Depuis Louis XIV, la fête n’est pas seulement l’expression d’un art de vivre « à la française ». Elle est aussi un instrument du pouvoir.

Du Roi Soleil à Napoléon III, Versailles et le musée d’Orsay reviennent sur ces fastes très politiques que la République a perpétué.

Louis XIV l’a bien compris : la fête est un formidable rouage de l’art de gouverner. S’il n’est pas l’inventeur du genre, il en sera le grand organisateur, et le portera à son paroxysme. « Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la cour une honnête familiarité avec [le souverain], les touche et les charme plus qu’on ne peut dire », écrit-il dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin. Voilà pour l’ordinaire de la vie de cour. Quant à l’extraordinaire venant célébrer un événement, il se traduira par une véritable conquête de l’Europe en une escalade de grandeur et d’émerveillement. Tout commence en 1664 avec « Les Plaisirs de l’île enchantée », six jours de fête offerts diront certains pour mademoiselle de La Vallière, sa favorite. Ragots de cour. Le roi se pose pour la première fois en grand maître des cérémonies et veut montrer la magnificence de Versailles. « Le château n’est encore qu’un pavillon de chasse. Le soir, le prince de Condé ne trouvera pas à se loger. Il couchera dans son carrosse », s’amuse le conservateur en chef du château de Versailles, Raphaël Masson. Reste que le mécanisme est déjà bien huilé. « Louis XIV institutionnalise le divertissement royal qui, chose sérieuse, est porté par un personnel considérable de charpentiers, menuisiers, peintres et décorateurs », explique Béatrix Saule, directrice générale de Versailles et commissaire de l’exposition « Fêtes et divertissements à la cour », qui s’ouvre mardi prochain.

Ainsi l’art de l’éphémère, les illuminations, les décors feront la splendeur des fêtes du début du règne. Si celle de 1664 n’est ouverte qu’à la cour, les festivités de 1668 et de 1674 le seront à tous. « Volonté de propagande royale, elles feront l’objet de relations imprimées nourries de planches gravées. La diffusion de ces ouvrages, vendus chez des marchands ou confiés aux ambassadeurs pour les exposer aux cours d’Europe, est considérable », souligne Raphaël Masson. Ils ressortiront un siècle plus tard, en modèle idéal, lorsqu’on réfléchira à l’organisation du mariage de Louis XVI… Été 1674, les fêtes qui célèbrent la reconquête de la Franche-Comté confinent à la féerie absolue. L’inauguration du Grand Canal est à la mesure des travaux pharaoniques de la croix d’eau. Subjugué, Louis XIV ordonnera deux ans plus tard un remake. Quelques feux d’artifice encore… Puis le chapitre des grandes fêtes se referme et il faudra attendre Louis XV pour voir à nouveau les poudres magiques illuminer les plus belles nuits de Versailles.

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En 1745, au sommet de sa gloire, Louis XV marie en grande pompe le Dauphin. Illuminations, feux d’artifice, bals, spectacles… tous les ingrédients des fêtes sont de retour, comme ils le seront en 1770 pour la noce de Louis XVI et Marie-Antoinette, « la plus magnifique qui se soit vue à Versailles ». De la galerie des Glaces, Louis XV et la famille royale admirent le spectacle pyrotechnique dont la puissance est telle que l’on fait grillager les fenêtres de « peur d’accident ». Béatrix Saule précise : « L’Académie des Sciences a été mise à contribution. Pendant trois minutes, tout le parc s’embrase. » En haut d’un temple de l’Hymen brillent les armes du roi et les chiffres des époux, tandis que, dans les jardins, des spectacles de foire font le bonheur du peuple. Somptueuses, ces réjouissances royales sonnent en réalité le glas de la magnificence de la monarchie. L’ennui se cacherait-il derrière ces fêtes, dans ces bals à l’étiquette formelle où l’on se montre en grand habit ? Béatrix Saule note : « On s’y amuse vraiment, mais pas toujours. Un mauvais pas expose au ridicule, ce qui ne pardonne pas à la cour. » Instaurés par Louis XIV en 1682, lors de son installation à Versailles, les petits bals des soirées d’appartement offrent davantage de liberté. Et plus encore les bals masqués, qui connaissent des débauches de costumes improbables d’autruche, d’ivrogne ou de Chinois. Lors de celui de 1745, l’entrée dans la galerie des Glaces de Louis XV déguisé en if frappera les mémoires. D’autant qu’à ces bals, vient qui veut. « Cela donnait lieu à une promiscuité étonnante, s’amuse Béatrix Saule. Faire ôter le masque était une incivilité. La cour n’avait pas le côté compassé que l’on imagine. »

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De Gaulle reçoit les époux Kennedy lors d’une soirée de gala à Versailles le 2 juin 1961 ©AFP

Crinolines et bals travestis

Un siècle plus tard, le 2 décembre 1852, le prince-président est proclamé empereur. Reste à asseoir la légitimité de son pouvoir. Pour cela, Napoléon III a bien retenu la leçon monarchique. Portés par une politique expansionniste, le rayonnement des expositions universelles de 1855 et de 1867 et de Paris, ville-opéra métamorphosée en capitale des plaisirs, les fastes du Second Empire offriront un spectacle ininterrompu d’une redoutable efficacité. L’argent mène le bal… En invitant à danser ensemble aristocrates, grands bourgeois, financiers, banquiers, industriels, l’empereur rassemble des mondes qui s’ignorent, se méprisent, et rallie les élites. « Les frères Goncourt jugeront cette société de parvenus dont la vieille aristocratie du boulevard Saint-Germain se tient à l’écart », explique Paul Perrin, conservateur au musée d’Orsay. Mais si l’art de vivre de l’Ancien Régime semble désormais appartenir au passé, les fantasmes louis-quatorziens portent l’ambition de l’empire. « Napoléon III se veut la synthèse de l’histoire de France », affirme l’historien Xavier Mauduit. Grand bal dans la galerie des Glaces, souper à l’Opéra royal, spectaculaire feu d’artifice sur la pièce d’eau des Suisses, la réception donnée en 1855 à Versailles en l’honneur de la reine Victoria est la vitrine de la France. Douze ans plus tard, en 1867, la visite du roi consort d’Espagne, François d’Assise, donne lieu à de semblables délires. Pauline de Metternich note : « Ce jour-là, on avait laissé entrer le public dans le parc, qui était noir de monde. » Comme sous Louis XIV….

Les Tuileries, Saint-Cloud, Fontainebleau, Biarritz, Compiègne, la cour se produit un peu partout en France, proposant un spectacle mondain relayé par les échotiers. Visite du roi de Prusse, du tsar de Russie, réceptions chez le duc de Morny, le prince de Metternich, le prince Walewski, au Louvre et tout au long des expositions universelles… on ne finit pas de danser ! Chaque année, de janvier à mai, les quatre grands bals donnés aux Tuileries, véritable temple de la mondanité, accueillent 3 000 à 4 000 personnes. L’affluence est telle que l’on peut à peine y valser, même si l’empereur, piètre danseur dit-on, ouvre avec l’impératrice les festivités par un quadrille d’honneur. Qu’importe ! On y vient surtout pour voir et être vu. Si Paris, de son côté, s’amuse et « s’en fourre jusque-là » sur des airs d’Offenbach, les quatre autres petits bals des Tuileries sont objets de toutes les convoitises. Plus encore les bals travestis. L’impératrice les aime à la folie… On y croise le marquis de Galliffet en coq, la princesse de Metternich en diable noir, la comtesse de Castiglione en reine d’Étrurie… Narcissique, la tapageuse maîtresse de l’empereur offre sa beauté dévastatrice au photographe Pierre-Louis Pierson. Fascinante démonstration d’autoreprésentation à laquelle cède l’empire tout entier, y compris Eugénie, qui se livre à l’objectif en dogaresse (épouse du doge de Venise), son costume du bal des Tuileries de février 1863. Éblouie, Mme Mouton, une invitée, écrit : « L’impératrice était littéralement cuirassée de diamants et brillait comme une déesse au soleil. »

De la démesure à la prémonition… Trois ans plus tard, lors du bal de février 1866, l’impératrice apparaît en Marie-Antoinette, pour laquelle elle nourrit un véritable culte. « Cela n’a pas produit un bon effet », note Mérimée. Un homme masqué susurre à l’oreille de l’impératrice : « Votre costume est des plus vrais, aussi gare à la tête »… Le masque, qui fait partie du jeu, ne tardera guère à tomber. La défaite de Sedan, en 1870, puis la perte désastreuse de l’Alsace-Lorraine nourriront les pages les plus sombres de la « légende noire » du Second Empire, un « beau théâtre qui flambera en quelques heures pour ensevelir sous des cendres toute la frivolité empanachée » notera longtemps après Ferdinand Bac. « Sans blague aucune, c’était splendide ! » écrivait en 1867 Flaubert à George Sand au sortir d’un bal aux Tuileries…

Et la République vint à Versailles

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Les 5 et 6 juin 1982, François Mitterand accueille le sommet du G7 à Versailles. Ronald Reagan, Margaret Thatcher, Helmut Schmidt et leurs collègues du club des plus puissants dirigeants de la planète ont droit à une démonstration de l’art de recevoir à la française ©GAMMA-RAPHO

Avec la disparition de la cour, c’en est-il fini de la fête comme instrument politique ? Non. Et c’est à Versailles, incarnation de la grandeur de la France, que les IIIe, IVe et Ve Républiques vont jouer une partition improbable : d’Hailé Sélassié à George VI d’Angleterre en passant par la reine Juliana des Pays-Bas, le Shah d’Iran et la Shahbanou, l’empereur Hiro Hito ou Ronald Reagan, têtes couronnées et chefs d’État du monde entier défilent dans le palais. Mais terminé les extravagances telles celles organisées pour la reine Victoria en 1855. Banquet dans la galerie des Glaces, spectacle à l’Opéra royal ou dans la Chapelle royale, illuminations et feu d’artifice dans le parc, la fête républicaine s’installe dans une semi-routine prestigieuse codifiée en fonction des enjeux politiques. « Sans compter les Grandes Eaux, qui restent honorifiques, et que l’on fait jouer comme Louis XIV lorsqu’il recevait un ambassadeur ou un prince », note Raphaël Masson. Ainsi, toute la panoplie est déployée lors de l’éblouissante fête du 8 octobre 1896 donnée en l’honneur du tsar Nicolas II. Ou encore le 9 avril 1957, lors de la visite de la toute jeune reine Elizabeth d’Angleterre, reçue par le président René Coty, avec, cerise sur le gâteau, l’inauguration de l’Opéra royal fraîchement restauré. Les années De Gaulle jonglent entre la réception de Nikita Khrouchtchev en 1960 et la très glamour apparition du couple Kennedy en juin 1961, où Jackie, ravissante en robe longue et diadème, impose son élégance et séduit André Malraux, son voisin de table. Le dîner de gala donné en leur honneur dans la galerie des Glaces restera un des plus beaux souvenirs de la République en tenue de soirée. En mars 1969, le séjour de Richard Nixon au Grand Trianon – que le général vient de faire restaurer à grands frais pour y accueillir les invités de l’État – clôturera ce cycle gaullien.

« Jusque-là, lorsqu’un chef d’État était reçu en visite officielle à Versailles, un appartement de jour lui était attribué dans les appartements royaux pour lui permettre de se changer et de recevoir. » Ainsi, en 1957, la reine Elizabeth trouve à sa disposition la chambre de Marie-Antoinette. Elle s’y changea deux fois, relève la presse. Raphaël Masson poursuit : « Les cuisines étaient installées dans les cours intérieures du château, le service se faisait par des escaliers démontables pour éviter de passer par les chambres. Curieusement, le château n’est pas fait pour recevoir. » Ce que De Gaulle a compris puisqu’il fit aménager de véritables cuisines dans les sous-sols de Trianon, métamorphosé en hôtel de la République. Georges Pompidou s’en accommodera en invitant Leonid Brejnev et la reine d’Angleterre à y séjourner. « Après De Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing reste le président le plus en phase avec Trianon. Il assumait. Au point d’y fêter ses 50 ans en famille. » D’un président, l’autre… La fête se poursuit, grandiose, avec François Mitterrand qui signe la dernière grande représentation de la République lors de la réunion du G7 en juin 1982. La totale ! Versailles se métamorphose en un somptueux manifeste de l’art de recevoir à la française auquel assistent, éblouis, Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Helmut Schmidt… Entre Grandes Eaux et galerie des Glaces, le président socialiste a fait disparaître toutes les réticences qui pouvaient encore s’exercer à son égard. Il étale d’autant plus les fastes afférents à son pouvoir qu’en coulisse la France négocie une dévaluation humiliante avec son partenaire allemand.

Puis les présidents délaisseront Trianon, de peur de se voir accusés de mettre les pieds dans les pantoufles des rois. Enfin, presque… Le 26 mars 2014, François Hollande reçoit le président chinois Xi Jinping. Au programme, visite de la galerie des Glaces, concert à l’Opéra royal et dîner privé signé Alain Ducasse à Trianon. « Mais, signe des temps, de la musique chinoise est donnée en l’honneur de l’hôte. Une variante inédite. Jusqu’alors, on cherchait à mettre en valeur la culture française avec un morceau de Rameau, un acte de Molière ou de Racine. Du grand siècle toujours… » souligne, nostalgique, Raphaël Masson. O tempora, o mores…

Expos : « Fêtes et divertissements à la cour », château de Versailles, du 29 novembre 2016 au 26 mars 2017 ; « Spectaculaire Second Empire », Musée d’Orsay, jusqu’au 15 janvier 2017. 

Marianne Niermans

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