des autres peuples. Il y a peu de place pour le « je » dans ce type d’approche. Ou s’il y en a c’est au début de « Par-delà nature et culture » où Philippe Descola nous explique qu’il a vraiment rencontré l’un des Achuar dont il parle. C’est un procédé qu’avait démonté Geertz il y a longtemps, qui est l’effet « j’y étais ». C’est-à-dire qu’on montre qu’on était sur son terrain, puis on passe à l’ontologie. De sorte que puisque l’anthropologie aujourd’hui c’est Philippe Descola – quand on invite un anthropologue sur France Culture c’est lui qu’on invite –, j’en déduis que la tendance dominante est d’en rester à un « je » de préambule, et d’exclure un « je » continu, le « je » de l’expérience.
Bien sûr, il existe plusieurs façons de faire de l’anthropologie aujourd’hui. Cela dit, si l’on veut répondre à un appel d’offre, il est très difficile de faire quelque chose qui affirme ce « je », ou alors on est dans la littérature comparée. Ce qui est demandé, c’est de l’anthropologie des virus, de la biologie, une anthropologie qui laisse très peu de place à l’expérience, alors même que c’est une sorte de contresens. Parce qu’un biologiste par exemple, s’il commet une erreur dans une manipulation, va noter très précisément tout ce qu’il produit, y compris les erreurs qu’il commet afin justement de ne pas les reproduire. Il rédige donc un compte rendu très précis intégrant sa présence puisque c’est lui qui tient l’éprouvette. De la même façon, si l’anthropologie veut copier les sciences dites dures, les sciences de la nature, il lui faut au moins en copier les protocoles d’enquête, qui sont des protocoles de précision dans lesquels le « je » joue un rôle.
Pourquoi faire le choix de la fiction ?
« Plexiglas mon amour », comme « Laura » sont des fictions parce que je les ai écrits en période de crise. Adorno disait que nous sommes toujours entre deux chocs. Ce qui caractérise la modernité c’est de nous maintenir, nous citoyens, entre deux chocs. Lui parlait de la seconde guerre mondiale, mais aujourd’hui nous sommes entre les attentats terroristes, les lois Vigipirate des attentats terroristes, et la crise sanitaire, autant de situations qui visent à établir une société de contrôle. Du coup la fiction s’imposait pour « Plexiglas mon amour » bien sûr parce que l’enquête devenait très compliquée, mais aussi et surtout en réaction à cette période.
Je l’ai écrit pendant l’un des confinements, avec une fin que je voulais en forme d’anticipation ou de science-fiction, parce que l’époque aussi était nimbée de cette ambiance de dystopie. C’est une trame que j’ai empruntée à un roman d’Emmanuel Bove « Le piège »[4]. Il y raconte l’histoire d’un homme qui veut passer du côté du Général de Gaulle durant la seconde guerre mondiale. Il est à Vichy pendant l’occupation, il essaie d’aller de cabinets ministériels en cabinets ministériels, puis il finit par se perdre. Il ne sait plus qui peut l’aider et qui va l’enfoncer. Et son épouse – c’est un livre assez misogyne de Bove –, qui à chaque fois veut l’aider, l’enfonce toujours un peu plus. La fin est catastrophique. C’est pourtant aussi une histoire d’amour, puisque lui attend une espèce de sauvetage de la part de sa femme qui va venir l’aider et qui peut-être constitue aussi la condition de sa déchéance. Cette trame m’a permis d’articuler la mienne, même si c’est très différent ensuite, sans l’être tant que cela non plus puisqu’il existe des similitudes avec l’occupation.
Certes, les temporalités s’accélèrent de plus en plus et l’on ne se souvient pas vraiment de ce que l’on a fait en 2020. On oublie que l’on a été avec nos laisses à un kilomètre, puis trois, puis dix kilomètres. Tout cela est passé très vite. Reste que cette société de contrôle fait que nous devenons chacun l’auto-administrateur de notre corps et de celui du voisin. Si quelqu’un ne porte pas son masque dans le tram, je suis légitime pour le lui faire remarquer. On ne peut plus vraiment avoir confiance en ses proches dans cette société où chacun s’observe, se surveille mutuellement. Il existe ainsi certaines similitudes, évidemment pas sur le contenu historique, mais sur les formes d’interactions qui naissent. C’est ce que décrit merveilleusement Emmanuel Bove. Ces bureaux glacés où une personne peut apparemment vous aider et en réalité non, parce que vous avez parlé d’une façon qui ne correspondait pas exactement à ce qui était attendu. De nombreuses similitudes anthropologiques surgissent. La société de contrôle telle que l’avait pensée Michel Foucault s’exerce actuellement pleinement, et on assiste à une standardisation de l’expérience dans la mesure où nous avons tous les mêmes critères assez réducteurs pour nous autoévaluer à travers le pass, les tests ou les gestes barrières.
Dans « Plexiglas mon amour », pourquoi évoques-tu ta rencontre avec un personnage survivaliste, Kevin, qui résiste en forêt à cette société de contrôle ?
Il existe de nombreux « Kevin en forêt » qui ont toute liberté pour évoluer. Le problème de la crise de l’expérience c’est que les urbains se sont totalement déconnectés des Kevin, notamment faute d’expériences communes. La première partie du livre est réelle, il s’agit d’un « vrai » Kevin, un ancien ami d’université. Jusqu’à mi-parcours, ses propos ont réellement été enregistrés. Ensuite, quand je développe l’action, j’invente les paroles. Kevin a une haine du col blanc, de l’urbain, de l’intellectuel qui est selon lui vulnérable parce que celui qui pense se rend vulnérable. Pour lui celui qui vit en ville ne sait rien faire, car il faut savoir faire un feu, tuer du gibier… De plus, chez les survivalistes, cette réconciliation avec l’expérience ne peut pas être exprimée émotionnellement, car toute émotion est une forme de vulnérabilité. Il faut donc garder une discipline, le contrôle de soi, et ne pas montrer sa peur ni sa joie, ne pas faire preuve d’humour ni adhérer à des idéologies, car c’est une forme de vulnérabilité et de relâchement. Il y a là quelque chose d’assez mortifère et en même temps une expérience pleine avec la nature.
Au départ du livre, on perçoit le regard condescendant du chercheur qui retrouve son ami en forêt, puis au fur et à mesure on ressent une sorte d’empathie mutuelle. C’était très important pour moi de rendre compte de ce changement de position, car durant la phase ethnographique du livre j’ai vécu ce revirement, c’est-à-dire qu’au début j’ai pris de haut Kevin, que je considérais comme un pauvre aliéné addictif parti dans une secte. Puis j’ai réalisé que ce qu’il disait est tout sauf stupide. Son long monologue sur les magasins de bricolage qui ne vendent plus de tuiles, c’est quand même un grand moment de survivalisme conscient. L’enjeu c’est de poser des questions subtiles à partir d’ambivalences qui existent spontanément dans les situations.
Que penses-tu du climat autour des élections présidentielles à venir ?
La constitution de 1958 a indéniablement été faite pour le Général de Gaulle. Elle privilégie uniquement les têtes de gondole. Il s’agit de s’emparer des thèmes de campagne, tels que l’insécurité, et de les articuler à une rhétorique de concepts devant être absolument utilisés. En termes de capacité des citoyens à renouer avec l’expérience c’est une « catastrophe de phrases creuses » comme disait Karl Kraus. Personne ne sait à quoi renvoient les concepts évoqués, mais une vague impression de réalité se cache derrière eux. Certains se démarquent un peu, je pense à François Ruffin qui fait remonter une expérience de terrain dans une démarche de militantisme et de combat. Mais la plupart des politiciennes et politiciens sont très forts pour donner l’impression qu’ils ont fait l’expérience du peuple, ce qui relève d’une fiction théorique totale.
Dans « Anthropologie de l’ordinaire »[5], les oubliés de la classe moyenne que tu évoques sont-ils proches des Gilets jaunes ?
Comme beaucoup j’ai été surpris par le mouvement des Gilets jaunes, même si le diagnostic avait été plus ou moins fait avec mes collègues autour de nos recherches sur le péri-métropolitain, ces territoires qui ne dépendent plus des villes culturelles. Le constat était de dire que des personnes étaient en situation de déprise, ce qu’avait montré Christophe Guilluy[6] de façon un peu caricaturale en décrivant les urbains comme des cosmopolites, et les habitants des anciennes ruralités comme des petits blancs racistes, ce que je trouve très injuste. En revanche, le diagnostic sur les éléments moteurs de cette crise avait été posé. À Bordeaux, une ville bourgeoise habituellement très calme, cela a été particulièrement frappant. Les banques et tout ce qui représentait de la valeur ont été saccagés par des Gilets jaunes ou des infiltrés. Or Bordeaux est une ville qui a entrepris un processus de relégation sociale intensif. Les anciennes classes populaires, habitant auparavant sur les anciennes couronnes de Bordeaux, ont été déplacées à 50 kilomètres, dans des villes qui pourraient d’ailleurs être considérées comme agréables pour des urbains. Reste qu’au quotidien, ce sont des endroits où il y a de moins en moins de boulangeries, où l’hypermarché est à la sortie de la ville, et où les habitants ont le sentiment de ne pas être dans la France qui gagne.
Quelle est ta perception de la sémantique déployée autour de la pandémie ?
Cette sémantique a son importance. Par exemple le choix du mot « pass » renvoie à une dimension de liberté – cela nous permet d’accéder à – qui rend sexy des outils en réalité très coercitifs, même si on peut juger par ailleurs qu’ils sont nécessaires. Par exemple aussi, le terme de « résilience » me semble un éteignoir total. Il recouvre une somme d’expériences multiples dont il ne dit rien. Car après tout pourquoi faudrait-il faire preuve de résilience et non pas de résistance ? Relevant du registre managérial, il est destiné aux « premiers de cordée », et vise à maintenir une société la plus productiviste possible, ce qui avec la meilleure volonté pourrait le rendre suspect. Il définit également qu’il y aurait de bonnes et de mauvaises émotions, les bonnes étant celles qui, comme le disait Erving Goffman, nous permettent de faire la preuve de notre santé mentale en public. Enfin ce terme de résilience a un côté parodique, puisqu’il repose sur une autosuggestion, celle de croire dans le pouvoir de ce mot par le pouvoir de ce mot, autrement dit par conditionnement et non par expérience.
C’est la force magique de ce concept, mais qui est plus une injonction brutale qu’une transition harmonieuse. Une injonction qui n’est malheureusement pas isolée si l’on se réfère au dernier « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » (DSM) qui recense certaines formes de colère. Or une société qui ne tolère plus la colère est dans un tri sélectif des émotions, ce qui à mon avis pose problème. Je pense que ce qui caractérise notre époque, au même titre que la crise de l’expérience, c’est la difficulté à travailler la négativité du monde social. Dans mon anthropologie de l’ordinaire, je m’intéresse surtout à ce qui flanche, à une communication qui vacille, à la négativité comme un outil méthodologique et non une valeur en soi.
Pour réaliser cette anthropologie de l’ordinaire, comment travailles-tu tes matériaux de terrain ?
À nouveau c’est l’analyse des situations. Par exemple, lorsque l’on travaille avec des personnes Roms ou des jeunes en Seine-Saint-Denis, assez rapidement des ambivalences apparaissent. Ce qui est alors intéressant, c’est de montrer les ambiguïtés, puis de les faire sortir de l’interprétation conceptuelle qui en fait des groupes assez homogènes. De la sorte, à travers les situations, on se rend compte que ces personnes peuvent être désagréables, irrespectueuses, et on produit des récits de vie dans toute leur ambivalence. Comme disait Baudelaire, « assassinons les pauvres ». Décrire le plus finement possible les situations, c’est vraiment ça. Il s’agit de restituer des paroles tel ce directeur d’un centre d’orphelinat qui dit : « J’en ai marre, je n’en peux plus. Je veux faire une école d’art, je veux voir du beau ! ». La souffrance des enfants qu’il accompagne, personne ne la conteste, simplement ces récits de vie apparaissent dans un contexte un peu plus large où l’on comprend la situation des adultes référents de manière un petit peu plus sophistiquée. Sophistiqué c’est le terme qui me semble le plus juste pour décrire des situations. Il s’agit de décrire les ambivalences. Ce directeur de centre par exemple existe dans son immense générosité et son sas où il rêve d’un tableau du Caravage. Pour les éducateurs, que ce soit en centre pour migrants ou en orphelinat, les sas de décompression dans les couloirs sont également centraux. Comme le dit Erving Goffman, la plaisanterie est une manière de délester la situation de sa gravité. Par la description de situations émergent en guise d’expertise des questions subtiles qui restituent ces ambivalences et amènent à un questionnement plus qu’à des expertises systémiques closes.
Pour conclure, sur quels terrains souhaites-tu te centrer aujourd’hui ?
Mes enquêtes actuelles portent essentiellement sur les anciens mondes ruraux. Est-ce que le modèle urbain est encore un modèle viable ? Les modèles de densification, de réussite économique ne charrient-ils pas plus de problèmes qu’ils n’en résolvent ? Il m’arrive souvent d’aller dans une vallée des Pyrénées où récemment j’ai parlé avec un berger qui m’expliquait que ses moutons étaient tués par des ours slovènes dont le projet de réintroduction avait été pensé depuis les villes. En un quart d’heure, il m’a expliqué l’absurdité de la situation. À chaque fois qu’il a un mouton mangé par un ours il touche 500€, sauf qu’il doit aller dans les alpages à 2 000 mètres et ramener la bête morte jusqu’au village pour obtenir l’argent. Par ailleurs, il a pensé à utiliser des Patous, ces gros chiens des Pyrénées. Mais les Patous ne font pas la différence entre des ours et des touristes, et ils mangent donc les touristes. C’est toujours intéressant de mesurer cette différence d’échelle du local et du global, et évidemment il faudrait donner la parole aux différentes communautés impliquées qui sinon ne se comprennent pas, car il y a ceux qui expérimentent en local, mais l’expérience se joue aussi au plan de l’Union européenne et des cabinets ministériels.
Cet exemple illustre la crise de l’expérience dans laquelle se joue une crise des expériences entre elles, des expériences mutilées, comme disait Adorno. En tant qu’anthropologue, c’est ce sur quoi je souhaite continuer de travailler, ces conflits, registres conflictuels et échelles d’expériences que donnent à voir les situations ordinaires, dans leur sophistication et dans l’élaboration de questionnements qu’elles nécessitent.
Entretien[1] avec Éric CHAUVIER[2] réalisé par Marie REBEYROLLE et David PUAUD
[1]Entretien réalisé le 22 décembre 2021.
[2]École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles.
[1]CHAUVIER E., 2011. Contre Télérama. Paris, Allia.
[2]CHAUVIER E., 2009. La crise commence où finit le langage. Paris, Allia.
[3]CHAUVIER E., 2020. Laura. Paris, Allia.
[4]BOVE, E., 1945. Le piège. Paris, Flammarion.
[5]CHAUVIER E., 2011. Anthropologie de l’ordinaire. Une conversion du regard. Paris, Anacharsis.
[6]GUILLY C., 2014. La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion.