L’abécédaire de Monique Wittig de A comme Amazones à Z comme Zéro. 

Mai 1968 : commence le plus grand mouvement de grève ouvrière de l’histoire de France. Les occupations d’usine se multiplient spontanément et les étudiants insurgés rêvent, sur fond de guerre impérialiste au Vietnam, d’opérer une jonction pour tourner la page du capitalisme. Mais si les femmes sont partout, elles restent politiquement invisibles : un rendez-vous manqué. Monique Wittig, alors âgée de 32 ans, en est. Elle constate sans délai l’hégémonie masculine au sein des mouvements de lutte et publie l’année suivante son deuxième roman, le plus connu à ce jour : Les Guérillères. Ou, selon ses propres mots, un « poème épique ». Il conte — superbement — la vie de femmes vivant et résistant en communauté. « Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence », peut-on y lire ; ce changement passera, pour la romancière et théoricienne, par la création ou la participation à diverses organisations féministes, et plus spécifiquement lesbiennes — on se souvient des Gouines rouges. Et par la langue, aussi. Wittig disparaîtra aux États-Unis, en 2003, après avoir pris soin de ranger « la-femme » au rayon des concepts obsolètes. Une esquisse en 26 lettres de la pensée de cette figure du féminisme matérialiste.

Amazones : « Parmi les amazones il n’y avait pas de femmes identifiées comme femmes, c’est-à-dire comme fonction, c’est-à-dire comme mères. Elles n’ont donc jamais accepté le néologisme femme. Pour elles, elles restaient des amazones, des guerrières, des amantes. » (Brouillon pour un dictionnaire des amantes (avec Sande Zeig), entrée « Femme », Grasset, 1976)

Biologique : « Elles disent, ils t’ont tenue à distance, ils t’ont maintenue, ils t’ont érigée, constituée dans une différence essentielle. Elles disent, ils t’ont, telle quelle, adorée à l’égal d’une déesse, ou bien ils t’ont brûlée sur leurs bûchers, ou bien ils t’ont reléguée à leur service dans leurs arrière-cours. Elles disent, ce faisant, ils t’ont toujours dans leurs discours traînée dans la boue. Elles disent, ils t’ont dans leurs discours possédée violée prise soumise humiliée tout leur saoul. Elles disent que, chose étrange, ce qu’ils ont dans leur discours érigé comme une différence essentielle, ce sont des variantes biologiques. Elles disent, ils t’ont décrite comme ils ont décrit les races qu’ils ont appelées inférieures. Elles disent, oui, ce sont les mêmes oppresseurs dominateurs, les mêmes maîtres qui ont dit que les nègres et les femelles n’ont pas le cœur la rate le foie à la même place qu’eux, que la différence de sexe, la différence de couleur signifient l’infériorité, droit pour eux à la domination et à l’appropriation. » (Les Guérillères, Éditions de Minuit, 1969)

Catégorie de sexe : « Si les femmes sont très visibles en tant qu’êtres sexuels, en tant qu’êtres sociaux elles sont totalement invisibles et en tant que tels, elles doivent se faire aussi petites que possible et toujours s’en excuser. Il suffit de lire les interviews de femmes exceptionnelles dans les magazines pour entendre leurs excuses. Et de nos jours encore, les journaux rapportent que deux étudiants et une femme, ou deux avocats et une femme, ou trois voyageurs et une femme ont été vus faisant ceci ou cela. Car la catégorie de sexe est la catégorie qui colle aux femmes parce qu’elles ne peuvent pas être conçues en dehors de cette catégorie. » (« The Category of Sex », Feminist Issues, vol. II, n° 2, 1982, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Désir : « Dans le discours officiel sur la sexualité qu’est devenue la psychanalyse aujourd’hui, le désir est l’instinct, qui fait que toute personne quelle qu’elle soit désire les rapports hétérosexuels comme seule satisfaction sexuelle […] possible. […] Si le désir pouvait se libérer, il n’aurait rien à voir avec le marquage préliminaire par les sexes. L’homosexualité est le désir pour une personne de son propre sexe. Mais c’est aussi le désir pour quelque chose d’autre qui n’est pas connoté. Le désir est résistance à la norme. » (« Paradigmes », dans G. Stambolian et E. Marks (éd.), Homosexualities and French Literature, Cornell University Press, 1979, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Esclavagisation : « L’hétérosexualité est le régime politique sous lequel nous vivons, fondé sur l’esclavagisation des femmes. » (Introduction à La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Femmes : « Qu’est-ce que la-femme ? Branle-bas général de la défense active. Franchement, c’est un problème que les lesbiennes n’ont pas, simple changement de perspective, et il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la-femme n’a de sens que dans le système de pensée et le système économique hétérosexuel. Les lesbiennes ne sont pas des femmes. » (« La Pensée Straight », Questions féministes, n° 7, 1980, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Grammaire : « La dénomination femme disparaîtra sans aucun doute de la même manière que disparaîtra la dénomination homme avec la fin de l’oppression/exploitation des femmes en tant que classe par les hommes en tant que classe. L’humanité doit se trouver un autre nom pour elle-même et une autre grammaire qui en finirait avec les genres, l’indice linguistique d’oppositions politiques. » (« Paradigmes », dans G. Stambolian et E. Marks (éd.), Homosexualities and French Literature, Cornell University Press, 1979, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Héroïques : « Il nous faut, dans un monde où nous n’existons que passées sous silence, au propre dans la réalité sociale et au figuré dans les livres, il nous faut donc, que cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir comme de nulle part, être nos propres légendes dans notre vie même, nous faire nous-mêmes êtres de chair aussi abstraites que des caractères de livre ou des images peintes. C’est pourquoi il nous faut, à l’époque où les héros sont passés de mode, devenir héroïques dans la réalité, épiques dans les livres. » (« Le point de vue, universel ou particulier », Avant-note à La Passion de Djuna Barnes, Flammarion, 1982, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Idée de nature : « Nous avons été forcées dans nos corps et dans notre pensée de correspondre, trait pour trait, avec l’idée de nature qui a été établie pour nous. Contrefaites à un tel point que notre corps déformé est ce qu’ils appellent naturel, est ce qui est supposé exister comme tel avant l’oppression. Contrefaites à un tel point qu’à la fin l’oppression semble être une conséquence de cette nature en nous, une nature qui n’est qu’une idée. » (« On ne naît pas femme », Questions féministes, n° 8, 1980, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

J/e : « J/e est le symbole de l’expérience vécue et déchirante que constitue m/on écriture, de cette coupure en deux qui, dans toute la littérature, est l’exercice d’un langage qui ne m/e constitue pas comme sujet. J/e pose la question idéologique et historique des sujets féminins. […] La barre dans mon j/e est un signe d’excès. Un signe qui aide à imaginer un excès de je, un je exalté dans sa passion lesbienne, un je si puissant qu’il peut se saisir de l’ordre hétérosexuel dans les textes et lesbianiser les héros de l’amour, lesbianiser les symboles, lesbianiser les dieux et les déesses, lesbianiser le Christ, lesbianiser les hommes et les femmes. » (« Some Remarks on The Lesbian body », dans N. Shaktini (éd.), On Monique Wittig : Theoretical, Political, and Literary Essays, University of Illinois Press, 2005 [nous traduisons])

Kaléidoscope : « [Le pronom] on a été pour moi la clef qui m’a donné l’accès à un langage dont rien (et surtout par le genre) ne vient troubler l’usage et l’exercice, comme ça se passe dans l’enfance quand les mots sont magiques, quand les mots brillants et bigarrés sont secoués dans le kaléidoscope du monde, opérant toutes sortes de révolutions dans la conscience au fur et à mesure qu’on les secoue. » (« The Mark of Gender », Feminist Issues, vol. V, n° 2, 1985, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Lesbos : « La manifestation la plus formelle de la culture lesbienne s’est produite au VIe siècle avant notre ère, à Lesbos, d’où son nom. […] Je sais qu’il est extrêmement imprudent de jouer avec des hypothèses concernant une époque aussi éloignée. […] Mais il n’y a aucun doute, une guerre a été entreprise contre le lesbianisme. La destruction systématique des textes issus de cette culture, la clandestinité dans laquelle elle a été plongée en atteste. […] Quelle est donc cette réelle menace que représentaient les lesbiennes ? Elles étaient la preuve que les femmes ne sont pas nées les domestiques naturelles des hommes. Mieux encore, elles étaient la preuve que les sociétés non hétérosexuelles sont concevables et qu’il n’existe pas de norme pour la constitution d’une société. » (« Paradigmes », dans G. Stambolian et E. Marks (éd.), Homosexualities and French Literature, Cornell University Press, 1979, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Masculinisation : « La direction vers laquelle j’ai tendu avec ce elles universel n’a pas été vers la féminisation du monde (sujet d’horreur aussi bien que sa masculinisation) mais j’ai essayé de rendre les catégories de sexe obsolètes dans le langage. […] Ce qui veut dire que la tendance actuelle (comme dans écrivaine adopté récemment) me paraît non pas aller vers un dépassement des genres comme il est souhaitable si on veut les voir abolir, mais […] aller vers son renforcement. » (« The Mark of Gender », Feminist Issues, vol. V, n° 2, 1985, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Naturel : « Aujourd’hui […] race et sexe sont appréhendés comme une donnée immédiate, une donnée sensible, un ensemble de traits physiques. Ils nous apparaissent tout constitués comme s’ils existaient avant tout raisonnement, appartenaient à un ordre naturel. Mais ce que nous croyons être une perception directe et physique n’est qu’une construction mythique et sophistiquée, une formation imaginaire qui réinterprète des traits physiques […] à travers le réseau de relations dans lequel ils sont perçus. (Ils/elles sont vus noirs, par conséquent ils/elles sont noirs ; elles sont vues femmes, par conséquent elles sont femmes. Mais avant d’êtres vu(e)s de cette façon, il a bien fallu qu’ils/elles soient fait(e)s noir(e)s, femmes). » (« On ne naît pas femme », Questions féministes, n° 8, 1980, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Opoponax : « Le projet de l’Opoponax était de travailler autour de ce que j’appellerai un pronom indéfini (non marqué par le genre) avec un thème, l’enfance, qui se prête bien […] à l’apprentissage d’une forme qui soit au-delà des genres. D’un point de vue philosophique, ce procédé très lourd, massif dans son application, m’a permis de faire tendre au général, à l’universel pour tout un groupe qui, dans le langage, est relégué à une sous-catégorie. Avec ce pronom qui n’a ni genre ni nombre, je pouvais situer les caractères du roman en dehors de la division sociale des sexes et l’annuler pendant la durée du livre. » (Le Chantier littéraire (1986), Presses universitaires de Lyon, 2010)

Piège : « En 1949, Simone de Beauvoir détruisait le mythe de la femme. Il y a dix ans, nous nous mettions debout pour nous battre pour une société sans sexes. Aujourd’hui, nous revoilà prises au piège dans l’impasse familière du c’est-merveilleux‑d’être-femme. En 1949, Simone de Beauvoir mettait précisément en évidence la fausse conscience qui consiste à choisir parmi les aspects du mythe […] ceux qui ont bon air et à les utiliser pour définir les femmes. Mettre à l’œuvre le c’est-merveilleux‑d’être-femme, c’est retenir pour définir les femmes les meilleurs traits dont l’oppression nous a gratifiées […], c’est ne pas remettre en question radicalement les catégories homme et femme qui sont des catégories politiques (pas des données de nature). Cela nous met dans la situation de lutter à l’intérieur de la classe femmes, non pas comme les autres classes le font, pour la disparition de notre classe, mais pour la défense de la femme et son renforcement. » (« On ne naît pas femme », Questions féministes, n° 8, 1980, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Que veut dire « féministe » ? : « Que veut dire féministe ? […] Pour beaucoup d’entre nous, cela veut dire quelqu’un qui lutte pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe. Pour de nombreuses autres, cela veut dire quelqu’un qui lutte pour la femme et pour sa défense — pour le mythe, donc, et son renforcement. » (« On ne naît pas femme », Questions féministes, n° 8, 1980, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Reproduction : « L’hétérosexualité n’admet comme normale que la sexualité à finalité reproductive. Tout le reste est perversion. » (« Paradigmes », dans G. Stambolian et E. Marks (éd.), Homosexualities and French Literature, Cornell University Press, 1979, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Signes : « Elles disent, malheureuse, ils t’ont chassée du monde des signes, et cependant ils t’ont donné des noms, ils t’ont appelée esclave, toi malheureuse esclave. Comme des maîtres ils ont exercé leur droit de maître. […] Elles disent, le langage que tu parles t’empoisonne la glotte la langue le palais les lèvres. Elles disent le langage que tu parles est fait de mots qui te tuent. Elles disent, le langage que tu parles est fait de signes qui à proprement parler désignent ce qu’ils se sont appropriés. » (Les Guérillères, Éditions de Minuit, 1969)

Travail littéraire : « Tout travail littéraire important est au moment de sa production comme un Cheval de Troie, toujours il s’effectue en territoire hostile dans lequel il apparaît étrange, inassimilable, non conforme. Puis sa force (sa polysémie) et la beauté de ses formes l’emportent. La cité fait place à la machine dans ses murs. Il faut qu’elle soit adoptée pour accomplir son travail de minage et de sapage des conventions littéraires et sociales et les dévoiler comme périmées, incapables d’opérer des transformations. » (Le Chantier littéraire (1986), Presses universitaires de Lyon, 2010)

Universel : « En quoi avons-nous l’obligation de continuer à accepter une série d’entourloupettes ontologiques, étymologiques et linguistiques sous prétexte que nous n’avons pas le pouvoir ? Les démasquer, dire qu’un homme sur deux est une femme, que l’universel nous appartient même si nous avons été dépossédées et spoliées à ce niveau, de même qu’aux niveaux politique et économique, fait partie de notre combat. » (« Homo sum », Feminist Issues, vol. X, n° 2, 1990, reproduit dans La Pensée Straight, Éditions Amsterdam, 2007)

Vulve : « Elles disent qu’étant porteuses de vulves elles connaissent ce qui les caractérise. […] Elles disent qu’elles s’enorgueillissent à juste titre de ce qui a longtemps été considéré comme l’emblème de la fécondité et de la puissance reproductrice de la nature. Elles disent que le clitoris a été comparé à un noyau de cerise, à un bourgeon, à une jeune pousse, à un sésame décortiqué, à une amande, à une baie de myrte, à un dard, au canon d’une serrure. Elles disent que les grandes lèvres ont été comparées à deux valves d’un coquillage. […] Elles disent que la cyprine a été comparée à l’eau de mer iodée et salée. » (Les Guérillères, Éditions de Minuit, 1969)

Wittig : « Wittig, il n’y a pas d’autre chemin pour atteindre le paradis où tu veux aller. Tu iras donc jusqu’au fond de l’enfer avant de parcourir de l’autre côté le chemin des limbes et alors seulement tu pourras te diriger vers le but où tu aspires. D’autres en grand nombre s’y sont essayé avant toi. Parmi celles qui n’ont pas pu se déterminer à continuer, certaines ont rebroussé chemin quand il en était encore temps, d’autres sont tombées dans l’abîme que tu vois devant toi. Il y en a un certain nombre qui a réussi à atteindre le but. » (Virgile, non, Éditions de Minuit, 1985)

XXe siècle : « Qu’est-ce que l’hétérosexualité ? En tant que mot, il n’a pas existé avant qu’on parle d’homosexualité au début du XXe siècle […]. Il n’a existé qu’en contrepartie. L’hétérosexualité allait tellement de soi qu’elle n’avait pas de nom. C’était la norme sociale. C’est le contrat social. C’est un régime politique. » (« À propos du contrat social » dans D. Eribon (éd.), Les Études gay et lesbiennes, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1988)

Yeux : « Un moie est apparu devant les yeux du sujet j/e, très peu déterminé comme sujet […], j/e suis interloquée et muette, oui, autant ne pas parler comme l’ont toujours fait les ômes d’un beau cul ou d’une belle soupière ou d’une guitare (tes flancs ont la courbe harmonieuse d’une guitare), pour chacun de leurs clichés, j’/ai envie de dégueuler si raffiné soit-il, pour chacun un grincement de dents sinistre, c’est ce que j/e dis, m/oie, sujet très peu déterminé, terriblement divisé et pour cause, j/e suis née dans la lacune sans fin, le no-woman’s land, céleste, terrestre, solestre lande où poussent les jeannettes, les violettes, les marguerites et même les ellébores. » (« Un moie est apparu… », Le Torchon brûle, n° 5, 1973)

Zéro : « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. » (Les Guérillères, Éditions de Minuit, 1969)

Lire sur revue-ballast.fr