Entretien avec les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini à l’occasion de la sortie de leur ouvrage “L’illusion du bloc bourgeois” en avril 2017.
Nonfiction : Vous venez de publier L’illusion du Bloc bourgeois, où vous expliquez que la situation de crise politique que nous connaissons tient à l’absence de bloc social dominant. Dans ce livre, vous envisagez donc plusieurs scénarios de recomposition de l’offre politique. La crise approcherait-elle ainsi de son dénouement ? Pourriez-vous expliquer ce qui plaide ou non, selon vous, en faveur de cette hypothèse ?
Bruno Amable et Stefano Palombarini : Il faut bien comprendre d’abord ce que signifie bloc « dominant ». Il ne s’agit pas simplement d’agréger une majorité plus ou moins large autour d’un parti, d’un mouvement ou d’un candidat lors d’une échéance électorale. Un bloc est dominant non seulement lorsqu’il est en mesure de porter à la victoire un projet politique, mais aussi quand la mise en œuvre concrète de ce projet correspond aux attentes du bloc social, et permet ainsi d’en assurer la viabilité comme bloc dominant. En présence d’un bloc dominant, les politiques publiques et l’alliance sociale qui les soutient se valident et se renforcent réciproquement. Notre conviction est qu’aucune des alliances analysées dans l’ouvrage n’est en mesure de constituer, en l’état, un bloc « dominant », et que la crise politique restera ouverte après les élections à venir. Il est même vraisemblable que la crise soit destinée à s’approfondir rapidement, car le président élu aura du mal à trouver une majorité à l’Assemblée et par conséquent à satisfaire les aspirations d’un nombre de groupes sociaux suffisamment grand pour constituer un bloc dominant.
Les différents scénarios que vous envisagez impliqueraient, expliquez-vous, des modifications significatives des institutions qui régissent le modèle du capitalisme français. Dans quelle direction et/ou vers quel(s) modèle(s) celui-ci serait-il amené alors à évoluer selon vous, dans ces différents scénarios ou tout du moins ceux que vous identifiez comme les plus probables ? Vers quel modèle pensez-vous que puisse conduire en particulier le scénario de « réunification du bloc de gauche », pour autant qu’on puisse l’imaginer aujourd’hui ?
La plupart, mais pas tous, des changements institutionnels significatifs apportés au modèle de capitalisme français depuis trente ans le font se rapprocher d’un modèle néolibéral : libéralisation du système financier, privatisations… et plus récemment la Loi travail. Même si certaines de ces transformations correspondent à des attentes portées par des groupes sociaux spécifiques, il n’existe pas aujourd’hui de bloc social suffisamment large et stable qui soutiendrait la transition complète du modèle français vers un modèle néolibéral. C’est une des causes de la crise politique actuelle.
En même temps, les tentatives de changement institutionnel, y compris dans un sens néolibéral, sont une conséquence de cette crise. Les stratégies de changement de modèle sont des tentatives de se libérer des structures institutionnelles dans laquelle la crise se développe et de trouver un autre cadre, un autre modèle, qui permettrait d’identifier une alliance sociale adéquate pour son appui.
La tentative du bloc bourgeois est articulée autour de la poursuite des réformes néolibérales, en s’attaquant à des domaines que la gauche (avant Hollande) comme la droite avaient, à des degrés différents, relativement épargnés : la relation d’emploi et la protection sociale. L’étroitesse du cœur du bloc bourgeois nécessitera une extension en direction des groupes les plus favorables à ce type de changement, c’est-à-dire des groupes qui faisaient partie du traditionnel bloc de droite. De fait, l’émergence d’un bloc bourgeois peut être vue comme une réponse à la fracture au sein du bloc de droite, qui se débarrasserait à cette occasion des groupes sociaux les plus réticents aux réformes en question pour gagner des groupes autrefois agrégés au bloc de gauche qui y sont favorables.
Une stabilisation du bloc de droite, qui est habité par des tensions sur le degré de radicalité de la transition vers un modèle néolibéral, pourrait en revanche passer par une différenciation des populations directement concernées par les réformes : une généralisation de la segmentation du marché du travail (une division plus marquée entre les précaires et les protégés) et une logique du même ordre appliquée à la protection sociale pourraient constituer une tentative de médiation au sein de cette alliance.
Le bloc « anti-bourgeois » qui serait défini en négatif par l’émergence et la stabilisation du bloc bourgeois, buterait sur les contradictions fondamentales entre les aspirations traditionnelles du cœur de l’électorat FN et celles des classes populaires ralliées plus récemment au discours prétendument social de Marine Le Pen. C’est la contradiction entre le programme ultra-libéral du FN des années 1980/90 et les éléments plus récents du programme Le Pen, en direction de la protection du modèle social français. Cette contradiction est dissimulée par l’invocation de solutions miracles (l’arrêt de l’immigration qui engendrerait des ressources économiques fabuleuses à distribuer généreusement aux Français) et le fait que le FN n’est pas, pour l’instant, un parti de gouvernement, ce qui le préserve d’avoir à mettre en œuvre sa politique.
Le bloc de gauche, lui aussi travaillé par des attentes contradictoires en son sein, fait face à des contraintes institutionnelles qui sont pour beaucoup liées à l’intégration européenne. Le marché unique et la politique de la concurrence, la libéralisation des mouvements de capitaux, la concurrence fiscale, les traités limitant le déficit budgétaire, etc. sont autant d’obstacles à la mise en œuvre de mesures de gauche (politique budgétaire active, politique industrielle, etc.). Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la question européenne soit au centre des oppositions au sein de la gauche.
Vous montrez que le bloc bourgeois pourrait bien ne jamais parvenir à devenir un bloc dominant, dans la mesure où il ne disposerait que d’une base sociale trop faible. En même temps, vous n’excluez pas totalement qu’il puisse parvenir à satisfaire les attentes au moins d’une partie des classes populaires (baisse du chômage et augmentation du pouvoir d’achat). Comment y parviendrait-il ou qu’est-ce que cela supposerait selon vous ?
Le bloc bourgeois est minoritaire au sens sociologique et son cœur est effectivement restreint. Mais si on agrège à ce cœur l’ensemble des classes moyennes et hautes, qui ne sont pas totalement hostiles à une orientation libérale de la politique économique et, surtout, sont « pro-européennes », classes qui sont présentes aussi bien dans l’ancien bloc de droite que dans le vieux bloc de gauche, on obtient presque un quart de l’électorat. C’est d’ailleurs le niveau atteint dans les sondages par Emmanuel Macron. Cela peut suffire pour gagner une élection en présence d’un cadre politique hautement fragmenté. Mais il est vraisemblable que la fragmentation qui caractérise cette élection se réduira après la présidentielle : une action de gouvernement structurée par les attentes du bloc bourgeois produirait une simplification de l’offre politique autour de l’axe qui oppose les soutiens d’une intégration européenne en continuité avec celle que nous connaissons (réformes néolibérales), aux tenants de la souveraineté nationale. Une telle simplification, si elle a lieu, n’atténuera pas la crise, au contraire : le bloc bourgeois aura du mal à s’imposer comme dominant, mais le pôle « anti-bourgeois » ou nationaliste regroupera des intérêts socio-économiques parmi lesquels il n’y a pas de véritable médiation. La France risque ainsi d’entrer durablement dans une phase de fortes turbulences politiques. L’autre scénario, favorable au bloc bourgeois, est celui d’un retour un peu miraculeux de la croissance : un gouvernement appuyé par le bloc bourgeois pourrait en revendiquer le mérite, et élargir ainsi sa base du moins à une fraction des classes populaires en satisfaisant un nombre minimal d’attentes. C’est un scénario, celui du bloc bourgeois qui devient dominant, que nous évoquons dans le livre, mais qui n’est pas nécessairement le plus probable.
Celui-ci pourrait profiter d’une abstention massive des classes populaires, expliquez-vous par ailleurs. Mais n’exagérez-vous pas ce phénomène ?
L’abstention grandissante des classes populaires est un phénomène bien réel. Une enquête récente du Cevipof, portant sur la présidentielle 2017, indique que 42 % des ouvriers et 39 % des employés envisagent de s’abstenir. Il faut aussi souligner que l’abstention est encore plus forte lors d’élections ressenties comme moins décisives : lors des régionales 2015, l’échéance passée la plus proche de nous, le taux d’abstention des ouvriers a été de 61 %, et de 58 % pour les employés. Ce phénomène est loin d’être la conséquence d’un hypothétique désintérêt des classes populaires pour les politiques publiques. Les mouvements sociaux récents, celui d’opposition à la Loi travail par exemple, montrent le contraire. Que l’abstention des classes populaires soit devenue si importante, est assez logique si on considère à quel point les intérêts dont elles sont porteuses ont été négligés par l’action des gouvernements successifs depuis plus de trente ans. Cela indique que le phénomène est réversible : c’est la présence, ou l’absence, d’une offre politique crédible et correspondante à leurs attentes qui déterminera la participation au vote d’ouvriers et employés.
Dans cette situation de crise, les acteurs ont eu tendance à attribuer un poids grandissant à de nouveaux enjeux, comme l’immigration, l’identité nationale ou la laïcité, expliquez-vous. Diriez-vous que ceux-ci ont alors contribué à modifier les attentes socioéconomiques des différents groupes sociaux ou, au contraire, qu’ils alimentent des attentes d’un autre type ? Comment intégrer alors ces dimensions à l’analyse ?
Si on analyse, comme nous le faisons, non seulement l’offre politique mais aussi les attentes sociales, on s’aperçoit que côté demande politique il n’y a pas grande chose de nouveau. Le sentiment d’hostilité à l’immigration est stable depuis plusieurs décennies : à des niveaux relativement élevés, il est vrai, mais il n’est pas plus haut aujourd’hui qu’il y a 40 ans. La question qu’il faut se poser est donc pourquoi ces thèmes ont occupé une place grandissante dans le discours politique au cours de la dernière période. Notre interprétation est qu’il s’agit d’une stratégie adoptée par certains acteurs politiques en réaction à la crise politique. Face à la difficulté de tenir ensemble des alliances sociales profondément divisées, déplacer le terrain de la médiation sur les thèmes identitaires est une issue de secours. Cela est particulièrement clair pour le Front national : si on obligeait Marine Le Pen à mener campagne exclusivement sur les thèmes sociaux et économiques, elle perdrait rapidement la moitié de sa base. Sur la protection sociale, le code du travail, les 35h etc., il y a bien deux électorats frontistes porteurs d’attentes opposées et incompatibles. Mener campagne sur les thèmes identitaires ne règle pas la contradiction, mais permet au moins provisoirement de la cacher. Il est légitime de porter un regard du même type sur le gouvernement Valls : la déchéance de nationalité, l’absurde bataille contre le « burkini », l’accent sur une conception agressive de la laïcité, peuvent être interprétés comme des tentatives, vouées à l’échec par ailleurs, de contourner les contradictions socio-économiques qui minaient le Parti socialiste. En perspective, si Macron remportait l’élection, on peut pronostiquer que le pôle nationaliste qui s’opposerait à son action se construirait exactement autour des thèmes identitaires, voire xénophobes. Mais cela serait moins le reflet de la force d’attentes sociales de ce type que la conséquence de la difficulté, pour ce pôle nationaliste, de construire un projet de gouvernement cohérent et viable.
Bruno Amable & Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois : alliances sociales et avenir du modèle français, Editions Raison d’agir, 2017, 10 euros.