Les jeunes qui sont les premiers dans leur famille à accéder aux études rencontrent de grandes difficultés pour s’orienter

Seulement 20 % des familles où personne n’a fait d’études supérieures discutent régulièrement de l’orientation à la maison, selon une enquête menée dans sept lycées franciliens par la sociologue Agnès van Zanten, directrice de recherche à l’Observatoire sociologique du changement (CNRS/Sciences Po).

Comment, dans ce contexte, s’orienter, distinguer les « bonnes » filières, opter pour les « bonnes » stratégies sur la plate-forme Parcoursup ? Face à cette grande complexité, et malgré le flot d’informations disponibles en ligne, les lycéens issus de familles socialement défavorisées sont les plus démunis.

En France, les adultes dont les parents n’ont aucun diplôme ne sont que 17 % à en posséder un, selon les chiffres de l’OCDE. Lorsque au moins un des parents est diplômé d’un bac, d’un CAP ou d’un BEP, leurs enfants ont aussi des chances limitées de faire des études : seuls 37 % d’entre eux décrochent un diplôme du supérieur. En revanche, si au moins un parent a fait des études, l’enfant aura plus de facilité à se projeter dans cet univers : 73 % obtiennent un diplôme du supérieur.

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Absence de modèle

Si le contexte familial est l’un des principaux freins à la poursuite d’études, c’est particulièrement le cas pour les lycéens ruraux, étudiés par Benoît Coquard, sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). « Ces jeunes pâtissent d’une absence de modèle : si les étudiants qui réussissent ne reviennent pas “au pays”, personne ne bénéficie de leur exemple. S’ils reviennent après avoir échoué, cela entretient le découragement. »

Sophie Orange, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Nantes, spécialiste des choix scolaires, abonde : « Quand on vient d’un milieu favorisé, on a le temps. Ce sont les enfants des classes populaires qu’on presse d’avoir un projet professionnel dès le plus jeune âge. » Selon elle, avec une plate-forme comme Parcoursup, les élèves sont encouragés à devenir « entrepreneurs de leur orientation, alors que cela n’est vraiment possible que pour les enfants des classes supérieures ». Avec Parcoursup, il y a aussi « moins de place pour tâtonner, tester une filière ou une autre, complète M. Coquard. Il faut savoir se mettre en scène. Tous les systèmes de sélection sont basés sur le fait d’être prédisposé ».

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Les salons d’orientation, fréquentés par les lycéens et leurs familles, peuvent aider à choisir sa voie, mais aussi dérouter les non-initiés. Agnès van Zanten explique que certains parents projettent une « image d’excellence » sur des formations privées onéreuses, en raison justement de leur coût. « Alors que, en réalité, l’élite se forme bien souvent dans de grandes écoles publiques » ou dans des formations universitaires sélectives nettement moins chères. « Les familles dont les enfants sont la première génération à accéder à l’enseignement supérieur sont peu préparées à déconstruire les discours marchands », indique la sociologue.

Mme van Zanten souligne à ce titre la différence entre information et conseil : « On pense que c’est l’information qui manque aux élèves. Or, toutes les études montrent que c’est la capacité à traiter l’information, et l’appliquer à leur cas, qui leur fait défaut. » Dans une enquête en cours d’exploitation, elle a remarqué que les élèves des lycées défavorisés n’ouvrent que dix pages Web en moyenne quand on leur demande de se renseigner sur leur poursuite d’études, contre soixante pour ceux des lycées favorisés.

Elle a aussi observé que « les jeunes défavorisés passent un temps fou sur Google Maps, car ils s’inquiètent de la distance entre leur domicile et le lieu de formation ».La distance devient un facteur-clé de l’orientation.

Autocensure

Si les parents sont souvent impuissants, les psychologues de l’éducation nationale peuvent-ils tenir le rôle de guide ? Sylvie Amici, conseillère d’orientation et psychologue au lycée Voillaume, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), « où 100 % des bons élèves sont d’origine modeste », en est convaincue.Début décembre, une « excellente élève » est venue lui annoncer qu’elle renonçait au projet de devenir ingénieure, en raison des frais de scolarité trop élevés pour ses parents. « J’ai pu lui montrer que de nombreuses filières publiques s’offraient à elle, avec des coûts bien moins élevés. »

Yssou, jeune diplômé d’une licence professionnelle, estime, de son côté, que sa conseillère d’orientation ne l’a « pas aidé » lorsqu’il était en terminale dans un lycée de Seine-Saint-Denis, en 2015. « Elle m’avait trouvé un métier hyperprécis : réparateur d’alarmes à domicile. » Yssou a finalement pu intégrer un BTS négociation et relation client, et poursuivi en licence pro. Il vient de signer un CDI dans une banque. « Ma mère, qui est femme de ménage, et mon père, chauffeur-livreur, n’ont pas eu la chance de pouvoir étudier. Mais ils ont ancré dans ma tête l’importance capitale de l’école », reconnaît-il.

A Voillaume, peu d’élèves envisagent spontanément de postuler dans des classes préparatoires aux grandes écoles, tout simplement parce qu’ils peuvent ne jamais en avoir entendu parler. C’est pourquoi le lycée a tissé de nombreux partenariats avec des établissements prestigieux (école des Mines, école du Louvre) pour montrer à ces adolescents des réalités très éloignées de leur quotidien, et lutter contre l’autocensure. Ainsi, chaque année, les lycéens visitent par exemple la prépa Saint-Louis, à Paris, l’une des plus sélectives du pays. « Quand ils reviennent, certains me demandent comment y accéder, raconte Mme Amici. La classe prépa est la filière qui éloigne le plus ces élèves d’une idée de métier. Voir les choses concrètement, ça change tout car ils peuvent enfin se projeter. »

Prof et « transfuge de classe »

Nicolas faisait figure d’exception dans cette classe prépa de Saint-Louis, où certains de ses camarades étaient « enfants de polytechniciens ». Ses parents à lui, arrivés du Laos dans les années 1970, ne connaissaient rien au système des études supérieures. Mais ses excellents résultats ont conduit un professeur principal, en classe de 3e, à lui suggérer d’emprunter la « voie royale » : lycée général, classe prépa, école d’ingénieurs. Aujourd’hui étudiant à AgroSup Dijon, Nicolas repense à sa candeur de l’époque. « Dans ma tête, un lycée technique ou professionnel sonnait plus prestigieux qu’un lycée général. » Actuellement en échange Erasmus à l’université de Gand, en Belgique, il mesure sa chance : « Sans mes études, je n’aurais pas pu partir à l’étranger. »

Beaucoup d’enseignants ont eu un rôle déterminant pour accompagner ces jeunes que le sociologue Didier Eribon désigne comme des « transfuges de classe ». Ces enseignants ont parfois eux-mêmes connu un processus d’ascension sociale. Professeure d’anglais dans un lycée de Seine-Saint-Denis, Samia Essabaa n’hésite pas à rappeler à ses élèves d’où elle vient quand ils se découragent. « Mes parents ne savaient ni lire ni écrire. Quand mon père râlait contre les factures d’électricité, je m’étais mis en tête que c’était à cause de mes heures de travail nocturne. Comme je culpabilisais, j’ai fini par réviser à la bougie… J’ai toujours voulu devenir prof d’anglais. Et je ne voulais pas étudier n’importe où : seulement à la Sorbonne. »

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Un parcours qui vaut à Samia Essabaa le respect de ses élèves, et la satisfaction de susciter des vocations. Elle se souvient que ses camarades étudiantes à la Sorbonne faisaient fréquemment des voyages à Londres pour « s’immerger dans la culture anglaise », un luxe qu’elle ne pouvait absolument pas se permettre. « Aujourd’hui, c’est moi qui emmène mes élèves au Royaume-Uni, dit-elle. Je leur offre l’égalité des chances. »

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