Si les handicaps des personnes autistes sont manifestes, la révélation de leurs talents est récente. Plusieurs découvertes devraient inspirer la prise en charge éducative.

Adam (le prénom a été changé) a 9 ans. Dès la maternelle, sa scolarisation a été très compliquée. Ne parlant pas, il présente de forts troubles du comportement. Mais dès la petite section, son instituteur décèle chez lui des talents « incroyables ». Au fil du temps, l’enfant développe la capacité de lire et d’écrire en trois langues : le français, l’arabe et l’anglais. Mais reste incapable de demander de l’eau s’il a soif, par exemple.

Aujourd’hui encore, « on voit qu’Adam est complètement envahi par son monde intérieur. Par exemple, il trace dans l’air des tas de choses avec son doigt », témoigne Isabelle Rolland, présidente d’Autistes sans frontières (ASF), qui suit l’enfant dans le Val-d’Oise.

Vers l’âge de 6 ans, après une longue errance médicale, Adam reçoit un diagnostic d’autisme de haut niveau (mais qui n’est pas un syndrome d’Asperger). L’école souhaite l’orienter vers une institution spécialisée. Ses parents se tournent vers ASF : un accompagnement est mis en place. Adam est scolarisé à mi-temps avec l’aide d’une auxiliaire de vie scolaire (AVS) formée à l’autisme. Il est aussi suivi par un orthophoniste et une psychomotricienne. Un éducateur spécialisé se rend à son domicile pour guider les parents. Cet accompagnement est financé pour moitié par les aides au handicap que reçoivent les parents, pour moitié par les fonds privés recueillis par ASF.

Adam est aujourd’hui en CE1. « Ses compétences en maths sont celles d’un enfant de CM1 ou CM2. Mais sans l’AVS, il ne ferait sans doute rien. Le langage oral reste très compliqué »,résume Isabelle Rolland. ASF milite pour une meilleure intégration scolaire de ces enfants. « Leurs scolarités se passent globalement bien. Tous ne pourront pas entrer au collège. Mais nous espérons qu’Adam le pourra. »

Les intelligences atypiques nous fascinent. Entre capacités hors normes – que souvent nous ne savons pas voir – et déficits majeurs, elles posent une question troublante. Et si l’inhabileté sociale coulait de la même eau cérébrale que certaines compétences singulières ? Si le cliché du « savant farfelu », à l’extrême, était validé par les neurosciences cognitives ?

Une fameuse galerie de génies illustre ce cliché. Alan Turing, père de l’informatique moderne, Charles Darwin, phénoménal créateur de la théorie de l’évolution, Grigori Perelman, mathématicien russe (Médaille Fields 2006), ou encore le pianiste Glenn Gould… Autant de pionniers solitaires, figures emblématiques de l’autisme de haut niveau. On discute aussi des cas de Newton, Champollion, Einstein… et aujourd’hui de Mark Zuckerberg.

Hétérogénéité de ces troubles

Certains n’ont vu leur génie reconnu qu’après leur mort, après avoir subi la calomnie et la stigmatisation. Trop visionnaires, iconoclastes, faisant valser les dogmes qui berçaient leurs contemporains, sans réparer cette audace par des ronds de jambe.

« La recherche est un vivier d’intelligences atypiques, capables d’emmagasiner un nombre incalculable d’infos sur un sujet donné », glisse Séverine Leduc, psychologue libérale spécialisée dans la prise en charge de l’autisme, à Paris. Elle cosigne avec le psychiatre David Gourion un passionnant ouvrage, Eloge des intelligences atypiques (Odile Jacob, 292 pages, 21,90 euros).

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Peut-on cerner l’intelligence autistique ? Première difficulté : « Il n’y a pas de “gold standard” [test de référence] pour le diagnostic d’autisme », rappelle le professeur Laurent Mottron, psychiatre-chercheur à l’université de Montréal (Canada). En 2013, le manuel diagnostique américain des troubles mentaux (DSM-5) a regroupé les troubles du spectre autistique (TSA) en une même entité, avec un noyau dur de symptômes, présents dès le plus jeune âge. Il y a d’abord « des déficits persistants dans la communication et les interactions sociales » : manque de réciprocité socio-émotionnelle, incapacité de tenir une conversation, partage réduit d’intérêts, d’émotions ou d’affects, difficulté à fixer le regard d’autrui, à se faire des amis…

Et il y a aussi « des modes restreints et répétitifs de comportements, d’intérêts ou d’activités » : stéréotypies motrices, écholalie (le fait de répéter une phrase entendue), rituels verbaux ou non verbaux, « intérêts très restreints et circonscrits, anormaux dans leur intensité ou leur orientation » (pour un personnage historique, des horaires de trains)… Autre critère-clé, « une hyper- ou une hypo-réactivité à des entrées sensorielles » : indifférence apparente à la douleur, réaction négative à des sons ou à des textures spécifiques, hypersensibilité tactile, fascination visuelle pour des mouvements…

Première difficulté : l’hétérogénéité de ces troubles. Le néophyte s’étonne : pourquoi regrouper, au sein d’une même famille, les cas de génies certes « bizarres » mais d’une intelligence hors normes et ceux de personnes non verbales qui restent, leur vie durant, très dépendantes d’une aide extérieure ?

« Des chercheurs doctorants, très intelligents et typiquement autistes, expliquent qu’ils retrouvent en eux des points communs avec des autistes sans langage oral : des problèmes de sensorialité, un besoin d’isolement, des intérêts forts et restreints », témoigne le professeur Bruno Falissard, pédopsychiatre à la Maison de Solenn (Inserm, hôpital Cochin, Paris).

Ignorance profonde de ce qu’est l’autisme

Certes, il n’y a pas d’ambiguïté sur le diagnostic des « autismes francs », ou « autismes infantiles classiques », décrits dès 1943 par le pédopsychiatre américain Leo Kanner (« isolement extrême », « désir obsédant de préserver l’immuabilité »).

Les « syndromes d’Asperger », décrits un an plus tard, ont été popularisés par le film Rain Man (1988), les séries télévisées Good Doctor, Atypical… les livres de Daniel Tammet… Contrairement à une idée reçue, tous les Asperger n’ont pas un haut potentiel intellectuel. Mais ils se distinguent des autres formes d’autisme (même si cette catégorie a disparu du DSM-5) par une absence de retard dans l’acquisition du langage oral.

« Notre ignorance profonde de ce qu’est l’autisme s’aggrave à ses frontières, notamment avec les notions de “phénotype élargi” et d’“autisme invisible”, cette cohorte de gens qui s’autodiagnostiquent », pointe Laurent Mottron.

Cet élargissement fait débat. Il expliquerait en grande partie l’essor du taux de TSA. « La prévalence de l’autisme typique ne change pas. Ce qui augmente, c’est la couronne, estime Laurent Mottron. Les critères sont devenus beaucoup trop larges, au risque de “perdre le signal”. L’autisme, plus on en parle, plus on en voit ! »

Il existerait cependant un continuum entre des « traits autistiques » (qui ne sont pas un autisme avéré) et ceux de la population générale dite « neurotypique ». C’est l’idée développée par le professeur Simon Baron-Cohen, psychologue à l’université de Cambridge (Royaume-Uni). On pourrait ainsi tracer une courbe en cloche (« gaussienne ») : en ordonnée, la fréquence de répartition de la population ; en abscisse, nos modes de fonctionnement cognitif. Plus on est à droite (rien à voir avec le bord politique), plus notre attention se focalise sur la communication sociale, au détriment de l’attention portée aux détails de notre environnement (dimension neurotypique). Plus on est à gauche, plus l’attention se focalise sur les détails de l’environnement, au détriment des signaux sociaux (dimension autistique). Question-clé : où placer le curseur de l’autisme, à l’extrême gauche de cette courbe ? « Pour moi, la position du curseur est très nette. Elle est là où commence l’absence de réciprocité dans les relations sociales. En tant que psychologue, je la repère très vite », témoigne Séverine Leduc.

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Puissance du cerveau autistique

Concentrons-nous sur les formes typiques d’autisme. Que sait-on de leur fonctionnement cognitif ? « Rien n’existe dans notre intelligence qui n’ait d’abord été dans nos sens », relevait Démocrite au Vsiècle avant notre ère. Une assertion encore plus vraie chez les autistes. « Quand ils résolvent des problèmes, ils montrent une surutilisation des zones et des fonctions cérébrales liées à l’expertise perceptive », résume Laurent Mottron.

Mais avant de parler d’intelligence autistique, il faut la détecter. Dès 2007, il montre avec Michelle Dawson, une femme autiste recrutée dans son labo, que les scores d’intelligence des enfants autistes s’effondrent quand on les mesure avec l’échelle de QI classique (l’échelle de Wechsler), très chargée en langage. En revanche, ils sont bien supérieurs quand on les mesure avec les matrices de Raven (des tests présentés sous forme de dessins), qui évaluent l’intelligence non verbale. « Les enfants avec des scores de Raven élevés sont classés à tort parmi les déficients intellectuels. »

Laurent Mottron et Simon Baron-Cohen ont été parmi les premiers à montrer la puissance du cerveau autistique. Notamment dans un article retentissant publié en 2011 dans Nature par le psychiatre de Montréal. « Le cerveau autistique surpasse le cerveau neurotypique dans toutes les tâches d’observation et de mémorisation de l’environnement, avec tous ses détails. Mais aussi dans les capacités d’abstraction qui lui permettent de modéliser cet environnement », résume David Gourion.

Comment ne pas songer à Darwin ? « Impossible de ne pas être fasciné par l’extrême minutie de sa qualité d’observation, son hyperfocalisation typiquement autistique », admire David Gourion. Rompant avec les doctrines religieuses, il a obstinément bâti sa théorie, recueillant avec minutie chaque indice d’évolution biologique des végétaux et des animaux qu’il a observés au cours de son périple autour du monde.

Expertise visio-spatiale et sensorielle

Dans le cerveau des autistes, l’imagerie a révélé une hyperconnectivité entre les neurones. Cette particularité expliquerait leur pensée systématique, leurs bien meilleures capacités visuelles et spatiales et leur hypersensorialité. Le cerveau autistique intègre simultanément tous les détails sensoriels, il les mémorise d’une façon extrêmement précise et durable. Les autistes sont aussi capables de détecter des structures similaires ou dissemblables dans de larges amas de données. Une compétence qui les rend précieux en informatique, par exemple, pour détecter les bugs d’un programme.

Mais cette expertise visio-spatiale et sensorielle s’exercerait au détriment des compétences sociales (le cerveau d’un neurotypique, lui, gomme une énorme masse d’informations socialement inutiles). Elle se paie aussi d’une grande fatigue cognitive et d’un stress, le cerveau étant saturé de bruits, de stimuli visuels et sociaux. C’est la théorie du « monde intense », proposée en 2007 par Kamila et Henry Markram, de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse. « Il y a ceux qui disent que les personnes autistes n’ont pas assez de ressentis. Nous disons exactement le contraire : ils ressentent beaucoup trop.(…) Mais le monde est bien trop intense, donc ils doivent se retirer. »

Une difficulté émerge : la fréquente confusion entre les hauts potentiels intellectuels et l’autisme de haut niveau. L’intelligence humaine, cette « bougie en plein vent » (Jules Renard, Journal, 1935), ne se laisse pas enfermer dans des chiffres de QI. Car le QI ne saisit qu’une dimension limitée de l’intelligence, alors qu’il en existe de multiples formes : émotionnelle, musicale, relationnelle, dans la vie de tous les jours…

« Les hauts QI peuvent ressembler à l’Asperger dans leur manifestation. Et les Asperger peuvent parfois avoir un haut QI. Mais la manie répandue de faire du haut QI un syndrome pathologique est une erreur », regrette Laurent Mottron. Parmi leurs ressemblances : l’intérêt pour la science, les problèmes, le fait de traiter beaucoup de données, l’ennui face à ce qui n’a pas d’intérêt ou qui est trivial, une tendance à l’introversion…

Certaines études ont suggéré que si 1,5 % de la population générale présente des traits autistiques plus ou moins légers, cette proportion grimperait à 10 % à 40 % chez ceux qui ont un haut potentiel intellectuel. « Des chiffres très contestables », juge Laurent Mottron. « Il y a un énorme biais de recrutement : les surdoués qui vont bien – la majorité – ne consultent pas ! », renchérit David Gourion.

Evolution de l’humanité

« Inventer c’est penser à côté », selon un mot prêté à Einstein. Par leur mode de pensée original, certains autistes ont-ils pu jouer un rôle clé dans l’évolution de notre espèce ?

« Dire que c’est un autiste qui a peint Lascaux me semble une hypothèse farfelue, estime Laurent Mottron. Les travaux de Bernard Crespi, au Canada, indiquent que l’autisme fait actuellement partie de l’évolution de l’humanité : il contribue au savoir humain. » Internet et les réseaux sociaux, aujourd’hui, n’ont-ils pas été faits par des autistes pour des autistes ? Ensuite les neurotypiques s’en sont emparés.

Doit-on voir l’autisme comme une force ou une faiblesse ? Deux visions s’opposent ici. La première plaide pour une meilleure prise en compte des spécificités et des compétences des personnes autistes. « J’ai travaillé de nombreuses années en recherche fondamentale auprès d’adultes autistes de haut niveau (…). C’est grâce à ces études que j’ai pu découvrir et mieux comprendre les forces des personnes autistes. Ces années ont forgé ma vision positive de l’autisme », écrit Laurent Mottron à une mère d’autiste. Mais depuis quelques années, il suit surtout des centaines d’enfants non verbaux. « Je demeure convaincu (…) que plusieurs de ces forces se retrouvent chez une majorité d’enfants, même chez ceux qui demandent un niveau de soutien important, et même si on ne les repère pas au premier regard. »

Mais cette vision positive a ses limites. « Quand mon fils de 10 ans se tape violemment la tête contre un mur, j’estime que c’est un handicap », ­témoigne Isabelle Rolland. « Peu de choses sont plus surréalistes, pour le parent d’un enfant gravement autiste, que la rhétorique de la neurodiversité », renchérit Amy Lutz, mère d’un enfant autiste, dans son blog sur Psychology Today. Leur crainte : que ce mouvement occulte les souffrances des personnes dont l’autisme est plus lourd.

De fait, le regard sociétal sur les intelligences Asperger a changé, analyse la docteur Laelia Benoit, pédopsychiatre à l’Inserm et à la Maison de Solenn. « Comme la société a besoin de leurs compétences, il y a une valorisation du “hors normes”. L’Asperger est devenu un syndrome sexy. Cette culture se nourrit des histoires de geeks asociaux, cachés derrière leurs ordinateurs, qui ont développé des start-up à succès et sont devenus millionnaires à 25 ans. Ce qui peut paraître individualiste – demander une école sur mesure, coder seul derrière son écran – est finalement source de bénéfice pour la communauté. » En France, une poignée d’entreprises se sont mises à recruter des personnes autistes Asperger, comme la start-up Avencod, spécialisée dans l’informatique. Un mouvement encore timide, bien loin du « welcome to aspies » des entreprises anglo-saxonnes.

Quelles stratégies éducatives ?

Au final, à quoi sert de mieux comprendre l’intelligence autistique ? A améliorer les stratégies éducatives.« La pire chose, à propos d’un enfant autiste, c’est de penser “il est dans sa bulle” », ­estime Laurent Mottron.

On croit qu’ils sont inattentifs à leur environnement ? « Les autistes sont des détecteurs de patterns, de motifs spatiaux [comme la forme des lettres]. Entre 2 et 4 ans, la plupart de leurs comportements spontanés consistent à aller rechercher des patterns dans leur domaine d’intérêt. » L’idée : s’appuyer sur ces intérêts restreints pour tenter de les élargir.

Prenons l’exemple du langage : « Près d’un tiers des enfants autistes diagnostiqués dans notre groupe parviennent à reconnaître le code écrit avec plus d’un an d’avance. » Ils apprennent tout seuls, de façon accélérée, à reconnaître les lettres et les chiffres. Pour ceux qui ne parlent pas, le langage écrit pourrait être un mode d’entrée dans le langage.

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Des pistes éducatives se dessinent – dont l’efficacité n’est pas encore prouvée. « Rien ne sert de se concentrer, chez ces enfants, sur les marqueurs de socialisation qu’on attend d’un enfant typique, comme le contact visuel ou le sourire. » On peut jouer à leur côté sans imposer d’interaction sociale, par exemple. Inutile aussi d’insister, vers l’âge de 3 ans, sur l’acquisition du langage oral, qui viendra de toute façon deux ans plus tard et ne peut être forcé.

Enfin, on peut mettre à leur disposition des outils de communication transitoires, comme des pictogrammes, qui correspondent à leur domaine d’intérêt. La grande difficulté, reconnaît Laurent Mottron, est que « chaque enfant autiste se spécialise très rapidement dans le traitement d’un domaine donné ». Fabienne Cazalis (CNRS-EHESS, Paris), de son côté, évalue chez des enfants autistes des tests et jeux éducatifs adaptés à leurs compétences. « Notre idée est de développer une plate-forme en ligne qui rende ces jeux accessibles. »

En France, la question des prises en charge des enfants autistes reste épidermique. En cause, le lourd passif des méthodes inspirées de la psychanalyse, qui incriminait la froideur supposée des mères dans l’autisme de leur enfant.

Avec l’arrivée des nouvelles générations de pédopsychiatres, le débat s’apaisera-t-il ? « Les idées bougent, les positions peuvent converger », veut croire le professeur Mario Speranza, pédopsychiatre au Centre hospitalier de Versailles (université Versailles-Saint-Quentin). Son équipe développe un programme de guidance parentale différenciée selon les difficultés des enfants et des parents. « Nous souhaitons le diffuser largement en France, dans le secteur public et associatif. Des demandes de financement sont en cours. »

Florence Rosier

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