Issu d’un milieu ouvrier, le sociologue et philosophe Didier Eribon critique l’idéologie du mérite qui entoure notre système scolaire et universitaire. Son livre “Retour à Reims” vient d’être adapté au théâtre.

Pour Didier Eribon, les jeunes qui réussissent à changer de milieu social grâce à leurs études – les « transfuges de classe » – illustrent les failles d’un système scolaire où l’idéologie méritocratique n’est qu’un « masque », qui profite avant tout aux catégories les plus aisées.

Didier Eribon est l’auteur, notamment, de Retour à Reims (Fayard, 2009), La Société comme verdict (Fayard, 2013) et Principes d’une pensée critique (Fayard, 2016). Dix ans après sa sortie, son best-seller Retour à Reims prend vie sur scène, dans une adaptation de Thomas Ostermeier. La pièce sera présentée du 11 janvier au 16 février 2019 au Théâtre de la Ville – Espace Cardin, à Paris.

Dans « Retour à Reims », vous racontez vos difficultés d’enfant issu d’un milieu modeste qui fait des études supérieures et se retrouve confronté à la violence d’un nouveau monde. Vous attendiez-vous à ce que tant de personnes se reconnaissent dans votre parcours de premier accédant à l’université ?

Non, car ce sont précisément des questions dont on évite le plus souvent de parler. Le thème de la honte sociale est au cœur de Retour à Reims. Dix ans après sa publication, je reçois encore de nombreuses lettres et témoignages. Je suis très heureux que mon livre ait déclenché cette sorte de coming out social généralisé. D’ailleurs, quand Thomas Ostermeier m’a demandé si j’étais d’accord pour qu’il adapte mon livre au théâtre, il s’est confié à moi : « Ma mère était vendeuse, et je n’osais pas l’inviter à mes premières. Ton livre m’a permis de comprendre ces mécanismes de honte : avoir honte de son passé familial et de sa famille et avoir honte d’avoir honte… »

Quel rapport les parents non diplômés entretiennent-ils avec leurs enfants qui accèdent aux études supérieures ?

C’est un point crucial. Je crois que pour comprendre les problèmes entre les parents et les enfants, la notion d’Œdipe devrait être remplacée par l’analyse du rapport au système scolaire. Bien des conflits qui existent entre une génération et une autre sont liés à une fréquentation plus ou moins longue de l’école. Elle implique un rapport au langage, à la culture, à la politique et aux autres tout à fait différents.

Mes parents sont sortis à 13 ans et demi et à 14 ans du système scolaire, mon père pour travailler dans une usine, ma mère pour devenir femme de ménage. Il est évident que leur rapport au monde était très différent du mien. Thomas Bernhard a raison d’affirmer que le système scolaire constitue « les entrailles » de la société. Il distribue et trie les individus en permanence, et pour toujours : votre vie est marquée à jamais par le type et la durée des études que vous avez faites.

Les parents pressentent-ils que leurs enfants vont découvrir un autre univers en poursuivant des études supérieures ?

Moins la mobilité sociale est grande, moins l’écart se creuse entre les enfants et les parents. C’est là l’ambiguïté. Les parents voudraient que leurs enfants aient de meilleures conditions de vie que les leurs. En même temps, quand leurs enfants font des études poussées, il arrive fréquemment qu’ils les accusent d’être « prétentieux ». Ma mère se levait à 5 heures du matin et travaillait dans des conditions particulièrement pénibles pour que je puisse disserter sur Marx et Hegel.

Les parents se rendent compte de la distance qui s’instaure : ils sont fiers et, en même temps, ressentent une sorte d’amertume à l’idée qu’ils travaillent pour que leurs enfants puissent s’éloigner d’eux. Quand on bénéficie de cette ascension sociale, on ne se préoccupe pas trop de cet écart. On est content d’échapper à un destin et on évite de se poser des questions. Si on se les posait, on arrêterait tout, peut-être.

A quel moment devient-on « transfuge de classe » ?

On ne sait pas. J’étais fasciné par les Mémoires de Simone de Beauvoir quand j’avais 18 ans, par les milieux intellectuels parisiens qu’elle y décrivait. Ces lectures ont sans doute transformé mes aspirations. En même temps, je lisais ces Mémoires dans une cité HLM de la périphérie de Reims, et il y avait très peu de chances pour que mes aspirations naissantes soient autre chose que des rêves voués à disparaître. Et puis, à un moment, on prend conscience que son rêve commence à se réaliser.

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Etre un « transfuge de classe », est-ce une richesse ou une malédiction ?

Je ne regrette pas une seconde d’avoir eu ce parcours. Mais la réalisation du rêve est passée par une mise à distance de ma famille. Il y a un prix à payer dont je parlerai dans un prochain livre. L’arrivée à Paris, par exemple, après deux années d’université à Reims, n’a pas été chose facile. Je ne connaissais personne. Il y a une sorte de déréliction à être jeté dans un monde que l’on ne connaît pas. L’apprentissage de ce monde implique un réapprentissage total de votre manière d’être.

Pourquoi ce départ du milieu d’origine était-il si difficile ?

Je suis ce que Pierre Bourdieu appelle un « miraculé social ». Ce miracle peut s’expliquer, dans mon cas, par l’homosexualité. Lire Marguerite Duras à 16 ans était une manière de m’inventer comme un jeune intellectuel intéressé par l’art et la littérature, ce qui était ma manière d’être gay sans le dire. J’ai fui car mon homosexualité était impossible. A ce titre, l’expérience d’Annie Ernaux [La Honte, 1997], qui est restée proche de sa famille, a été assez différente de la mienne. Notre point commun, c’est qu’aller à l’université a signifié quitter le monde des dominés pour rejoindre le monde des dominants. Mais, comme dans son cas, les structures institutionnelles comme le mariage, et le fait d’avoir des enfants, maintiennent les transfuges de classe dans la continuité familiale : la distance qui s’instaure n’est ainsi pas une rupture totale.

Un autre facteur du départ, pour moi, pourrait avoir été la politisation des années post-Mai 68. Je suis devenu un jeune trotskiste à l’âge de 16 ans. Cela a sans doute été un lieu de formation que ne m’offraient ni ma famille ni l’école. Et la vie intellectuelle, très liée à la politique, avec des figures comme celles de Sartre et de Beauvoir, m’a très tôt fasciné.

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En a-t-on fini avec la description du transfuge comme héros de la méritocratie ?

Retour à Reims est animé par une critique radicale de l’idéologie méritocratique. Celle-ci est un masque de légitimation de la reproduction des classes sociales. Un lycée en Seine-Saint-Denis et un lycée dans le centre de Paris, ce sont deux planètes différentes, en raison notamment des conditions incorporées du rapport à la culture. Et, s’il y a des exceptions aux destins programmés, elles n’invalident pas la règle : elles sont, au contraire, ce à partir de quoi on peut analyser la règle. Il faut avoir échappé à la règle statistique de l’élimination scolaire pour être en mesure d’analyser les mécanismes de cette élimination.

Si la critique de la méritocratie semble évidente, elle est pourtant reproduite dans beaucoup de discours qui paraissent la critiquer. Je pense à l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013). Il y parle d’« inégalités justes, celles qui se fondent sur le travail et le mérite ». J’aimerais qu’il aille expliquer ce point de vue à la femme de ménage qui nettoie son bureau, à l’aide-soignante qui s’occupera de lui s’il est hospitalisé ou à tous ceux qui fabriquent les produits qu’il utilise quotidiennement. C’est un discours conservateur qui ne prend pas en considération la question fondamentale du capital culturel, c’est-à-dire des conditions sociales inégalitaires d’accès au système scolaire et à l’enseignement supérieur.

Le transfuge accède-t-il aux mêmes privilèges que les étudiants des classes favorisées ?

Non ! Ce que je suis aujourd’hui demeure lié à mon origine sociale : mon parcours universitaire a été très chaotique, je n’ai pas fait de grande école, je n’ai pas obtenu l’agrégation, je n’ai pas pu faire de thèse. Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne savais pas ce qu’étaient les classes préparatoires aux grandes écoles : entrer à l’université de Reims en philosophie était une chose merveilleuse pour moi.

En réalité, le fait que des gens de ma classe sociale accèdent à l’université a fortement dévalué les diplômes qu’elle décerne. C’est ce que Bourdieu appelle « la translation de la structure » : l’écart entre les enfants des classes populaires et bourgeoises se déplace dans le cursus scolaire, mais se maintient avec la même rigidité.

Que pensez-vous des classes préparatoires aux grandes écoles ?

Je suis pour la suppression des grandes écoles, et donc des filières des classes préparatoires. Elles ne sont pas un système scolaire, mais un système social. Si vous regardez la composition d’une classe prépa au lycée Henri-IV, à Paris, il y a très peu de diversité sociale. La « démocratisation » a conduit à un renforcement des filières d’élite comme des lieux fermés dont seuls les enfants des classes privilégiées peuvent bénéficier. Si on veut changer le système, il faut faire éclater ça. En commençant par une redistribution générale des financements, pour qu’ils ne profitent plus d’abord aux seuls enfants des milieux favorisés.

Parcoursup pourra-t-il améliorer l’orientation des élèves de milieux défavorisés ?

Si un système comme Parcoursup avait existé à mon époque, je n’aurais probablement pas pu faire les études que j’ai faites. Pour beaucoup d’enfants des classes défavorisées, avoir accès deux ou trois ans à l’université peut donner envie de s’intéresser à l’art, à la littérature, au cinéma, aux sciences, à l’informatique, etc. Et de s’engager, de rencontrer des gens. Alors, la vie change. Parcoursup va empêcher ça. Les jeux seront faits dès le départ.

Vous voulez faire des lettres ? Vous ne pourrez pas en faire. Parcoursup est une absurdité technocratique. Je dirais même plus : une violence technocratique, tournée contre les individus. Les technocrates qui nous gouvernent en ont d’ailleurs parfaitement conscience, d’où leur intérêt pour les sciences cognitives, ce qui est une manière déguisée de naturaliser les différences sociales. Ils vont mesurer les aptitudes et les inaptitudes incorporées, les transmuer en algorithmes, et figer encore plus l’orientation des uns et des autres.

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