Dans son livre « Les couilles sur la table », la journaliste Victoire Tuaillon revisite les thématiques abordées dans son podcast, qui interroge les masculinités avec un point de vue féministe.

Son podcast Les couilles sur la table (https://www.binge.audio/category/les-couilles-sur-la-table/) vient de souffler sa deuxième bougie. Et il cartonne, avec plus de 500.000 écoutes mensuelles. Deux fois par mois, Victoire Tuaillon, sa créatrice, s’interroge sur les masculinités, mais avec un regard féministe. Pas question pour la journaliste d’offrir une tribune aux commentateurs ou un recueil d’opinions. C’est avec l’éclairage de chercheuses et chercheurs, de philosophes, sociologues et autres têtes bien remplies que la journaliste décrypte nombre de phénomènes liés à la domination masculine et ses conséquences. « Pour penser le genre et aborder ces questions de façon dépassionnée, l’expertise d’universitaires, qui présentent des travaux étayés, est précieuse », explique-telle. Grâce à ce succès, Les couilles sur la table (https://fr.ulule.com/livrelescouillessurlatable/) sont désormais aussi un livre, à paraître le 30 octobre prochain.

Dans votre ouvrage, vous reprenez la théorie selon laquelle la virilité est un privilège, mais aussi un piège. En quoi est-elle un piège ?

D’abord, il ne faudrait pas penser que les hommes souffrent autant de la domination masculine que les femmes. Selon Pierre Bourdieu, la virilité est un piège pour les hommes parce que cela leur impose de l’affirmer en toutes circonstances. Incompatible avec les sentiments et la vulnérabilité, elle fait croire aux hommes qu’ils sont forts, n’ont besoin de personne ni de s’investir dans des relations sentimentales. C’est le terreau d’une société dans laquelle il ne fait pas bon vivre. Une société profondément imprégnée de misogynie et de sexisme, que l’on justifie avec des croyances erronées sur ce qui serait de l’ordre du naturel, du biologique.

Vous dites que l’éducation des petits garçons se fait dans une certaine forme de « violence ». Quelles en sont les conséquences ?

C’est l’une de mes interrogations : pourquoi la majorité des auteurs de violences sont-ils de genre masculin ? C’est au coeur même de ce qu’est la masculinité, comme le souligne le philosophe Paul B. Preciado (https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_B._Preciado) : « La masculinité, c’est l’usage légitime de la violence ». En pratique, la société tolère beaucoup de violences masculines. C’est le cas du viol, qui est une violence à la fois atroce et banale. Selon les chiffres dont on dispose, 15 % des femmes en France ont déjà été violées. Il y a donc beaucoup de violeurs, et pourtant, très peu sont condamnés.

Mais la violence n’a rien de naturel, il faut s’interroger sur son sens et son origine. Infliger une violence à quelqu’un, c’est considérer qu’on a le droit de le faire. Des hommes harcèlent et agressent des femmes parce que dans les faits, il ne leur arrive souvent rien. Il y a un climat de tolérance aux violences sexuelles et sexistes, donc une impunité de leurs auteurs. Pourquoi ? Parce que la masculinité est construite comme étant supérieure au féminin.

La virilité est-elle différente de la masculinité ?

La virilité est un attribut qui correspond à des archétypes de puissance, notamment sexuelle, et d’autorité. Les archétypes de la virilité peuvent être le guerrier, le cow-boy ou encore l’athlète. Et il n’y a pas une, mais plusieurs formes de masculinités, hiérarchisées entre elles. La masculinité hégémonique, notion forgée par la sociologue australienne Raewyn Connell (https://fr.wikipedia.org/wiki/Raewyn_Connell), se construit en dévalorisant d’autres formes de masculinités, lorsqu’on n’obéit pas aux codes de la masculinité dominante, que l’on ne correspond pas aux stéréotypes de genre. On le voit avec les discriminations et les injures dont sont notamment victimes les personnes LGBT. Pourquoi le mot « enculé » est-il encore aujourd’hui considéré comme une insulte ? Parce qu’il ne correspond pas à la norme de l’homme viril qui pénètre.

Il y a aussi un lien avec la classe sociale : ce n’est pas le plus viril qui est en position hégémonique. Les masculinités populaires sont elles aussi dévalorisées. Ainsi, un homme noir, gay, issu d’un quartier populaire sera plus sujet aux discriminations qu’un homme blanc issu d’un milieu privilégié.

Beaucoup d’aspects de notre vie quotidienne résultent d’une société construite par et pour les hommes. Pouvez-vous donner quelques exemples ?

L’une des questions majeures qui est régulièrement posée dans Les couilles sur la table est de montrer à quel point notre société est androcentrée : notre modèle de pensée est masculin. Notre monde est construit au « masculin neutre », ce qui implique que la femme est toujours considérée comme une particularité, une déviation de l’être humain standard. On le voit jusque dans le domaine de la santé. Il y a par exemple cinq fois plus de recherches médicales portant sur les troubles sexuels masculins que sur ceux qui touchent les femmes. Comment expliquer que l’on n’ait toujours pas trouvé de remède à l’endométriose, alors que c’est une maladie qui touche plus d’une femme sur dix ? On ne connaît l’anatomie exacte du clitoris que depuis 1998, et il n’est pas encore correctement représenté dans la totalité des manuels scolaires ! Cette méconnaissance influe sur la façon dont les femmes ignorent le fonctionnement de leur propre corps.

La masculinité peut-elle exister en égalité avec la féminité ?

Dans cet état d’esprit de masculinité dominante, être un homme, c’est non seulement ne rien avoir de féminin, mais aussi être mieux qu’une femme, ne pas aimer des choses et activités étant codées comme féminines. La masculinité est un apprentissage, du corps et de l’esprit. C’est, encore trop souvent, considérer qu’on est responsable de certains domaines et pas d’autres. Pourquoi, aujourd’hui en France, les femmes prennent en charge les deux tiers du travail domestique, sans parler de la charge mentale ? Ce sont des constructions : rien ne dit que les femmes sont prédestinées à s’occuper de la maison, du ménage et des enfants. Pourtant, l’économie et la société reposent sur le care, un travail indispensable – domestique et d’éducation des enfants – assuré gratuitement par les femmes. Il faut changer cela.

A l’ère post-MeToo, beaucoup d’hommes se posent des questions à la fois sur leur masculinité et sur leur rapport aux femmes. Y a-t-il une crise de la masculinité ? Et que conseiller aux hommes qui souhaitent favoriser les droits des femmes ?

Il y a toujours eu des discours sur la crise de la masculinité, bien avant MeToo. Chaque fois que les femmes ont revendiqué ou obtenu plus de droits, des voix masculines se sont élevées, parce que cela remet en cause leur domination.

Ceux qui veulent évoluer peuvent déjà être des alliés. En se remettant en question, en écoutant ce que les voix féministes ont à dire. Si on veut que les femmes aient plus de pouvoirs, il faut que les hommes renoncent en partie aux leurs. Etre un allié, c’est ne pas faire subir de violences aux femmes, être irréprochable dans son comportement, mais aussi prendre en charge le travail parental et domestique. On apprend d’abord par imitation. Donc on peut toujours dire à son fils que la répartition égale des tâches domestiques est fondamentale, s’il voit seulement sa mère faire le ménage, il reproduira ce schéma.

Ce sont aussi des attitudes à revoir : arrêter de couper la parole aux femmes, de présumer qu’elles ne savent pas de quoi on leur parle (le mansplaining), de considérer que la compagnie des hommes est plus intéressante que celle des femmes. Les hommes ont tout à gagner à être féministes. Le féminisme n’est pas une guerre contre les hommes, mais contre la domination masculine.

Cette domination masculine pèse jusque dans la sexualité. De quelle manière ?

Nos vies intimes sont imprégnées de stéréotypes et de rapports de pouvoir. Encore aujourd’hui, on considère qu’un rapport sexuel « normal » est hétérosexuel, qu’il doit être centré sur la pénétration pénis – vagin et se terminer par l’éjaculation de l’homme. Toutes les autres pratiques sont considérées comme faisant partie des préliminaires. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut bannir la pénétration, mais simplement d’élargir le répertoire.

Quelle mesure permettrait de favoriser concrètement l’égalité entre les femmes et les hommes ?

Aujourd’hui, personne n’échappe au genre et les mentalités sont longues à changer. Mais plus que des prises de conscience individuelles, il faut une évolution collective : ce n’est ni normal ni juste que l’opinion de la moitié de la planète soit ignorée. C’est pourquoi il faut plus de mixité et de parité dans tous les domaines, et de nouvelles politiques publiques pour favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes. Les inégalités de salaires sont liées au fait que ce sont presque toujours les femmes qui arrêtent de travailler lorsqu’elles ont un enfant. Une politique publique égalitaire serait la mise en place d’un congé de parentalité pour le deuxième parent. Parce qu’on sait que cette période correspond à une perte de revenus pour les mères, alors que cela n’a aucun impact sur la carrière des pères. D’où l’importance d’un congé deuxième parent rémunéré, aussi long qu’un congé maternité et obligatoire.

Victoire Tuaillon, Les couilles sur la table, Binge Audio Editions, 18 euros.

Propos recueillis par Anissa Boumediene

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