Réseautage au déjeuner, culture de l’implicite, individualisme… Les entreprises françaises vues par leurs cadres étrangers.
Pour cerner les forces et les faiblesses de la culture d’entreprise française, des chercheurs ont donné la parole à plus de 2200 cadres étrangers employés par les grands groupes du CAC 40.
Réseautage au déjeuner, culture de l’implicite, de la performance, individualisme et autoritarisme: autant de caractéristiques des grandes entreprises qui seraient en fait des spécificités françaises. Et comment mieux s’en rendre compte qu’en donnant la parole aux managers étrangers employés par les groupes du CAC 40? C’est l’originalité de la recherche au «regard inversé» menée par Frank Bournois, DG d’ESCP Europe, Ezra Suleïman, professeur à l’université de Princeton et Yasmina Jaïdi, maître de conférences à l’université Paris 2 Panthéon-Assas. Mais loin d’eux l’idée de faire du «French bashing»: «Nous voulons au contraire mettre en lumière les forces du management à la française», explique Yasmina Jaïdi. Entre novembre 2013 et février 2015, ils ont interrogé plus de 2200 managers étrangers employés dans 19 grands groupes français dont 18 cotés au CAC 40, parmi lesquels Airbus Group, Bouygues, BNP Paribas, Danone, L’Oreal, LVMH, Orange, Renault, Suez Environnement, Total, Vinci et bien d’autres… Un livre présentant les résultats complets est prévu pour 2016.
Premier constat: les grandes entreprises françaises, tout en entretenant un «savoir-vivre» national et une dynamique de la relation individuelle qui les rend plus humaines, reposent sur une culture de la performance (pour 78% des répondants), le principal facteur de progression… jusqu’à un certain point. Pour accéder aux postes du «top management» interviennent d’autres facteurs, ce qui suggère l’existence d’un plafond de verre: maîtrise de la langue, importance des réseaux et des grandes écoles. «Les étrangers ne comprennent pas que quelqu’un qui a 40 ans mentionne encore qu’il est passé par Polytechnique, détaille Yasmina Jaïdi. Cela a un effet d’aura sur sa carrière presque indépendamment de sa performance».
A travers l’étude se dresse un portrait robot du«senior manager» français vu par les étrangers: accessible mais autocratique (c’est lui qui décide in fine), peu explicite (il faut le comprendre à demi-mot), préoccupé par sa propre carrière plus que par le collectif. Mais les répondants confient aussi avoir été «inspirés par des managers de haut niveau, bien armés pour pousser la réflexion et faire grandir leurs collaborateurs», souligne Yasmina Jaïdi.
Culture de l’implicite
S’il fallait isoler une vraie grande difficulté du management à la française, ce serait en fait la culture de l’implicite. «L’une des premières choses que j’ai ressenties, c’est que l’on attend une compréhension rapide des codes culturels, mais que cette attente n’est pas exprimée explicitement», explique Rui Moreira, chef de projet RH international chez L’Oreal, un Brésilien arrivé en France il y a 8 ans. «La culture du non-dit peut ralentir le processus d’intégration, au même sens qu’un décodage sincère peut l’accélérer». L’importance du déjeuner en est un exemple flagrant. «Les managers notamment de culture anglo-saxonne, plutôt habitués à manger un sandwich sur le coin du bureau, ont du mal à intégrer la dimension stratégique de ce moment», explique Yasmina Jaïdi. «Ils se pénalisent en pensant que ça n’est pas important». Le fait que beaucoup de décisions importantes soient prises de manière informelle est également un facteur de déstabilisation.
Résultat, les étrangers mettraient en moyenne un peu plus d’un an à s’adapter à la culture de l’entreprise. «J’ai souvent observé des étrangers arriver au siège et petit-à-petit adopter les codes vestimentaires de la ville et de l’entreprise. Ces détails qui paraissent anodins peuvent aider à se sentir “faire partie du groupe”», observe Rui Moreira. Mais attention: il ne doit pas s’agir de «se franciser». Car certes, «la diversité introduit un risque de chaos et peut nuire à l’efficacité, mais une société où la diversité est bien managée est plus efficace qu’une société homogène», relève Denis Neymon, DRH de Suez Environnement. Le groupe, qui veut passer de 35% de cadres étrangers dans son top 140 à 50% d’ici 2017, a mis en place une formation de ses dirigeants au management interculturel suite à l’étude. Les grands groupes français, de plus en plus internationaux, ont bien compris l’enjeu de savoir s’adapter aux cultures locales. «Mettre à profit sa différence culturelle est très valorisé», confirme Rui Moreira, «mais il faut le faire en respectant la forme et les codes de communication français!».
Levier d’action
Au final, tout le monde a vu d’un bon oeil cette étude, comme en témoigne le taux de réponse de 46% contre 20-25% d’habitude pour une recherche en management. Les managers français ont une idée de la manière dont ils sont perçus, les entreprises bénéficient des résultats pour cibler les atouts et les défauts de leur culture, et mieux intégrer leurs managers étrangers (faire venir des expatriés représente un coût, a fortiori si l’intégration se passe mal). Et enfin, ces derniers sont heureux de partager leur vécu.