Acteurs pakistanais interdits de films, pots de vin et hymne national avant les séances, Bollywood subit les pressions des fondamentalistes hindous.

La nuit est tombée depuis longtemps dans le quartier d’affaires de Nariman Point et les cinéphiles se pressent à la séance de 21 heures du multiplexe Inox, qui jouxte le Parlement de l’Etat du Maharashtra, au sud de Bombay. Le dernier blockbuster de Karan Johar, Ae dil hai mushkil (« Un cœur dur »), est à l’affiche depuis fin octobre et Shashi, la cinquantaine, est venu en famille se régaler de trois heures de mélo dans une salle dernier cri équipée de fauteuils-couchettes. « On ne pouvait pas rater ça, on adore Johar et les acteurs qui jouent dans ce film », explique-t-il en faisant la queue.

A côté, sa femme, en sari vert amande, acquiesce d’un dodelinement de tête. Il faut dire que les rôles-titres sont tenus par trois vedettes de Bollywood, Ranbir Kapoor, Anushka Sharma et Aishwarya Rai (Miss Monde 1994). Ce que l’affiche du film ne dit pas, c’est que le Pakistanais Fawad Khan figure aussi au casting. « Les Pakistanais n’ont rien à faire en Inde et c’est la dernière fois qu’on laisse passer ça », murmure Shashi, dents serrées.

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Ae dil hai mushkil a bien failli rater sa sortie sur les écrans. Fin septembre, des insurgés pakistanais ont tué une vingtaine de soldats indiens dans la caserne d’Uri, au Cachemire, et l’Armée de renaissance du Maharashtra (MNS), un parti régionaliste d’extrême droite de Bombay, a menacé d’attaquer tous les cinémas qui s’aventureraient à le projeter.

Une catastrophe annoncée, pour une production dont le budget a dépassé le milliard de roupies (13,8 millions d’euros). Le réalisateur, considéré comme l’un des porte-voix de la profession à Bollywood, a courbé l’échine et accepté de verser l’équivalent de 690 000 euros à une fondation de soutien à l’armée indienne, pour sauver son film.

1,5 milliard de roupies

Shashi est agressif : « Je me fous du MNS, ce n’est pas la question. Ce que je veux, c’est qu’on arrête d’être accueillant avec ceux qui attaquent mon pays. » Mais chut ! La projection va commencer. La salle se lève d’un seul mouvement pour chanter l’hymne national. Avant le lancement du générique, un message sur fond noir apparaît, saluant « nos soldats et tout ce qu’ils font pour nous protéger ».

En trois semaines, Ae dil hai mushkil a amassé plus de 1,5 milliard de roupies de recettes (20 millions d’euros), l’une des meilleures performances de l’année en Inde. « Le film fait un carton parce que c’est une belle production, affirme Madhavi, une jeune actrice originaire du Cachemire qui souhaite cacher sa véritable identité. Même sans cette polémique, il aurait bien marché. »

« Si vous me citez, ils vont enquêter sur moi, ils m’accuseront d’être antinationale et je serai contrainte de quitter Bombay », assure-t-elle dans un café discret de Bandra, le quartier le plus m’as-tu-vu de la mégapole. « Ils », ce sont les fondamentalistes hindous du MNS. « Avec [Narendra] Modi premier ministre, le Cachemire est devenu une question religieuse et le cinéma une cible facile », s’énerve Madhavi, qui tient des informations de copains ayant participé au montage d’Ae dil hai mushkil. « Dans le scénario, la ville pakistanaise de Lahore a été remplacée au dernier moment par la ville indienne de Lucknow, et le film a subi des coupes », prétend-elle.

Côté MNS, on assume fièrement la controverse. « Il est inacceptable que des Pakistanais jouent dans des films indiens, nous le disons depuis des années », explique Tushar Aphale, président du parti dans la circonscription de Bandra-Ouest. Il n’a pas digéré que des acteurs pakistanais aient condamné sur Twitter les attentats de 2015 à Paris et qu’ils n’aient rien dit après l’attaque d’Uri, en septembre.

« Notre ville a été visée par plusieurs bombes dans les années 1990 ; en 2008 elle a été assiégée pendant trois jours par des terroristes pakistanais, et il ne faudrait rien faire ? »

Tushar Aphale se félicite que le réalisateur de Ae dil hai mushkil ait versé de l’argent. Mais ce dont il est « particulièrement fier », c’est que la Guilde des producteurs de cinéma et de télévision d’Inde ait juré de ne plus jamais faire travailler d’acteurs pakistanais. Il reconnaît néanmoins avoir des arrière-pensées politiques. En février 2017, des élections municipales se tiendront à Bombay et sa formation veut à tout prix obtenir davantage que les vingt-huit sièges qu’elle détient actuellement, sur un total de 227.

« Le MNS très populaire »

« Le MNS fait du bruit pour se faire remarquer mais il est aussi très populaire, car il contrôle les services de l’eau et des routes », souligne la réalisatrice Shona Urvashi, qui voit dans cette affaire la version locale du mouvement de repli planétaire exprimé en Europe par le Brexit, et aux Etats-Unis par l’élection de Donald Trump. « C’est la même peur, exprimée différemment », dit-elle. Originaire du Sindh, une province située aujourd’hui au Pakistan, cette Indienne ne se formalise pas de la « rançon » versée par Karan Johar : « L’Inde fonctionnera toujours comme ça. »

Dans l’immédiat, l’horizon se rétrécit pour le recrutement d’acteurs. « Cette histoire est digne du maccarthysme, elle réduit les frontières de la création alors que pour nous, malgré la partition de 1947, les Pakistanais ne sont pas des étrangers, explique Nandini Shrikent, directrice de casting à Bollywood. Le film Ae dil hai mushkil est le bouc émissaire d’un débat politique qui nous dépasse totalement. »

Deux autres films sont aujourd’hui dans le collimateur du MNS : Dear Zindagi, du metteur en scène Gauri Shinde, coproduit par Karan Johar et avec le comédien pakistanais Ali Zafar, sur les écrans à partir du 25 novembre. Et Raees, un thriller de Rahul Dholakia annoncé pour 2017, dans lequel devait bientôt tourner l’actrice pakistanaise Mahira Khan.

Entre un tournage et le lancement de sa collection de vêtements, la costumière Smriti Sinha donne rendez-vous dans un jardin de Bandra, à l’abri des regards.

« Boycotter les films ne mène à rien, cela sert surtout à détourner l’attention du public des vrais sujets de fond. Les mêmes qui montrent du doigt les artistes pakistanais ne manqueraient pour rien au monde les séries de Zee TV, dont le beau Fawad Khan [acteur et chanteur pakistanais] est la mégastar. Pendant ce temps-là, on ne parle pas du problème des retraites de nos militaires, ni des attentats qui frappent aussi le Pakistan. »

« Ce n’est pas la première fois qu’un truc pareil se produit ; d’autres artistes ont été interdits de séjour en Inde mais les pages se tournent vite », estime la productrice Deepika Gandhi, qui se demande ce que vont faire les productions pakistanaises, habituées à tourner en Malaisie ou en Thaïlande en faisant appel aux réalisateurs indiens, réputés plus créatifs que leurs homologues du « pays des purs ». Elle souhaite aussi « bonne chance » à ceux qui, comme l’écrivain Harsh Narayan, ambitionnent de faire un film sur les liens culturels très forts qui lient l’Inde et le Pakistan. Depuis le diktat du MNS, celui-ci doute sérieusement de voir son projet aboutir.

Stéphane Picard

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