Paléontologue et paléoanthropologue au Collège de France, découvreur des restes préhumains les plus vieux jamais mis au jour, Michel Brunet revient sur la quête obsédante des ancêtres de la Famille humaine, et sur les conditions dans lesquelles se pratique aujourd’hui sa discipline, au croisement des sciences de la Nature et des sciences humaines.

Comment devient-on paléoanthropologue ?

Michel Brunet : Avant ma naissance, mes parents habitaient Versailles. On était en 1940, c’était en France occupée. Ma mère a voulu me faire naître en zone libre, à la campagne, dans la ferme de ma grand-mère maternelle. Elle m’y a laissé. Quand j’ai été en âge, j’ai négocié avec ma grand-mère de ne pas aller à l’école. C’est elle qui m’a appris à lire, écrire, compter — sans le dire à mes parents. À huit ans, je suis remonté à Versailles, j’étais devenu un naturaliste en herbe qui voulait rester dans la nature, et au contact des hommes. Allais-je devenir médecin, vétérinaire, ingénieur-agronome ? Bon en maths, on m’a fait faire un bac scientifique (mathelem) et une classe préparatoire au lycée Hoche de Versailles sans que j’aie manifesté le moindre intérêt pour ça. Le proviseur de mon lycée avait refusé de me transférer vers un lycée préparant à la formation d’ingénieur-agronome. Quant à être médecin, et enfermé dans un cabinet, ou vétérinaire et soigner des chihuahuas et tous ces ratés de l’évolution, ce n’était pas possible ! J’ai préféré une carrière de naturaliste. Le paléontologue Jean Piveteau a créé un doctorat de 3ème cycle de paléontologie des vertébrés et de paléontologie humaine à la Sorbonne. J’ai donc essayé de faire une formation de naturaliste aussi complète que possible, en faisant de la géologie, de la paléontologie de la génétique, de la botanique etc.

Cet apprentissage était complètement distinct du terrain. À l’époque on n’utilisait que des moulages. Le Professeur Jean Piveteau à la Sorbonne n’avait lui-même que quelques restes de Néandertaliens parce qu’il faisait partie de la catégorie alors très importante des paléoanthropologues qui, contrairement par exemple à Camille Arambourg, un grand chercheur et homme de terrain, patron de la Paléontologie au MNHN de Paris, n’allaient pas sur le terrain. Il y a là des effets de génération : quand vous êtes l’élève d’un patron qui a beaucoup collecté sur le terrain, on peut peut-être en faire l’économie soi-même. Mais beaucoup de gens de ma génération ont fait du terrain et ont tellement aimé ça qu’ils ne se sont jamais arrêtés. Je ne prends d’ailleurs des thésards qu’à la condition qu’ils acceptent d’aller sur le terrain. Reconstituer le cerveau d’un homme de Cro-Magnon avec de l’imagerie 3D et des scanners, c’est très bien, mais ce genre d’approche existait déjà il y a un siècle, et ça ne doit pas empêcher d’aller sur le terrain. Les fossiles sont rares, la concurrence est féroce, le fossile, il faut aller le chercher. Certains chercheurs ont cru qu’ils pouvaient exiger des possesseurs de fossiles qu’ils leur en fournissent les images-scanners — et ils sont les plus nombreux. Personnellement, j’y suis opposé tant que les études des fossiles concernés ne sont pas terminées. Le coût du terrain, la difficulté d’obtenir des autorisations, on ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. Les conditions d’exercice de la recherche sont d’ailleurs de plus en plus bureaucratiques, un vrai parcours d’obstacle.

Comment naquit la paléoanthropologie ?

La Vie des Idées : La paléoanthropologie est une discipline assez peu connue, malgré le travail considérable qu’a pu faire votre collègue et ami Yves Coppens pour en faire connaître les découvertes et les méthodes. Pourriez-vous à votre tour en retracer pour nous, brièvement, l’histoire, l’évolution, et les méthodes ?

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Le squelette néandertalien original de la vallée de Neander

Michel Brunet : Il faut souligner d’abord à quel point la notion d’homme fossile – l’objet central de notre discipline – est récente. Dans les années 1830, quand Philippe-Charles Schmerling, un médecin, découvre des restes humains fossiles en Belgique, on se contente de les mettre dans un tiroir sans les étudier. Il faut attendre les années 1856 , pour que des restes humains identifiés comme fossiles mis au jour dans le ravin de Neander près de Düsseldorf, reçoivent l’attention des scientifiques et le nom d’homme de Neandertal. Il y a tout juste un peu plus d’un siècle et demi, en réalité, que les hommes pensent que leur espèce a une histoire. C’est peu, au vu de l’étendue de cette histoire elle-même, qui remonte, avec les pré-hominidés, à au moins 7 millions d’années. Longtemps après les premières découvertes, on n’est pas remonté plus loin que les Néandertaliens. Dans les années 1960 encore, le Professeur Jean Piveteau, notre maître à Yves Coppens et à moi, n’avait rien de plus ancien à nous montrer que des Neandertals datant de -40 000 ans. Puis Coppens a ramené Lucy, daté à -3,2 millions d’années, et moi Toumaï, -7 millions. On a fait un bond prodigieux. On a brutalement acquis une histoire très longue avec des racines Africaines et profondes.

Avant tout passait par le créationnisme. Les néo-créationnistes sont d’ailleurs très rusés. Ils récupèrent la longue durée pour mieux placer l’humain comme son aboutissement. Ils reprennent l’idée de lignée humaine, et les images qui y sont associées, comme celle du singe descendant de l’arbre, et se redressant progressivement, qui a aussi été récupérée par la publicité pour montrer un homme ou une femme habillés du produit qu’on veut vendre. Je pense d’ailleurs qu’une forte proportion de la population est encore créationniste, ou néo-créationniste, même si peu le diront. La majorité connaît mal cette longue histoire de l’espèce humaine. Une autre idée qui reste encore très mal acceptée, c’est que nous sommes tous des Africains. Une anecdote à ce sujet : après le refus de la France d’intervenir en Irak en 2003, et devant la réaction assez violente des Américains, le gouvernement français a choisi d’envoyer des gens parler là-bas pour redorer notre image. On m’a demandé de me balader à travers les Etats-Unis. J’ai choisi d’aller faire une conférence à Birmingham, Alabama sur ce thème, « Nous sommes tous des Africains ». Ça a fait sensation. Pour dépasser l’obsession créationniste de « la lignée humaine », il faudrait parler plutôt du rameau humain, d’une branche, qui a cohabité avec d’autres espèces, voire s’est hybridée avec elles. Nous ne sommes seuls que depuis seulement 15000 ans. Et pendant, au moins, cinq millions d’années, nous avons tous été noirs.

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Toumaï

Crâne fossile de 7 millions d’années, quasiment complet, découvert le 19 juillet 2001, dans le désert du Djourab au Nord Tchad sur le site TM266

Au-delà des clichés créationnistes, les paléoanthropologues se débattent avec un vieux concept qui continue de nous guider un peu malgré nous : l’idée, la volonté de retrouver l’ancêtre de l’homme. Le Néandertalien avec son front fuyant, son gros bourrelet sous-orbitaire ne fait pas un grand-père très respectable. Assez rapidement après sa découverte, les recherches se sont tournées vers l’Asie dans l’espoir d’y trouver un ancêtre plus conforme à l’image idéale que l’on se faisait de cet aïeul. On a effectivement trouvé le pithécanthrope, à Java, et le sinanthrope, en Chine. Mais ces Homo erectus avaient une petite capacité cérébrale, ce qui n’était pas mieux vu à l’époque qu’un front fuyant (alors qu’on le sait, un intellectuel comme Anatole France avait un cerveau moitié moins grand que celui de Cromwell, ce qui montre bien que la taille n’a pas grand chose à voir avec l’intelligence). On est donc revenu d’Asie, et avec l’idée que cet ancêtre parfait ne pouvait que se trouver en Europe, on a pu croire pendant très longtemps à ce qui n’était qu’un canular, mais qui a eu une portée retentissante : le soi-disant homme de Piltdown, « découvert » en 1912 en Angleterre. Avec sa grosse capsule cérébrale et sa mâchoire primitive il paraissait crédible. Il s’agissait en fait d’une mâchoire d’orang-outan aux dents limées pour que leurs dessins ne permettent pas de l’identifier, associée à un crâne de sapiens actuel. Cette supercherie a tenu jusqu’en 1953, quand les spectromètres de masse ont mis en évidence le caractère contemporain du soi-disant fossile. Parallèlement, en 1925, Raymond Dart, un jeune médecin blanc travaillant en Afrique du Sud (deux caractéristiques qui ont contribué à l’isoler) décrivait le premier pré-humain Australopithecus africanus. L’idée que notre ancêtre puisse être âgé, comme Dart le suggérait, de deux millions d’années, n’a pas été admise facilement. Le papier dans lequel il décrivait sa découverte a même été refusé par Nature. Après son travail pionnier, les découvertes se sont succédées en Afrique du Sud, malgré le frein que représentaient l’apartheid et la réticence de ce régime à reconnaître l’antériorité des hominidés africains. Le matériel, très abondant, a été préservé dans les grands musées du pays, à Johannesburg, Pretoria, Durban. Récemment encore, dans une grotte de Sterkfontein a été mis au jour Little Foot, le premier squelette d’australopithèque complet.

Entretemps, à partir de 1959, un autre terrain a émergé. À cette date, Louis Leakey et Mary, son épouse, ont fait leur première découverte en Afrique orientale. À nouveau, les découvertes se sont succédées au Kenya, en Ethiopie, au Malawi, en Tanzanie. Dans la Vallée du grand rift, les couches mises au jour par la cassure géologique rendaient les fouilles plus faciles qu’ailleurs. En 1974, quand l’équipe codirigée par Yves Coppens a mis au jour Lucy, qu’on a daté à -3,2 millions d’années, on a tout d’un coup pris conscience comme jamais de la longueur de nos racines dans le temps en même temps que de notre origine africaine.

De l’Afghanistan au Tchad

La Vie des Idées : À cette date, vous étiez déjà tourné vers d’autres horizons — l’Afghanistan notamment.

Michel Brunet : Je n’étais pas le seul. À l’époque, la quête de l’ancêtre avait mené beaucoup de chercheurs, notamment américains, au Pakistan. En Afghanistan, pas loin de là, j’ai vite compris que je ne trouverais pas « l’ancêtre » mais nous avons quand même identifié beaucoup de fossiles. Lorsque l’équipe dans laquelle je travaillais a été expulsée et que deux ans après, le gouvernement de Babrak Karmal nous a de nouveau autorisés à travailler, nous avons refusé d’y revenir, pour ne pas servir de caution scientifique à ce régime. J’ai alors voulu trouver un nouveau terrain qui n’ait pas été fréquenté par d’autres. Mais on n’échappe pas facilement à la nécessité de composer avec les pouvoirs en place quand on veut faire de la paléoanthropologie.

Personnellement, je n’ai pas souhaité aller en Afrique du Sud, parce que je voulais aller là où les autres n’étaient pas allés. La question d’un éventuel accommodement avec le régime de l’apartheid ne s’est donc pas posée pour moi. En revanche, dans ma quête de terrains nouveaux, j’ai cherché à aller en Libye. Avec l’aide de Jacques Chirac, qui était passionné de paléoanthropologie, j’ai rencontré Kadhafi, de nuit, dans son bunker de Syrte – et j’ai pu ensuite travailler en Libye tranquillement.

En réalité, les dirigeants politiques sont très intéressés par ce genre de recherche. L’enjeu pour eux est que leur pays devienne « le berceau de l’humanité ! » Idriss Déby, le président de la République du Tchad, où j’ai beaucoup travaillé, m’a demandé d’écrire que le Tchad était le berceau de l’humanité. J’ai préféré dire que le Tchad appartenait au territoire du berceau de l’humanité… Les hommes politiques, de ce point de vue, ne sont pas différents du grand public. À partir du moment où il s’agit de la naissance du genre humain, tout le monde est intéressé.

Aujourd’hui, la géopolitique fait de l’Afrique un continent pratiquement fermé. En Libye, on ne peut plus mettre les pieds, ni en Égypte ou au Cameroun. Je travaille encore au Tchad, mais le nord, le désert, est devenu une zone impossible ; le ministère des Affaires Étrangères français refuse aux chercheurs l’autorisation de s’y rendre, et seule la partie tchadienne de l’équipe peut s’y rendre. À N’Djamena, où mon équipe a ramené les fossiles que nous avons découverts, on peut encore travailler au Centre national d’appui à la recherche. Mais la dernière fouille que j’ai faite au Tchad était dans le sud du pays, dans la belle réserve naturelle du Parc national de Zakouma où je n’étais encore jamais allé. Les Tchadiens y exploitent du pétrole. Au-delà du Tchad, c’est tout l’Ouest du grand Rift africain dans lequel pour le moment il est extrêmement difficile aux paléoanthropologues de travailler. Et c’est particulièrement frustrant pour les gens qui, comme moi, pensent que le premier travail du paléontologue, c’est le terrain. Dans tous les rapports d’activité que j’ai fait jusqu’à maintenant, j’ai toujours été très fier de mentionner que tous les fossiles que j’ai étudiés aient été mis au jour avec mon équipe. Or une des principales caractéristiques d’un fossile est sa place dans le contexte sédimentaire. Un fossile sur la cheminée de l’arrière-grand-mère, sans âge ni provenance, n’a pas de valeur scientifique — seulement esthétique. Je ne crois pas beaucoup à la paléoanthropologie en chambre.

La Vie des Idées : Le Tchad est le pays où vous avez découvert Abel et Toumaï, qui vous ont permis de proposer une nouvelle façon de dire l’histoire des ancêtres humains. Quel était le récit dominant avant ces découvertes ?

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Abel

La partie antérieure d’une mâchoire

Michel Brunet : Je vous le disais, à la découverte de Lucy, nous avons pris conscience de nos racines africaines. Coppens, en s’apercevant du nombre de découvertes en Afrique du Sud et en Afrique orientale, qui cumulait les fossiles les plus anciens, a proposé une East Side Story : dans cette version de notre origine, les humains apparaissaient en Afrique orientale, les grands singes en Afrique centrale. Mais en paléontologie, une hypothèse dure le temps qui sépare la découverte de deux fossiles. Coppens a eu de la chance : son hypothèse a duré vingt ans, et c’est moi, un ami, qui ai proposé la nouvelle hypothèse, quand en 1995 nous avons découvert un australopithèque, Abel, à 2000 km à l’est d’Addis-Abeba, au Tchad. Tout d’un coup il est devenu possible que l’humanité ait pu en fait apparaitre beaucoup plus à l’Ouest. Il y a eu des résistances assez fortes à cette hypothèse. Abel, personne n’en a parlé en dehors des scientifiques, malgré le film que nous avons monté avec Gedeon Programmes, une société de production parisienne. Si on demande à quelqu’un dans la rue qui est l’ancêtre de l’humanité, les gens disent encore Lucy. Quand nous avons trouvé Toumaï en 2001, qui était deux fois plus vieux qu’Abel et qui confirmait l’intérêt de cette hypothèse d’une possible naissance de l’humanité en Afrique de l’Ouest, deux ou trois disciples zélés de mon collègue et ami Yves Coppens, tenants de l’East Side Story ont été peu charitables : on l’a traité de gorille. Voltaire disait : nul n’a le privilège de toujours se tromper. Je pense en fait que si l’histoire que nous avons proposé à partir de Toumaï a moins bien pris, pour l’instant, que celle de Lucy, c’est parce qu’il faisait partie des découvertes inattendues.

Il faut bien se rendre compte que dans notre discipline, comme dans d’autres, la manière dont on rend publics ses résultats de recherche est capitale, et pour cela, nous devons prendre en compte d’autres critères que le seul intérêt scientifique. Le nom donné aux restes que l’on trouve, par exemple, est un facteur très important de la réception que l’on reçoit. Lorsque nous avons donné à Abel ce nom, biblique mais avant tout porté par un collègue auquel nous voulions rendre hommage, ce choix a posé problème au Tchad, un pays à majorité musulmane. Pour Toumaï, c’est Idriss Déby lui-même qui a proposé un nom. Il était ravi de cette découverte : « Maintenant, on a le plus vieux ! » Je lui ai dit : « Si vous voulez qu’on le connaisse et que son nom fasse le tour du monde, il lui faut un nom avec pas plus de deux syllabes. » Il a réfléchi et très vite m’a donné ce prénom de la langue gorane assez peu courant, que les nomades du désert donnent aux enfants nés avant la saison sèche. Comme leur espérance de survie sont moins grandes que ceux qui naissent juste avant la saison des pluies, on ajoute Toumaï à leur nom : « Espoir de vie » pour leur porter chance. En plus de ce surnom qui ne fait pas partie de la dénomination scientifique des restes que nous avons trouvés, j’ai proposé au président de faire un geste envers ses voisins et de ne pas seulement rappeler l’origine tchadienne de Toumaï ; la nomenclature complète de Toumaï est donc Sahelanthropus tchadensis. Nous avons donc mis toutes les chances de notre côté pour que la réputation de Toumaï se propage, et qu’elle touche, au Tchad, au Sahel, ou dans le reste du monde, d’autres gens que les spécialistes de paléoanthropologie.

Si le nom est si important, ce n’est pas seulement parce que le public a besoin d’être séduit. C’est parce qu’entre nous, paléoanthropologues, la concurrence pour ses faveurs est rude. Toumaï, par exemple, est arrivé quelques mois après la description de l’Homme du millénaire, Orrorin tugenensis, mis au jour par Brigitte Senut et Martin Pickford, du Museum d’histoire naturelle de Paris. Ils n’ont pas eu de chance ; ils ont fait une très belle découverte au Kenya, autour de 6 millions d’années, et quelques mois après arrivait Toumaï. La recherche connaît des périodes de stases, pleines de découvertes attendues, où personne n’embête le collègue. Suit une montée rapide, pleine d’inattendus. L’Ardipithèque, l’Orrorin, et Toumaï trouvés dans une période de deux ans. Cette émulation est fondamentale dans notre métier. Elle est particulièrement nécessaire pour ceux qui, comme moi, cherchent dans des milieux difficiles comme le désert. Il y a aussi quelque chose de très enfantin dans la volonté d’être celui ou celle qui aura le squelette le plus ancien. Ce qui ne veut pas dire que je ne serais pas content qu’on trouve des restes plus anciens que Toumaï, bien au contraire.

Un singe qui fait de la politique

La Vie des Idées : Ce qui est étonnant, c’est que malgré l’importance de votre découverte, vous vous êtes toujours refusé à proposer une West Side Story établissant définitivement le récit des origines de l’humanité en Afrique occidentale ?

Michel Brunet : East Side Story, on a essayé, et c’est devenu faux. Une West Side Story ne pourrait qu’avoir le même destin. Je suis intimement convaincu que ce que je vous raconte à l’heure actuelle deviendra faux à la découverte du prochain fossile. Mais il restera des choses. Quand Armstrong est descendu sur la lune, il a planté un drapeau et ramassé quelques échantillons. Nous avons fait la même chose : planter le drapeau d’Abel : « Ici, à l’Ouest de la rift, il y a aussi des pré-humains, contrairement à ce que l’on disait ». Mes collègues paléoanthropologues ou géologues, y compris Yves Coppens, ne pensaient pas que l’on trouverait. Quand on a trouvé Toumaï, on a planté un deuxième drapeau. Je pense que l’histoire retiendra cela : on a ouvert une nouvelle voie de recherche. Quand vous regardiez avant nous une carte de l’Afrique, les possibilités de recherche étaient cantonnées à l’Afrique du Sud et orientale. Nous avons, avec mon Equipe la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT) considérablement élargi le terrain de jeu. Il manquait le chapitre de notre histoire en Afrique centrale. Nous l’avons ouvert et d’autres le seront probablement aussi.

Ce nouveau terrain pose à son tour de nouvelles questions. Nous pensons maintenant que nous sommes le groupe-frère des chimpanzés. Quand vous dites ça à des enfants, la première chose qu’ils vous demandent : « Dis, tu me montres un chimpanzé-fossile ? » Non, on n’en connaît pas. Ça les laisse rêveurs. Ça ne fait pas sérieux. J’ai essayé d’en trouver au Cameroun, mais je ne peux plus y aller. Je cherche aujourd’hui une autre voie pour répondre à cette question.

Nous appartenons au groupe des singes de l’Ancien Monde (singes, babouin, cercopithèques, Gibbon, orang, gorille, chimpanzés ). Les singes du Nouveau Monde, néo-tropicaux, vivants en Amérique du Sud, ont un ancêtre commun avec eux. Où est cet ancêtre commun des singes ? Est-il africain ? Les singes les plus anciens que nous connaissions sont asiatiques (Myanmar, Thaïlande, Sud-est asiatique), et vieux de -50-55 millions d’années ; en Afrique, nous en connaissons à -30-35 millions d’années. J’avais proposé au Guide Kadhafi de trouver un autre Toumaï, de préférence plus ancien, ou un ancêtre des singes. Avec mon équipe, nous avons effectivement trouvé dans le sud libyen une association de quatre espèces de singes Anthropoïdes autour de -40 millions d’années ; mais aussi un rongeur sud-américain ! -40 millions d’années c’est le dernier maximum climatique connu de la planète, une période où il n’y avait pas de calotte glaciaire mais une forêt tropicale humide partant du Myanmar, s’étendant vers le sud, prenant en écharpe toute l’Afrique, passant en Antarctique et remontant en Amérique du Sud.

Aujourd’hui, je fais donc l’hypothèse que ces Anthropoïdes étaient passés d’Afrique en Antarctique et d’Antarctique en Amérique du Sud. Il se trouve que j’ai fait la connaissance de Michelle Bachelet, la présidente du Chili, qui comme Jacques Chirac, est passionnée d’archéologie, fille et mère d’archéologues, pédiatre, donc scientifique elle-même. Elle m’a invité à faire une conférence au palais présidentiel de la Moneda, et en 2011 m’a fourni un Hercules 730 et un escorteur de la Marine chilienne pour aller en Antarctique. C’est le début d’une autre quête. Pour trouver Abel, j’ai mis vingt-cinq ans. Je n’aurai sûrement pas vingt-cinq ans pour trouver les ancêtres des singes néo-tropicaux, ou l’ancêtre des chimpanzés. Mais je rentre d’une mission de prospections paléontologique en Patagonie et raisonnablement je pense qu’on pourra arriver à des résultats. Pour l’instant le singe le plus vieux qu’on ait est à 20 millions d’années : on doit pouvoir doubler son ancienneté et le passer à quarante Ma. Je pense que l’on y arrivera.

Ce serait une autre découverte inattendue. L’idée dominante aujourd’hui est que les singes sont passés de l’Ancien Monde dans le Nouveau à bord de radeaux naturels qui auraient dérivé du Golfe de Guinée aux côtes du Brésil. Le problème, c’est que lorsque l’on jette des bouteilles à la mer, elles mettent entre 30 et 35 jours à effectuer cette traversée. Or on n’a jamais vu de radeaux naturels sur de telles distances : on en connaît dans l’Orénoque, où des racines de mangrove se détachent et dérivent en emportant avec elles tout un arbre et les animaux qui y habitent sur une centaine de kilomètres—mais pas sur 3000, ni pendant 30 ou 35 jours, ce qui nécessite une réserve d’eau douce.

D’autres terrains, tout aussi passionnants, ne demandent qu’à être explorés. Par exemple, on devrait se pencher sur les endroits où les humains sont passés d’Afrique dans le reste de l’Ancien Monde. J’ai dit à la directrice du Musée d’archéologie de Beyrouth qu’il fallait qu’elle fasse des fouilles dans sa région sur des niveaux entre 2 et 3 millions d’années. Si je devais travailler au Liban, c’est ce que je ferais. On doit y arriver. Ça ne doit pas être si compliqué que cela.

La Vie des Idées : Vingt-cinq ans pour une découverte, c’est très long. Vous avez qualifié cette période de « traversée du désert », et vous en avez même profité pour avoir un mandat électif. Comment expliquez-vous votre capacité à maintenir votre intérêt si longtemps malgré la frustration de vos efforts ?

Michel Brunet : Quand on cherche vraiment, on trouve. Mais on ne trouve pas forcément ce que l’on cherche. J’ai trouvé des dinosaures, et les plus vieux mammifères d’Afrique, datant du Crétacé, mais pour trouver des humains, c’est vrai, j’ai mis vingt-cinq ans, et fait face à des résistances tenaces. Quand Abel Brillanceau, cet ami pétrographe venu me donner un coup de main au Cameroun, y est mort de palu-résistant en laissant derrière lui cinq jeunes enfants, certains collègues se sont montrés féroces, m’accusant à demi-mot d’avoir provoqué sa mort en continuant à chercher en Afrique de l’Ouest contre tout bon sens. C’est le genre de choses qui m’a donné envie de faire autre chose que de la recherche. Ma carrière universitaire m’a aussi fait comprendre qu’il fallait aider les chercheurs à obtenir la reconnaissance qui est, sans conteste, ce dont ils manquent le plus. Il faut faire comprendre que lorsqu’on ne fait pas de la recherche appliquée, mais de la recherche fondamentale, il est normal que les choses prennent du temps, normal aussi qu’au début on ne sache pas à quoi ce qu’on trouve va bien pouvoir servir.

C’est ce qui m’a poussé à faire de la politique au sens étymologique du terme, à m’engager dans la politique de la cité. J’ai été élu vingt-quatre ans dans le conseil municipal d’une petite ville. Pendant mon mandat électif, j’ai rencontré beaucoup de gens, y compris de vrais professionnels de la politique. Ça m’a pris beaucoup d’heures de sommeil. Je me suis aperçu que nous étions dans un pays où la bureaucratie rendait beaucoup trop complexe, pour beaucoup de gens, d’obtenir ce à quoi ils ont théoriquement droit — un problème qui touche aussi les chercheurs. J’ai été en contact avec des hommes, pas seulement avec des restes humains. Et ce n’est pas plus mal pour ma discipline : la paléontologie reste ainsi pour moi une science humaine. De plus dans la crise environnementale à laquelle nous sommes confrontés, mieux connaître le passé nous aidera à mieux construire l’avenir…

Thomas Grillot

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