Le look barbu, dont raffolent les hipsters, provoque une chute des ventes des rasoirs et des lames, et oblige les géants du secteur à réagir.

Bic s’affranchit. La marque française a dévoilé, mardi 28 mars, le lancement de deux nouveaux modèles de rasoirs rechargeables, le #5 et le #3. C’est une première grosse entorse à son concept de fabricant de produits jetables à petits prix, adopté dès sa création en 1975 par le baron Marcel Bich. Ce n’est pas la seule. La marque, challenger de l’américain Gillette, ne vendra pas ces articles dans les grandes et moyennes surfaces qui ont fait sa fortune. Foin de Leclerc, Carrefour, et autres hypermarchés : les recharges de ces modèles sont exclusivement vendues en ligne par abonnement au prix de 5 ou 9 euros, sur son site bicshaveclub.com. A ce jour, plus de 6 000 personnes se connectent quotidiennement à cette nouvelle adresse url.

Pourtant, « en France, le Web ne représente que 1 % du marché des rasoirs », estime Thomas Brette, directeur général des activités de rasage chez Bic. Alors pourquoi ce zèle soudain ? « La vente par abonnement de produits quotidiens est une tendance lourde de la consommation aujourd’hui », juge M. Brette, en évoquant l’américain Amazon, capable de livrer couches pour bébés et croquettes pour chiens à date fixe et prix cassés.

Une vidéo loufoque mais efficace

Le groupe n’est pas le premier sur le marché français de la vente en ligne de rasoirs sur abonnement. Une start-up parisienne, Big Moustache, le défriche depuis quatre ans. Fondé par Nicolas Gueugnier et « une bande de copains de Dauphine », université du 16e arrondissement de Paris, le site est en train de relancer son activité, avec l’appui de l’incubateur du cabinet de conseil Sia Partners, après avoir frisé la cessation de paiement. Fin 2016, sur le fil, Sia Partners a réglé ses dettes et lui a apporté 500 000 euros en échange de 33 % du capital. Grâce à des abonnements à partir de 2,50 euros par mois et la vente de mousses et savons, M. Gueugnier espère « boucler l’exercice 2017 avec 1,5 million d’euros de chiffre d’affaires ».

Bic – numéro trois du marché des rasoirs en France – et Big Moustache se hâtent avant l’arrivée fort probable de Dollar Shave Club. Les deux acteurs connaissent parfaitement cette start-up américaine née en 2013. Le premier sait combien elle a fait du tort à Gillette aux Etats-Unis. Le second s’en est inspiré pour lancer son activité en France.

« Dollar Shave Club ? C’est un des grands lancements des dernières années sur le marché », convient Dimitri Jallade, directeur général de la division soin de Philips en France. En quatre ans, le site fondé par Michael Dublin s’est imposé auprès de plus de 3 millions d’utilisateurs. L’entrepreneur s’est fait un nom grâce à une vidéo complètement loufoque mise en ligne en mars 2012.

Dans ce film de deux minutes, M. Dublin déploie tout son bagout pour vanter ses lames de rasoirs fabriquées en Corée et vendues par abonnement entre 1 et 9 dollars par mois. « Nos lames ont une putain de qualité », proclame ce trublion, avant d’interpeller l’internaute. « Vous aimez vraiment dépenser 20 dollars par mois pour acheter des rasoirs ? Roger Federer en récupère 19 », ironise M. Dublin raquette de tennis à la main, en faisant allusion au champion suisse qui, pendant des années, se rasait de frais pour toucher de Gillette un chèque de 3 millions de dollars par an. A ce jour, la vidéo a été visionnée plus de 24 millions de fois.

Depuis, sans aucune autre publicité, le site de Dollar Shave Club a capté 16 % du marché américain des lames de rasoir. Son chiffre d’affaires a atteint 150 millions de dollars en 2015. L’an dernier, c’est la consécration pour cette start-up : après avoir étudié une simple entrée au capital, Unilever la rachète. Le montant de la transaction fait tourner les têtes : le groupe anglo-néerlandais, qui fabrique le shampooing Dove et les glaces Miko, a mis sur la table 1 milliard de dollars. « Il se lancera en France, c’est évident », juge un concurrent.

La mode de la barbe, une plaie pour les fabricants

Le microcosme du poil s’inquiète de ce nouveau Goliath. D’autant que la tendance n’est plus à l’ultra-près, à la peau de bébé et au glabre, dont Gillette et Bic ont fait leur fond de commerce. La mode, c’est la barbe. Partout, en France comme aux Etats-Unis, ce look s’est imposé. Et cela fait plus de six ans que cela dure.

« Jeunes ou vieux, de droite comme de gauche », à Paris, comme en province, les hommes de 2017 portent la barbe, observe Pierre Bisseuil, directeur de recherches dans le cabinet de tendances Peclers. Elle n’est plus réservée aux seuls hipsters parisiens, ces hommes virils ultralookés. Jean Dujardin, Guillaume Canet ou Laurent Delahousse y ont cédé. « Même George Clooney », s’amuse Sabrina You, responsable marketing de Remington. La tendance serait une sorte de manifeste, de contre-tendance virile au « féminisme dominant » tout comme dans les années 1970, ou, c’est selon, « d’éloge de la paresse » chez les « urbains qui renouent avec leur côté sauvage ». Soit. Elle est surtout une plaie pour les fabricants.

Car, dès lors, le bassin de clientèle de Gillette, Wilkinson et autres Bic se rétracte. En France, « près de 75 % des hommes âgés entre 18 et 35 ans ne se rasent que deux à trois fois par semaine », chiffre une étude publiée par Philips. Et les plus jeunes raffolent de cette pilosité. Entre l’âge de 18 et 25 ans, quasiment un homme sur deux porte la barbe de trois jours. Cette tendance fait dévisser le marché mondial du rasage estimé à 15 milliards de dollars.

Aux Etats-Unis, les ventes ont chuté de 5 % en valeur l’an dernier. En France, le marché des lames a perdu 1,35 % en un an ; celui du rasoir jetable plonge de 5,5 %, selon AC Nielsen. Au grand dam de Procter & Gamble, propriétaire de la marque Gillette depuis son rachat pour 57 milliards de dollars en 2005. L’Américain a vu ses ventes de produits dits de grooming (toilettage, en anglais) tomber à 6,8 milliards de dollars en 2016, après une chute de 8 %. Le groupe américain a déjà réagi.

Pour satisfaire les adeptes de la Toile, il a lancé son propre site de vente en ligne de produits de rasage. Ça n’a pas été suffisant. Son PDG vient d’annoncer que, dès ce mois d’avril, il taillera de 20 % dans les prix des rasoirs Gillette. « Il en a les moyens. Pendant des années, la marque s’est accordé de très confortables marges en vendant très cher ses recharges », juge un concurrent.

Sera-ce suffisant ? A en croire des spécialistes, il en faudrait davantage pour rattraper par le col ceux qui se sont convertis à la simplicité de l’achat en ligne et à l’abonnement peu onéreux. Il ne sera pas aisé de convaincre les jeunes qui portent la barbe de reprendre le rasoir. Les habitudes adoptées jeune se conservent souvent toute la vie.

La tendance au port de la barbe fait cependant de nombreux heureux. Beaucoup de coiffeurs pour hommes deviennent barbiers, s’accordant ainsi un chiffre d’affaires additionnel, en sus de la coupe de cheveux. Big Moustache songe à ouvrir une boutique dans la capitale comme pour mieux rivaliser avec celles de La Barbière de Paris, figure du milieu. En province aussi, à Marseille comme à Grenoble, ces échoppes rétro renaissent. Les blogueurs mode et beauté leur attribuent des notes, en font des classements.

Mais c’est surtout en magasins que se joue un autre palmarès : celui des ventes. Car les fabricants de tondeuses pour les particuliers se frottent les mains. « Depuis six ans, les ventes progressent de 10 % par an en France », fait valoir Sabrina You. Et plus aucun modèle ne ressemble à la tondeuse de grand-papa. La marque américaine Remington a inventé un réservoir qui aspire les poils coupés, puis un modèle à écran tactile « comme un iPhone ». Du coup, les prix grimpent. Les tarifs moyens dépassent désormais « les 50 euros », juge Mme You.

Investir le Net pour toucher les geeks

Philips a lui fait dans le moins cher, avec son OneBlade, mi-tondeuse mi-rasoir vendu dans les hypermarchés et en ligne, à partir de 29 euros. La mécanique commerciale est celle qui a fait le succès de la marque Gillette. Philips vend le manche de son appareil à bas prix. Il est seulement compatible avec des lames dont les recharges sont proposées à partir de… 15 euros. « Nous en avons vendu 700 000 exemplaires en France, depuis son lancement en 2016. C’est trois fois notre objectif de vente », souligne Dimitri Jallade. Le néerlandais a investi le Net pour vendre aux jeunes geeks. La Toile représente déjà un tiers de ses ventes.

Et en magasin, pour séduire les hommes plus mûrs, il est allé précisément chasser sur les plates-bandes de Gillette en s’implantant au beau milieu du rayon hygiène masculine des hypermarchés et non dans le rayon habituel des rasoirs électriques et autres articles de petit électroménager. Résultat : ceux qui ont abandonné le rasage Gillette découvrent au même endroit de quoi entretenir leur barbe. Procter & Gamble n’a pas dit son dernier mot. Sa marque Braun s’apprête à lancer une nouvelle tondeuse multifonction. Et Nivea, autre géant de l’hygiène, va bientôt se lancer sur le marché. La bataille du poil ne fait que commencer.

Juliette Garnier

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