Les vidéos beauté totalisent près de 15 milliards de vues par jour sur YouTube. Les grandes marques n’en représentent que 3 %, les youtubeuses ­contrôlant le reste.

Elle s’appelle Marie Lopez. A seize ans, elle crée sur YouTube son « vlog » (blog vidéo) de conseil en fringues et maquillage, Enjoy Phoenix. Bilan : 1,3 million d’abonnés. Une révolution qui fait exploser les codes de la communication.

Elle avait quinze ans et pas d’amies. Pour se sentir mieux, Marie Lopez se réfugie sur Internet, y découvre les « vlogueuses ». Ces filles installent une caméra dans leur chambre et se créent une chaîne YouTube, rien de plus simple. Elles peuvent ainsi dispenser « ex camera », comme on disait « ex cathedra », conseils de fringues et de maquillage. Les ados adorent le « vlog », ce support qui allie le principe du blog à l’outil vidéo. Quoi de mieux pour montrer comment étirer ses mèches, courber ses cils, effacer une tache d’acné. Trop bien ! Marie se rend compte que ces jeunes filles suscitent autour d’elles une « communauté » qui les suit, les écoute, en un mot, qui les aime, et Marie veut se faire aimer. Elle se lance en 2011, n’a pas seize ans. Cette jeune Lyonnaise, fille de navigants chez Air France, baptise sa chaîne « Enjoy Phoenix », puisqu’il s’agit pour elle de renaître de ses cendres. Après un premier sujet, « Comment boucler ses cheveux avec un lisseur », son auditoire grimpe doucement.

Les Françaises les plus populaires comptaient alors au mieux 5.000 abonnés. Marie sera la première à franchir le cap des 100.000. Ses chiffres explosent le jour où elle raconte le mal que lui ont fait au lycée des harceleuses, elle fond en larmes, les « sweet teens » se reconnaissent en elle, lui ­confient combien elle les a touchées. Sa communauté est vraiment soudée, la vénère, comme une rock star. A une réunion organisée chez Sephora à Lyon, elles sont venues par milliers ! Cette vénération, ce pouvoir d’influence n’ont pas échappé aux ténors du make-up, qui voient leur autorité prescriptive remise en question par des collégiennes immatures. Avec 1,3 million d’abonnés (90 % de filles), Enjoy Phoenix bat tous les magazines féminins, se compare aux stars américaines de ce monde YouTube telle Bethany Mota, dix-neuf ans, plus de 8 millions de suiveuses. Percer n’est pas évident quand 100 heures de vidéo sont ajoutées chaque minute sur YouTube. Mais Marie était pro, avant de l’être vraiment. Quoi qu’il arrive, elle poste deux vidéos par semaine, douze heures de travail au moins, elle peut passer vingt minutes à expliquer comment se laver les cheveux, les ados fondent : « C’est comme une copine, on lui fait ­confiance », dit l’une d’elles. Il y a deux ans, elle a passé son bac (avec mention) puis laissé tomber la fac, car elle vit (bien) de ce qui est devenu son métier, les grands se la disputent, l’inondent de produits. M6 lui a confié Rose Carpet, sa chaîne beauté sur le Web, laquelle renvoie à T’as Pas du Gloss ?, celle de Gemey-Maybelline, où la nouvelle star discute « nail art », make-up ou détox. On se croirait dans un salon de coiffure.

A Cannes, elle a monté les marches, on l’a vue sur les murs du métro illustrant la campagne de YouTube. Aux Etats-Unis, Bethany Mota a sa collection de vêtements, Michelle Phan, 7 millions de fans, est devenue l’un des visages Internet de Lancôme.

Mais pas question que ces nouvelles égéries, Fressange 2.0, se transforment en panneaux publicitaires. Les abonné(e) s veulent que les partenariats soient signalés : « Sinon, je me désabonne », dit Irène, l’une d’elles. La ­confiance, la proximité, c’est leur capital : « Entre une copine qui conseille sa “BB cream” et un magazine, il n’y a pas photo. » Elles ne cachent pas leurs boutons, on les voit se maquiller le matin, promener leur chien. Elles se donnent à 100 %, d’où l’adhésion qu’elles suscitent. Les réseaux sociaux, YouTube, Instagram, sont des formidables démultiplicateurs de messages, mais attention au faux pas, la sanction est immédiate dans ce monde binaire du « J’aime-J’aime pas ». Enjoy, Irène et ses copines ont mis par-dessus tête les codes de la communication. « On n’est plus dans la logique publicitaire où l’annonceur définit sa communication. Désormais, c’est lui qui doit adapter les codes de sa marque à un contenu déjà produit », analyse Ivan Nayfeld chez Webedia. Bref, il n’a pas le choix : « De toute façon, il faut répondre à leurs attentes, c’est notre public de demain », constate L’Oréal Paris. Aujourd’hui, les vidéos beauté totalisent près de 15 milliards de vues par jour sur YouTube, mais les grandes marques n’en représentent que 3 %, les youtubeuses ­contrôlent le reste.

Le philosophe Yves Michaud résume : « YouTube permet une culture horizontale où les youtubers seuls disposent d’un pouvoir de prescription. » « Les marques étaient vécues comme distantes », complète Enjoy Phoenix. Olivier Billon a créé Faces Network, une agence de blogueurs : « Les réseaux sociaux obligent à une certaine humilité. »

Pour monter à bord, les marques montrent patte blanche, contournent l’obstacle, « créent des ambiances », du « brand content », des concours comme « The Brush Contest », trophée mondial du maquillage lancé par L’Oréal Paris. Enjoy y a siégé au jury aux côtés d’Inès de La Fressange. Elle a adoré : « C’était déjà l’égérie de mes parents ! » L’américain Nyx, né en 1999, racheté par L’Oréal, une palette de couleurs à faire se damner les « beauty junkies », plus de 100 nuances pour un rouge à lèvres, ne s’exprime même pas lui-même, laissant faire le « buzz » d’une communauté « addict ». Benefit, le roi du « bar à sourcils », une exclusivité Sephora, mise aussi sur le tout digital et organise des « meet-up » (rencontres) avec les « vlogueuses » sur les lieux de vente. C’est à leur tour de tout faire pour se faire aimer.

« Enjoy ! »

Sabine Delanglade

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