Loin d’une bataille d’ego entre universitaires, les polémiques qui entourent la personne et l’œuvre de Louise Labé révèlent des biais méthodologiques, mais aussi le poids des stéréotypes genrés sur les pratiques scientifiques.
La Vie des idées : Pourquoi Louise Labé a-t-elle suscité, ces quinze dernières années, des polémiques telles qu’on a pu dire qu’elle était un homme, un personnage inventé par un collectif, et de manière plus générale qu’elle restait une « énigme » ?
Élise Rajchenbach : Louise Labé fait partie de ces autrices dont le nom est connu du grand public – ce qui n’est pas si courant pour les périodes anciennes. Bien qu’elle ait été rééditée au XVIIIe siècle, c’est le critique Sainte-Beuve, au XIXe siècle, qui a véritablement sorti l’œuvre de Labé du brouillard de l’histoire littéraire, à une époque où l’on redécouvre les poètes du Moyen Âge et de la Renaissance. Mais cette sortie de l’obscurité ne se fait pas sans difficultés : elle se heurte à des barrières morales et à des présupposés misogynes. Les vers de Labé, qui sont plus lus que le reste de l’œuvre (le Débat de Folie et d’Amour) à cette époque, sont brûlants de désir et, pire, de désir féminin, ce qui est particulièrement dérangeant pour des messieurs supposément très sérieux et très sages. Au XIXesiècle, la publication demeure rare pour les femmes, en particulier du fait des barrières morales et du fort risque d’une réputation ternie – la femme qui publie est une « femme publique ». C’est l’une des raisons pour lesquelles l’œuvre et surtout la figure de Louise Labé ont pu déranger.
À cela s’ajoute l’idée que les femmes étaient jugées faibles et intellectuellement infirmes : on retrouve ce discours, pas nouveau au XVIe siècle, au XIXe et jusqu’au XXe siècle. Même une princesse comme Marguerite de Navarre, dont vient de paraître une biographie par Patricia Eichel-Lojkine, faisait les frais de ces présupposés : en 1926, son éditeur, Pierre Jourda, n’hésite pas à lui attribuer des vers sous le prétexte que seule une femme aurait pu produire de la poésie de si piètre qualité. Il existerait une essentialité de l’écriture, c’est-à-dire une manière d’écrire pour les femmes et une, différente, pour les hommes.
De ce point de vue, le XIXe siècle a joué un rôle important dans l’entreprise d’invisibilisation des femmes, qui s’inscrit dans une période d’assujettissement légal et civil (le Code napoléonien). On le perçoit bien, dans le domaine littéraire, à travers les attaques formulées contre George Sand (qui a pris comme pseudonyme un nom d’homme) ou les désattributions, comme celle qui a affecté Claire de Duras pour Ourika (1824) – l’histoire de la favorite noire de la maréchale de Beauvau -, ouvrage qui connut un véritable succès.
Une difficulté supplémentaire apparaît dans le cas de Louise Labé, qui est issue d’une famille de cordiers (des artisans et marchands de cordes, généralement incapables de signer les actes notariés) et elle-même mariée à un cordier. Comment une femme du peuple a-t-elle pu écrire ces textes imprégnés de culture humaniste ? Diverses hypothèses ont été formulées, mais il y a bien « énigme », de ce point de vue.
De l’énigme à l’impossibilité, il n’y a qu’un pas pour certains : on passe allègrement de l’absence d’éléments pour expliquer (on ne comprend pas) à l’absence d’existence du phénomène, donc à la nécessité de trouver une autre explication (c’est un leurre). Le manque d’éléments explicatifs correspond pourtant surtout à un état actuel des connaissances. Peut-être la perte de documents d’archives sur la jeunesse et la formation de Labé est-elle irrémédiable – il s’est déroulé cinq siècles. Mais l’absence de sources conservées sur un événement lointain ne signifie pas que ce dernier n’a pas eu lieu.
Cette « énigme » n’a pas été niée par les chercheuses et chercheurs qui ont travaillé sur les œuvres de Labé, dont sa première biographe rigoureuse, l’Anglaise Dorothy O’Connor, au début du XXe siècle. Lorsque Labé a connu un regain d’intérêt à partir des années 1960, grâce en particulier au courant féministe qui s’attache à remettre sur le devant de la scène des œuvres et des autrices, le problème a été laissé de côté parce qu’on se situait, d’une part, à une période qui faisait la part belle à l’œuvre, parfois au détriment des éléments biographiques, et parce que, d’autre part, cette œuvre s’inscrivait dans une démarche de réflexion et de théorisation, largement féministe, de l’écriture des femmes. C’est ainsi que pendant une quarantaine d’années ont paru des études, tant dans les milieux académiques qu’auprès du grand public qui permettent de mieux connaître l’œuvre de Labé. La biographie de Madeleine Lazard, publiée au début des années 2000 chez Fayard, prolonge ce mouvement, tout comme l’inscription des Œuvres de Labé au programme de l’agrégation de lettres en 2005. Cette étape est très importante, parce que cette inscription est conçue comme une forme de consécration : pour un auteur ou une autrice, c’est intégrer un patrimoine partagé et surtout transmis, c’est devenir un « classique », puisque pendant une année entière, de futurs enseignantes et enseignants lisent et approfondissent leur connaissance de l’œuvre. Ils sont alors plus enclins à l’inscrire dans leurs programmes d’enseignement par la suite.
De manière symptomatique, c’est à l’occasion de cette classicisation que les discours que l’on pourrait qualifier de révisionnistes sont ressortis, après l’accalmie relative du XXe siècle qui a accompagné le travail de redécouverte de l’œuvre et de l’autrice. Face à l’« énigme », Mireille Huchon a proposé la thèse suivante : Louise Labé n’a pas écrit les textes qui composent les Œuvres. Elle serait une prostituée (« La Belle Cordière de Lyon ») qui aurait servi de prête-nom, voire de cible aux moqueries d’un groupe de joyeux humanistes et poètes. La publication des Œuvres de Louise Labé Lionnoise serait un canular que tout le monde pouvait reconnaître. On retrouve ici des arguments formulés très ponctuellement à la fin du XVIe siècle, et repris aux XIXe et au début du XXe siècle.
La Vie des idées : L’activité intellectuelle d’autres écrivaines de la Renaissance a-t-elle également été sous-évaluée ?
Élise Rajchenbach : L’espace naturel de la femme, sexe modeste par excellence, est le foyer : publier, c’est s’exposer au regard extérieur, c’est sortir du foyer et donc se montrer indécente. Les femmes qui publient au XVIe siècle doivent se justifier de cette transgression, qu’elles identifient bien comme telle. La publication de leurs textes s’accompagne souvent d’excuses (mon style est maladroit parce que je suis une femme, je n’aurais jamais publié si mes amis n’avaient lourdement insisté). Lorsque les dames des Roches (Madeleine Neveu et sa fille Catherine Fradonnet) publient à Poitiers, en 1579, le premier volume de leurs œuvres, la seconde revendique le désir « d’être du nombre de peu » tout en insistant sur le fait que l’écriture n’a jamais occupé que son temps libre, sans jamais « quitter pour elle [s]es pelotons [pelotes], ni laissé de mettre en œuvre la laine, la soie, et l’or quand il en a été besoin », bref, sans empiéter sur les tâches ménagères qui lui étaient naturellement dévolues. Ces publications s’accompagnent ainsi de cautions qui visent à éloigner ce soupçon d’indécence : c’est le cas d’une autre lyonnaise, Pernette du Guillet, dont j’ai édité le recueil poétique en 2006. Du Guillet est une contemporaine de Labé, mais elle meurt jeune, en 1545. Ses Rymes paraissent de manière posthume chez Jean de Tournes, l’imprimeur qui publie dix ans plus tard les Œuvres de Labé. Or, le texte est encadré par des hommes : l’éditeur intellectuel, Antoine du Moulin, offre une préface. Il explique avoir été sollicité par le « dolent mari », qui ne semble pas s’offusquer des vers d’amour écrits pour un autre homme, probablement parce qu’il est net, à cette époque, que l’écriture d’un recueil amoureux relève d’une fiction poétique et non d’une réalité biographique. À la fin du recueil, un grand poète lyonnais, Maurice Scève, offre à Du Guillet des épitaphes ; un autre notable de la ville, Jean de Vauzelles, fait de même.
Il faut toutefois nuancer cet interdit qui pèserait sur les femmes à la Renaissance : un travail d’identification des publications des écrits de femmes a été mené par William Kemp et Diane Desrosiers-Bonin entre 1998 et 2014 : ils sont arrivés à soixante-et-onze autrices publiées entre 1488 et 1574 (sans compter celles dont les œuvres sont restées manuscrites). Reste à mener le travail pour la fin du XVIe siècle. Le doute qui est formulé et qui permet le développement de la thèse de Mireille Huchon repose ainsi sur un point aveugle des études et du savoir qui tend à minorer l’activité d’écriture et de publication des femmes (deux étapes distinctes), alors qu’elles ne sont donc pas aussi marginales au XVIe siècle qu’on pourrait le croire. Et pourtant, à la faveur de ce biais cognitif, les publications de femmes sont observées avec suspicion : pour soutenir sa thèse sur Labé, Mireille Huchon met sur le même plan des ouvrages aux statuts de publication très divers : parce qu’un ouvrage publié dans le milieu lyonnais vers 1540, les Contes amoureux de Madame Jeanne Flore, relève probablement d’une composition collective publiée sous un nom issu de la féminisation du nom d’un auteur alors à la mode, Juan de Flores, toutes les publications de femmes d’importance à Lyon dans ces années – celle de Pernette du Guillet, dont on ne sait rien, ou celle de Louise Labé, pour qui on dispose d’un nombre très honnête de documents d’archives, dont plusieurs versions de son testament – seraient des impostures. Ce doute porté sur l’auctorialité des femmes – et qu’on ne retrouve pas pour les auteurs masculins – est loin d’être anecdotique. Peu après la publication du premier livre de Mireille Huchon, Louise Labé, une créature de papier (Genève, Droz, 2006), l’une de ses élèves a fait des œuvres (pas moins de trois romans et une traduction publiés à Paris !) d’Hélisenne de Crenne, pseudonyme probable de Marguerite Briet, une composition collective élaborée dans l’atelier de l’imprimeur Denis Janot. On pense également aux écrits de Marie de Romieu, qu’on a voulu attribuer à son frère Jacques.
Pour en revenir à Louise Labé, il est vrai que le milieu lyonnais du deuxième tiers du XVIe siècle est très riche et qu’il est à l’origine de nombreuses publications qui valorisent les femmes ou qui paraissent sous des noms de femmes qui, parfois, s’avèrent des pseudonymes. Mais Lyon est également une ville italianisante, très perméables aux influences de la péninsule toute proche grâce à ses foires et à la présence d’une communauté italienne influente et cultivée telle que celle des banquiers florentins. Les recueils de Du Guillet et de Labé présentent d’ailleurs des vers en italien. Ce modèle italien est important pour aborder le contexte de la publication de Labé : le paysage poétique italien ménage une place remarquée aux poétesses de milieux très divers, telles que Vittoria Colonna, marquise de Pescara, qui correspond étroitement avec Marguerite de Navarre, Veronica Franco, curtegiana onesta (courtisane honnête) de Venise, ou Gaspara Stampa, à Venise toujours, qui est également représentée comme une curtegiana, en particulier au cours du… XIXe siècle.
La Vie des idées : Peu étendue en volume, l’œuvre de Louise Labé est assez importante pour susciter des projets éditoriaux concurrents. Comment expliquer que l’édition de ses Euvres (1555) dans la prestigieuse «Bibliothèque de la Pléiade», chez Gallimard, ait été précisément confiée à Mireille Huchon, l’universitaire qui lui en dénie la paternité?
Élise Rajchenbach : Il existait déjà diverses éditions des œuvres de Labé, accessibles au grand public ou plus érudites. On pense notamment à l’édition établie par François Charpentier chez Poésie / Gallimard en 1983, mais il s’agit moins d’une édition des œuvres de Labé que d’une anthologie regroupant ses sonnets (et excluant le reste du recueil), une version tronquée des Rymes de Pernette du Guillet et un choix de blasons anatomiques, qui relèvent d’une autre histoire éditoriale. Cette édition grand public, en orthographe modernisée, permettait de lire au moins en partie les vers de Labé, mais sans véritable appareil critique pour accompagner la lecture, conformément aux principes de la collection.
Une autre édition importante est celle établie par François Rigolot en 1986 et publiée en GF-Flammarion, dans un format « poche » : elle présente, à un prix abordable, le texte complet du recueil des Œuvres publié en 1555, avec des notes qui permettent de comprendre certaines difficultés du texte, et une introduction qui recontextualise le recueil et propose des éléments d’analyse. Malgré quelques erreurs dans l’établissement du texte, c’est celle qui était utilisée en cours et que, personnellement, je conseillais jusqu’à aujourd’hui à qui souhaitait découvrir l’œuvre de Labé, avec un (petit) inconvénient toutefois pour un public qui n’est pas familier de l’orthographe du XVIe siècle, puisqu’elle n’est pas modernisée (mais elle ne pose guère de problèmes, contrairement, par exemple, à l’orthographe de Rabelais ou de Montaigne). L’édition élaborée par Enzo Giudici chez Droz en 1981, onéreuse, largement annotée, a été pensée pour des spécialistes.
Ce bref panorama montre plusieurs choses : premièrement, éditer un texte, c’est faire des choix, en fonction du public et en fonction des points saillants du texte que l’on souhaite donner à lire. Éditer n’est pas un acte neutre, c’est déjà interpréter et c’est cette interprétation que lit le public.
Deuxièmement, ces éditions s’adressaient à des publics distincts, qui ne cherchaient pas la même chose : l’amateur de poésie, qui picore dans le paysage poétique ; la lectrice et le lecteur plus attentifs, éventuellement scolaire ou universitaire, qui souhaite accéder à un niveau de lecture plus approfondi ; la chercheuse ou le chercheur qui a besoin d’un texte fiable et d’un support de recherches.
Troisièmement, ces éditions ont entre trente et quarante ans. Elles ne permettent pas de bénéficier des apports nombreux de la recherche sur Labé et sur son œuvre. Comme pour tout travail de recherche scientifique (l’édition de texte en fait partie), l’état de la science évolue, tout comme les méthodologies. Il devenait donc nécessaire d’établir une nouvelle édition, a fortiori après quinze années de polémiques autour de l’œuvre et de la figure de Labé, en particulier parce que, quand on n’est pas spécialiste de Louise Labé et du milieu lyonnais des années 1540-1560, il est très difficile de s’y retrouver : qui croire ? Où le débat se situe-t-il ? Les arguments apportés par les uns et les autres sont-ils fiables ou solides ? Les démonstrations sont-elles rigoureuses ? Il devenait nécessaire de remettre à plat le dossier et de faire bénéficier le texte des travaux des quarante dernières années et, plus particulièrement, de ceux issus de la polémique lancée par l’ouvrage que Mireille Huchon a fait paraître en 2006 (le site de la SIEFAR en répertorie une grande partie).
Aujourd’hui, ce sont donc deux éditions des Œuvres de Louise Labé qui paraissent, en rendant compte de deux courants radicalement opposés : d’une part, l’édition établie par Mireille Huchon dans la « Bibliothèque de la Pléiade », parue à l’automne 2021 ; d’autre part, celle préparée par Michèle Clément et Michel Jourde, qui vient de paraître en avril 2022 dans la collection GF et qui s’adosse à un site web recensant l’ensemble des documents connus sur Labé et sur sa famille, c’est-à-dire sur un élément essentiel de la recherche : les sources. Les deux éditeurs de l’édition GF ont conçu leur travail sur le fond d’un recensement et d’un établissement rigoureux des sources et comme l’occasion de faire le point sur ce qu’on sait et sur ce qu’on ne sait pas de l’autrice, en délimitant et en acceptant la part d’inconnu ou d’incertitude. La ligne directrice de la nouvelle édition GF est tendue par la volonté de recontextualiser la publication des Œuvres, factuellement, en se préservant, dans la mesure du possible, de sauts argumentatifs qui transformeraient les éléments inconnus en preuve d’inexistence ou les indices ténus en arguments sans faille. Lorsque l’édition Pléiade saute allégrement le pas de la désattribution, l’édition GF s’en tient à l’existence d’une autrice que rien, aujourd’hui, ne permet de remettre en question.
La différence entre les deux éditions ne porte donc pas uniquement sur le prestige ou le public visé. Elle repose surtout sur une différence de lecture et d’interprétation du texte, qui n’est jamais livré de manière transparente ou neutre par l’acte éditorial. De même que selon son cadre, son éclairage ou les autres œuvres qui l’environnent, un tableau ne produira pas la même impression ni la même interprétation, les choix d’édition engendrent un effet de lecture distinct, ce qui n’est pas anodin dans le cadre d’une polémique portant sur l’auctorialité même d’une femme.
Il paraît étrange, voire surprenant, qu’une collection prestigieuse qui incarne l’institutionnalisation confie l’édition des œuvres de Labé à la seule universitaire qui en conteste l’existence en tant qu’autrice. Car au bout de quinze ans, il est remarquable que Mireille Huchon demeure la seule, parmi les spécialistes, à soutenir la thèse qu’elle a défendue en 2006 dans Louise Labé, une créature de papier. On peut supposer que, comme pour l’écho qu’elle rencontre dans les media grand public, les réseaux n’y sont pas étrangers : Mireille Huchon, qui est professeure émérite de la Sorbonne, entretient des liens anciens avec la collection. Elle a offert en 1994, en tant que spécialiste reconnue de Rabelais, une édition de l’humaniste qui demeure, aujourd’hui encore, une référence. Le cas de Labé est toutefois un peu différent de celui de Rabelais, dans la mesure où la thèse et les démonstrations qui l’accompagnent ont fait l’objet de nombreuses discussions et rectifications de la part des spécialistes. On pouvait attendre un positionnement éditorial plus consensuel pour une collection telle que la « Bibliothèque de la Pléiade ».
La Vie des idées : Les choix éditoriaux de la « Bibliothèque de la Pléiade » ont été régulièrement remis en question ces dernières années…
Élise Rajchenbach : Effectivement. C’est ainsi que, par exemple, la réédition des Misérables de Victor Hugo par Henri Scepi et Dominique Moncond’huy en 2018 a fait l’objet d’un compte rendu très critique, intitulé « Misérables Misérables », par Pierre Laforgue sur Fabula. Plus récemment, le discours porté par les choix éditoriaux du volume Écrits des camps, dirigé par Dominique Moncond’huy, a été interrogé, sans concessions, par Philippe Mesnard dans la revue K. Les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle. L’impression que j’ai est que la collection fait appel aujourd’hui à des collaborateurs récurrents, quitte, parfois, à sacrifier à l’état de la recherche et au consensus, même minimal, des spécialistes.
Une autre hypothèse se situe peut-être également du côté du positionnement de la collection dans le champ éditorial français. La « Bibliothèque de la Pléiade » accorde des brevets de patrimonialisation. Elle valide l’auteur qui y entre. Elle incarne aussi une forme de respectabilité (on se souvient des débats qui accompagnent parfois l’entrée ou non de tel auteur dans la collection, comme Drieu La Rochelle en 2012). On voit ainsi ce que représente l’entrée de Labé dans le cercle des auteurs Pléiade : la patrimonialisation de son œuvre s’accompagne d’une désattribution ainsi officialisée. Or, on sait également combien certaines institutions peuvent être frileuses quant aux entreprises de désinvisibilisation des femmes (que l’on pense au combat très conservateur de l’Académie française contre la féminisation des noms de métiers). La « Bibliothèque de la Pléiade » se positionne-t-elle ainsi dans ce champ conservateur qui refuse aux femmes d’accorder une place autre qu’un strapontin dans les études littéraires, mais aussi dans la société ? En offrant une vitrine illustre à la thèse particulièrement controversée de Mireille Huchon, la collection, qui conserve encore une certaine aura dans l’imaginaire français, confère une autorité à une thèse qui, je le répète, n’est pas reconnue par les spécialistes.
La Vie des idées : Les polémiques autour de la paternité des Œuvres de Louise Labé posent des questions disciplinaires – sur le lyrisme, notamment – qui intéressent au premier titre les spécialistes de la littérature du XVIe siècle. Mais il y a aussi des enjeux scientifiques et déontologiques qui excèdent la discussion entre pairs. En quoi ces polémiques témoignent-t-elles de la difficulté à penser la possibilité d’une écriture féminine, mais aussi d’une production qui n’émane pas de Paris ? Ne réactivent-elles pas le partage entre une « école parisienne » (Mireille Huchon, à la Sorbonne), et une « école lyonnaise » (Michèle Clément, Michel Jourde, vous-même) ?
Élise Rajchenbach : Je ne vois pas, personnellement, une opposition entre une « école parisienne » et une « école lyonnaise » de la recherche, tout simplement parce que je ne pense pas que le milieu de la recherche se définisse aujourd’hui ainsi. Par exemple, mon parcours académique se définit par des allers-retours entre Paris et la province, avec un détour par l’enseignement secondaire. En ce sens, je ne lis pas cette affaire comme une querelle de chapelles ni une opposition entre Paris et la province.
En revanche, le débat rend compte de mouvements qui agitent plus largement la société, autour de la question de la place des femmes. Les deux ouvrages successifs de Mireille Huchon et désormais l’édition des Œuvres de Labé établies par cette dernière reposent sur un présupposé : une femme ne peut pas avoir écrit ces textes. Il faut donc trouver une explication alternative à un fait pourtant indéniable : le recueil des Œuvres paraît en 1555 en faisant figurer sur la page de titre un nom de femme. On part ainsi d’une conclusion pour bâtir le raisonnement qui permet, in fine, de valider cette conclusion posée en préalable, alors que la recherche scientifique part des faits pour proposer des interprétations qui sont toujours susceptibles d’être réinterrogées, bien évidemment, mais à la lumière de faits nouveaux.
Pourquoi offre-t-on une oreille plus attentive à des thèses révisionnistes quand il s’agit de l’auctorialité d’une femme que lorsqu’il est question de l’œuvre d’un homme ? Certes, des auteurs hommes sont également victimes de biais, notamment sociologiques – on pense à Shakespeare –, mais il faut raisonner en termes de proportions : la part des écrivaines à qui l’on dénie le statut d’autrice est beaucoup plus importante. Même lorsqu’il s’agit d’un monument national comme Molière, dont certains prétendent attribuer l’œuvre à Corneille, les spécialistes balaient la thèse rapidement. Le cas de Molière est intéressant, à ce titre. Dans l’épisode 234 du podcast « Paroles d’Histoire », Marine Roussillon souligne qu’il est un champ laissé trop inexploré et passé sous silence, celui de la participation d’Armande Béjart à l’écriture des pièces de Molière. Comme l’ont montré les travaux d’Aurore Évain, il s’agirait d’une écriture collective, comme c’est souvent le cas pour le théâtre mais également pour d’autres genres sous l’Ancien Régime. Les sources sont là, et pourtant, le travail de mise en lumière du rôle d’écrivaine et de créatrice d’Armande Béjart demeure largement passé sous silence. Pourquoi est-il plus facile de désattribuer sans preuves une œuvre plutôt que d’accorder le titre d’autrice à une femme, alors que les sources existent ?
Au XVIe siècle, la création est souvent partiellement collective. Les œuvres de Ronsard ou Du Bellay, comme celles de Louise Labé, sont faites de dialogues, de lectures mutuelles, de réécritures, d’inscription dans des cercles et des réseaux. Pourtant, c’est à une femme que l’on dénie le statut d’autrice…
Cela montre que la recherche est soumise aux biais cognitifs. Exclure que Louise Labé, Pernette du Guillet, Hélisenne de Crenne aient pu écrire les textes publiés sous leur nom parce qu’elles sont issues d’un milieu peu instruit ou que nous ne connaissons rien d’elles, c’est penser à travers un biais misogyne, qu’il soit conscient ou non. C’est ce que montre par exemple Nancy Frelick au sujet de l’affaire Labé. De manière symptomatique, on retrouve beaucoup moins ces remises en question pour des auteurs hommes dont on ne connaîtrait que le nom ou sur la formation desquels on manquerait de documents. Par ailleurs, on peut y voir une difficulté à concevoir un autre accès à la culture que les accès officiels, ceux procurés par les universités, que les femmes ne peuvent pas fréquenter au XVIe siècle. Plutôt que d’y reconnaître un champ encore vierge à explorer, certains concluent ainsi à l’impossibilité de l’accès à la culture et partant à l’écriture.
Il s’agit toutefois moins de penser la possibilité d’une « écriture féminine », qui considérerait qu’il existe une écriture des femmes par essence différente de celle des hommes, que d’accepter d’interroger le contexte historique et social qui permet ou non aux femmes d’accéder au savoir et de l’investir dans le geste d’écriture, voire de publication (« écriture des femmes »). Est-ce parce que reconnaître ces obstacles implique d’accepter de porter un regard critique sur le passé ? Comme le montrent les réactions parfois épidermiques vis-à-vis d’un autre objet d’étude, celui du passé colonial et de l’esclavage, cette reconnaissance secoue-t-elle les consciences parce qu’elle dérange le passé ainsi que les structures qui sous-tendent encore notre société ?
La Vie des idées : Alors que, sous l’Ancien régime, le cadre juridique et socio-politique est assez favorable aux publications des femmes, notamment lorsqu’elles sont d’origine aristocratique, comment expliquer que nos contemporains acceptent plus aisément l’activité des grandes salonnières de l’âge classique et des Lumières (Madeleine de Scudéry, Mme de La Fayette, Mme de Staël) ou des écrivaines du XIXe siècle (George Sand, George Eliot, mais aussi Olympe Audouard, Marceline Desbordes-Valmore, Anna de Noailles ou Louise Michel ont notamment été remises en lumière) ?
Élise Rajchenbach : Il est vrai que la société d’Ancien Régime n’est pas, en soi, totalement défavorable à la publication des femmes, bien que certaines barrières sociales et morales puissent réduire la part des femmes qui franchissent le seuil de la publication. Parmi les premières femmes qui font passer leurs œuvres sous les presses, on compte un certain nombre d’autrices issues de l’aristocratie, comme Marguerite de Navarre, la sœur de François Ier, sa fille Jeanne d’Albret ou encore Catherine de Médicis. Il n’en demeure pas moins que la plupart des autrices du XVIe siècle, même issues de l’aristocratie, laissent plutôt circuler leurs œuvres sous une forme manuscrite dans des cercles plus ou moins étendus.
Un autre phénomène montre que la société d’Ancien Régime n’est pas totalement fermée à l’auctorialité des femmes : il s’agit des demandes de privilèges, c’est-à-dire, dans un premier temps, une protection par le pouvoir (parlements ou roi) de leurs œuvres imprimées. Ces demandes de privilèges, qui se développent à partir du deuxième tiers – et surtout de la seconde moitié – du XVIe siècle, sont généralement effectuées par les imprimeurs-libraires qui souhaitent protéger l’investissement que représente l’impression d’un nouveau livre des piratages ou contrefaçons de leurs concurrents. Ce qui est intéressant, c’est que dès le XVIe siècle, des auteurs formulent eux-mêmes cette demande, ce qui marque une affirmation croissante de la posture de l’auteur propriétaire et responsable de son œuvre. Quelques femmes s’aventurent sur ce terrain, ce qui montre à la fois leur volonté de s’affirmer comme autrices à part entière et l’acceptation, par le pouvoir et par la société, de ce statut d’autrice. Ces pratiques sont particulièrement explorées par Edwige Keller-Rahbé, pour les autrices du XVIIe siècle, Antoinette Deshoulières, Mme de Villedieu ou Mme d’Aulnoy. Un peu plus tôt, Marie de Gournay, la « fille d’alliance » de Montaigne, qui édite les œuvres de son père symbolique, a tenu à demander un privilège pour l’impression de ses propres œuvres. Et c’est également ce que fait Louise Labé dès 1555 : elle demande, directement auprès du roi, ou plutôt de son représentant, un privilège royal, ce qui n’est pas rien. C’est d’ailleurs l’un des arguments avancés par Michèle Clément, qui a publié avec Edwige Keller-Rahbé une anthologie de privilèges d’auteurs et d’autrices des XVIe–XVIIe siècles, pour rejeter la thèse de Mireille Huchon : il serait impensable que, si plaisanterie ou mystification il y ait eu, on soit allé jusqu’à tromper le pouvoir royal.
Il existe aussi des genres qui sont plus facilement associés à une auctorialité féminine : les contes de fées – qui sont pourtant étrangement attachés à l’unique auteur masculin qui les a largement pratiqués, Perrault – ont été créés puis pratiqués par des femmes, au premier chef Marie-Catherine d’Aulnoy, Madame de Villedieu ou Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. On pense aussi au genre épistolaire, étroitement associé à Mme de Sévigné qui ne concevait pas sa correspondance comme un objet littéraire mais bien comme un objet privé qui n’aurait jamais dû être publié. Ces genres, comme celui des Mémoires (inaugurés par Marguerite de Valois, la « reine Margot ») ont été finalement créés par des femmes et ont connu leur heure de gloire aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est également le cas des romans (on pense au roman précieux de Madeleine de Scudéry) : le genre, qui n’a aucun modèle antique, est polymorphe et il a longtemps été considéré comme inférieur avant de devenir la forme littéraire par excellence du XIXe siècle avec Balzac, Stendhal ou Zola. De ce point de vue, ces autrices ne s’aventurent pas dans un champ déjà labouré par les hommes : peut-être cela contribue-t-il à leur acceptabilité. Or, les autrices du XVIesiècle dont fait partie Louise Labé touchent à des genres nobles : Labé pratique la poésie et le dialogue – genre éminemment humaniste associé à Érasme. Hélisenne de Crenne s’adonne à ce qu’on a appelé le roman humaniste, qui est empreint de modèles littéraires anciens et contemporains, mais aussi à l’épître familière, héritée de l’Antiquité. Elle traduit aussi Virgile. Pernette du Guillet ou Marie de Romieu s’adonnent quant à elles à une poésie savante.
Je me demande également si la distance chronologique, qui va de pair avec une méconnaissance, pour beaucoup, du XVIe siècle, ne favorise pas la publicité d’une désattribution spectaculaire (spectaculaire parce que le nom de Labé est l’un des rares noms d’autrices connues de la Renaissance). Le manque de connaissances sur un domaine favorise les fantasmes et l’imagination. Or, si les travaux sur les autrices se sont largement développés ces dernières décennies, leur diffusion demeure restreinte à quelques grands noms, quelques grands domaines, connus depuis longtemps. Il est plus facile de désattribuer quand la période et les pratiques d’écriture sont moins fréquentées du public. Ce qui est nécessaire, notamment, c’est un investissement plus marqué des media auprès d’un lectorat plus ou moins cultivé, ce qui passe, à l’autre bout, par un travail de vulgarisation plus large de la part des chercheuses et chercheurs ainsi que des sociétés savantes, comme la Société Française d’Études sur le Seizième Siècle (SFDES), Réforme, Humanisme, Renaissance (RHR) ou la SIEFAR. Bref, il faut renouveler les réseaux.
Une autre explication possible, qui est liée à la précédente, est que la distance chronologique va de pair avec une relative pauvreté des sources, en particulier pour les femmes. L’écriture des autrices du XIXe siècle est plus difficile à contester lorsqu’on a des témoignages de leurs activités ou des éléments biographiques qui permettent de mieux cerner leur formation. Il faut toutefois souligner que les autrices des siècles plus récents ne sont pas exemptes de rejets – notre mémoire conserve une image très négative des précieuses, au XVIIe siècle, alors que les travaux scientifiques, comme ceux de Myriam Dufour-Maître, ont mis en lumière les ambitions féministes et littéraires de ces femmes qui étaient loin d’être les écervelées bégueules qu’a retenues la mémoire collective biberonnée à la pièce de Molière.
Mais les programmes scolaires, qui ménagent une part plus grande à ces périodes postérieures (ainsi que la formation des enseignants) rendent ces objets moins exotiques et ont permis une diffusion plus large des travaux sur ces objets.
Par ailleurs, pour les grandes salonnières que vous citez, il s’agit justement de femmes issues des hautes sphères de la société. C’est moins gênant, même si, là encore, les tentations d’effacement ou de minimisation de leur auctorialité existent : Mme de Lafayette aurait écrit sous la férule de La Rochefoucauld et de Segrais, Madeleine de Scudéry serait moins l’autrice de ses textes que son frère Georges, a-t-on pu lire. Mais étrangement, il est plus facile d’exclure du champ littéraire une femme issue du peuple qu’une femme issue de la haute société. On peut se demander si le biais genré ne se double pas dans le cas de Louise Labé d’un biais sociologique. Est-il si difficile d’accepter qu’une femme du peuple, appartenant par conséquent à une double minorité, ait pu accéder au savoir et au savoir-faire de l’écriture ?
Élise Rajchenbach, maîtresse de conférences en littérature de la Renaissance à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, membre junior de l’Institut universitaire de France, est notamment spécialiste de la poésie écrite par des femmes. Ancienne élève de l’ENS Lettres et sciences humaines, elle a beaucoup travaillé sur la production lyonnaise : Pernette du Guillet, Charles de Sainte-Marthe, entre autres. Après avoir édité chez Droz les Rymes (1545) de Pernette du Guillet, elle a publié chez le même éditeur sa thèse sur la construction du milieu poétique et éditorial lyonnais à la même période. À l’articulation entre les langues (latin, français, langues vernaculaires), son travail est sensible aux supports, aux sociabilités, aux réseaux, aux querelles et aux stratégies. Élise Rajchenbach dirige actuellement l’édition des œuvres complètes de Charles Fontaine et la collection « La Nouvelle Cité des Dames » (PUSE).