Abécédaire de Walter Benjamin de A comme Asocial à Z comme Zarathoustra.

Sa critique du productivisme, rare dans les rangs communistes de la première moitié du XXe siècle, lui vaut d’être tenu pour un « précurseur » de la décroissance ou de l’écosocialisme. Le philosophe juif allemand, déchu de sa nationalité par le régime nazi, entendait « organiser le pessimisme » : son désir de cheminer, selon ses propres mots, « entre fronde anarchiste et discipline révolutionnaire » fait de lui l’une des figures singulières du marxisme libertaire. Son époque a eu raison de lui — il se suicida en exil après avoir tout juste atteint l’Espagne, alors tenue par Franco depuis quatre ans. Et ses écrits de résonner, le siècle suivant.

Asocial : « [L]a rébellion de Baudelaire [a] gardé le caractère de l’homme asocial : elle est sans issue. » (Paris, capitale du XIXe siècle, Allia, 2003)

Bakounine : « Depuis Bakounine, l’Europe ne disposait plus d’une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont cette idée. Les premiers, ils se sont débarrassés de l’idéal sclérosé cher aux humanistes libéraux et moralisateurs, car ils savent que la liberté, acquise ici-bas au prix de mille et des plus difficiles renoncements, demande à ce qu’on jouisse d’elle sans restrictions dans le temps où elle est donnée. » (« Le surréalisme, dernier instantané de l’intelligentsia européenne » [1929], Œuvres, tome II, Gallimard, 2000)

Catastrophe : « Que les choses continuent à aller ainsi, voilà la catastrophe. Ce n’est pas ce qui va advenir, mais l’état de choses donné à chaque instant. » (« Zentralpark. Fragments sur Baudelaire » [1938–1939], Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 1979)

Dynamite : « Le véritable homme politique ne calcule qu’en termes d’échéances. Et si l’élimination de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un moment presque calculable de l’évolution technique et scientifique (indiqué par l’inflation et la guerre chimique), tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite. L’attaque, le danger et le rythme sont pour l’homme politique techniques — et non chevaleresques. » (« Avertisseur d’incendie », Sens unique [1928], Payot & Rivages, 2013)

Expérience : « L’expérience de notre génération : le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle. » (« Das Passagen-Werk », Gesammelte Schriften [1927–1940], Suhrkamp Verlag, 1982)

Freins : « Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence. » (Sur le concept d’histoire [1940], Payot, 2013)

Guerre : « La guerre impérialiste est une récolte de la technique qui réclame sous forme de matériel humain ce que la société lui a arraché comme matière naturelle. Au lieu de canaliser les rivières, elle dirige le flot humain dans le lit de ses tranchées ; au lieu d’user de ses avions pour ensemencer la terre, elle répand ses bombes incendiaires sur les villes, et, par la guerre des gaz, elle a trouvé un nouveau moyen d’en finir avec l’aura. […] Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; elle s’est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. » (L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [1936], Gallimard, 2008)

Histoire : « Écrire l’histoire, c’est donner leur physionomie aux dates. » (« Das Passagen-Werk », Gesammelte Schriften [1927–1940], Suhrkamp-Verlag, 1982)

Instant : « Je grimpai sur un talus et m’allongeai sous un arbre. L’arbre était un peuplier ou un aulne. Pourquoi n’ai-je pas retenu son espèce ? Parce que, pendant que je regardais son feuillage et que je suivais son mouvement, il s’empara du langage en moi avec une telle brusquerie, qu’à l’instant s’accomplirent encore une fois en ma présence les noces antiques de l’arbre et du langage. Les branches et avec elles la cime se balançaient en délibérant ou pliaient en refusant ; les rameaux se montraient affectueux ou hautains ; le feuillage se rebellait contre un rude courant d’air, frissonnait devant lui ou l’affrontait ; le tronc disposait d’un fond solide sur lequel il prenait pied ; et une feuille projetait son ombre sur l’autre. » (« Brèves ombres (II) » [1929], Critique de la violence, Payot & Rivages, 2012)

Jour : « Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la ville doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai tardivement appris […]. » (Sens unique, précédé de Enfance berlinoise, Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau, 1971)

Kaléidoscope : « Les concepts des maîtres ont toujours été le miroir grâce auquel a pu naître l’image d’un ordre. Le kaléidoscope doit être brisé. » (« Zentralpark. Fragments sur Baudelaire » [1938–1939], Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 1979)

Lumière : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. Il nous faut en venir à une conception de l’histoire qui corresponde à cet état. Dès lors, nous constaterons que notre tâche consiste à mettre en lumière le véritable état d’exception ; et ainsi deviendra meilleure notre position dans la lutte contre le fascisme. » (Sur le concept d’histoire [1940], Payot, 2013)

Monde : « La Conquête, ce premier chapitre de l’histoire coloniale européenne, a transformé le monde récemment conquis en une chambre de tortures. » (« Marcel Brion, Bartolomé de Las Casas. Père des indiens », Die Literarische Welt, 1929)

Nature : « Tel qu’on le conçoit à présent, le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation que l’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations d’un Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. » (Sur le concept d’histoire [1940], Payot, 2013)

Objet : « Nul, dit Pascal, ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose. Certes, des souvenirs, au moins, mais qui ne trouvent pas toujours d’héritiers. Le romancier recueille cette succession, et cela rarement sans une profonde mélancolie. […] On pourrait même aller jusqu’à prétendre que l’action intérieure du roman n’est tout entière rien qu’une lutte contre la puissance du temps. Et c’est par là que se dégagent les expériences d’un temps vécu dans un sens foncièrement épique : l’espoir et la mémoire. Le roman seul connaît cette mémoire créatrice qui tout en atteignant le fond de son objet le transfigure. » (« Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov » [1936], Écrits français, Gallimard, 1991)

Police : « Si la police peut paraître partout semblable jusque dans les détails, il ne faut pas finalement se méprendre : son esprit est moins dévastateur dans la monarchie absolue, où elle représente la violence d’un souverain qui réunit en lui l’omnipotence législative et exécutive, que dans les démocraties, où son existence, soutenue par aucune relation de ce type, témoigne de la plus grande dégénérescence possible de la violence. » (Critique de la violence, Payot & Rivages, 2012)

Questions : « Les saint-simoniens ont prévu le développement de l’industrie mondiale ; ils n’ont pas prévu la lutte des classes. C’est pourquoi, en regard de la participation à toutes les entreprises industrielles et commerciales vers le milieu du siècle, on doit reconnaître leur impuissance dans les questions qui concernent le prolétariat. » (Paris, capitale du XIXe siècle, Allia, 2003)

Religion : « [L]e capitalisme est une religion purement cultuelle, peut-être la plus extrêmement cultuelle qu’il y ait jamais eu. » (« Le capitalisme comme religion » [1921], Fragments philosophiques, politiques, critiques, littéraires, PUF, 2000)

Sol : « Les plus vieux usages des peuples semblent nous adresser comme un avertissement : nous garder du geste de cupidité quand il s’agit d’accepter ce que nous reçûmes si abondamment de la nature. Car nous ne pouvons rien offrir à la terre nourricière qui nous soit propre. Il convient pour cela de montrer un profond respect quand on prend, en restituant à la terre une partie de tout ce que chaque fois nous reçûmes, avant même que nous nous emparions de ce qui nous revient. […] Si, un jour, la société, sous l’effet de la détresse et de la cupidité, est dénaturée au point de ne plus pouvoir recevoir que par le vol les dons de la nature, au point d’arracher les fruits encore verts pour les apporter de manière avantageuse au marché, et au point d’avoir à vider chaque plat pour n’avoir seulement plus faim, son sol s’appauvrira et la terre donnera de mauvaises récoltes. » (Sens unique [1928], Payot & Rivages, 2013)

Totalitaire : « L’État totalitaire essaye d’organiser les masses prolétarisées nouvellement constituées, sans toucher aux conditions de propriété, à l’abolition desquelles tendent ces masses. Il voit son salut dans le fait de permettre à ces masses l’expression de leur nature, non pas certes celle de leurs droits. Les masses tendent à la transformation des conditions de propriété. L’État totalitaire cherche à donner une expression à cette tendance tout en maintenant les conditions de propriété. En d’autres termes : l’État totalitaire aboutit nécessairement à une esthétisation de la vie politique. » (L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique [1936], Gallimard, 2008)

Utopie : « Fonction de l’utopie politique : éclairer le secteur de ce qui mérite d’être détruit. » (Baudelaire, La fabrique, 2013)

Violence : « L’exposition de ce point de vue est une des tâches de ma philosophie morale, pour laquelle le terme anarchisme peut certainement être utilisé. Il s’agit d’une théorie qui ne rejette pas le droit moral à la violence en tant que tel, mais plutôt le refuse à toute institution, communauté ou individualité qui s’accorde le monopole de la violence […]. » (« Das Recht dzur Gewaltverwendung – Blätter für religiösen Sozialismus », Gesammelte Schriften, Suhrkamp Verlag, 1985)

Walter Benjamin : « W.B. a deux mains — ce n’est pas évident pour un écrivain, mais il y voit son devoir ainsi que son droit le plus légitime. Quand j’avais quatorze ans, je me suis mis dans la tête qu’il fallait que j’apprenne à écrire de la main gauche. » (Lettre à Gretel Adorno, 1er septembre 1935)

XIXe siècle : « J’habitais le XIXe siècle comme un mollusque habite sa coquille, et ce siècle maintenant se trouve devant moi, creux comme une coquille vide. » (Sens unique, précédé de Enfance berlinoise, Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau, 1971)

Yeux : « Trouver les mots pour ce qu’on a devant les yeux — comme cela peut être difficile. Mais lorsqu’ils viennent, ils frappent le réel à petits coups de marteau jusqu’à ce qu’ils aient gravé l’image sur lui comme sur un plateau de cuivre. » (« San Gimignano » [1929], Images de pensée, Christian Bourgois, 1998)

Zarathoustra : « Quand midi approche, les ombres ne sont encore que des bords noirs, nets, au pied des choses, prêtes à se retirer sans bruit, à l’improviste, dans leur terrier, leur mystère. Alors est venue, dans sa plénitude concise, ramassée, l’heure de Zarathoustra, du penseur au midi de la vie, au jardin de l’été. Car c’est la connaissance qui dessine le contour des choses avec le plus de rigueur, comme le fait le soleil au plus haut de sa trajectoire. » (« Brèves ombres (I) » [1929], Critique de la violence, Payot & Rivages, 2012)

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