Il existe plus d’une centaine de définitions du mot “terrorisme” et aucune ne parvient à s’imposer sur la scène diplomatique internationale.

Des larmes, des cris, des ambulances, de la peur et du sang : depuis l’attentat contre les tours jumelles de New York, et plus encore depuis la fusillade de Charlie Hebdo en janvier  2015, le terrorisme est devenu le compagnon ordinaire de nos jours et de nos nuits. Il habite nos pensées, gouverne nos débats politiques, bouscule nos traditions juridiques. “Depuis le 11  septembre 2001, le terrorisme n’a pas seulement bouleversé l’histoire des Etats-Unis, il est entré dans nos vies”, résume l’historienne Jenny Raflik dans Terrorisme et mondialisation. Approches historiques (Gallimard, 416 pages, 28 euros). Savons-nous pour autant définir avec précision les contours de ce phénomène qui mine, jour après jour, le fragile équilibre des sociétés occidentales ?

Plus d’une centaine de définitions

Ce mot aux faux airs d’évidence est en effet plus complexe qu’il n’y paraît. En  1988, les experts Alex Schmid et Albert Jongman recensaient plus de cent définitions de ce terme. Près de trente ans plus tard, la palette s’est étoffée – au point que la communauté internationale n’a toujours pas réussi à se mettre d’accord sur l’une d’elles. Comment distinguer le terrorisme de la violence politique, du meurtre de masse, de la guérilla, de la résistance armée, des mouvements de libération nationale ou de l’assassinat politique ? Se définit-il par le caractère politique de ses discours, l’extrême violence de ses méthodes, le choix de ses victimes ou le fait que ses auteurs sont des civils et non des soldats ?

La réponse n’a rien d’aisé. De Jacques Derrida à Raymond Aron, des responsables du département d’Etat américain aux rédacteurs du code pénal français, de la Société des nations à l’organisation des Nations unies, beaucoup, depuis l’entre-deux-guerres, ont tenté de l’esquisser. Si la tâche est ardue, c’est parce que le terrorisme n’est pas un crime ordinaire : il ne désigne pas un acte comme le vol, l’agression, le viol ou le meurtre, mais un climat, une intention, une volonté. “Au lieu de renvoyer à l’acte criminel, le terrorisme évoque, de façon plus subjective, le but recherché, terroriser”, résume la professeure de droit Mireille Delmas-Marty dans Terrorismes. Histoire et droit (CNRS, 2010), ouvrage collectif qu’elle a codirigé.

L’étymologie du mot renvoie en effet au latin terrere – terrifier, effrayer, frapper de terreur, épouvanter. Plus qu’un meurtre, plus qu’une destruction, l’acte terroriste est d’abord et avant tout un moyen de semer la panique et l’effroi. “C’est une action de violence dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques”, constate le philosophe Raymond Aron, en  1962, dans Paix et guerre entre les nations (Calmann-Lévy). Le terrorisme “ne veut pas que beaucoup de gens meurent, mais que beaucoup de gens regardent”, ajoute en  1974 l’expert américain Brian Jenkins.

Mireille Delmas-Marty inscrit d’ailleurs le terrorisme dans “une histoire de la peur” – un sentiment dont les sociétés contemporaines tentent de se libérer. Elle en veut pour preuve le discours des “quatre libertés” prononcé en  1941 par Franklin D. Roosevelt : le président rêvait alors, pour les Etats-Unis, d’un horizon marqué par la liberté d’expression, la liberté de religion, la liberté de vivre à l’abri du besoin… et la liberté de vivre loin de la peur (“freedom from fear”). C’est précisément cette aspiration des démocraties occidentales au bonheur tranquille et aux plaisirs terrestres qui est aujourd’hui la cible des terroristes. “Nous vous avons préparé des hommes qui aiment la mort autant que vous aimez la vie”, menaçait l’organisation Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) en  2009.

Dans le dictionnaire depuis 1794

Dans ce monde qui aspire à la félicité “ici et maintenant”, les terroristes ne se contentent pas de provoquer des massacres : ils espèrent que ces violences provoqueront dans leur sillage un chaos social, juridique et politique qui rongera peu à peu les démocraties. C’était le rêve, dans les années 1970, de la Fraction armée rouge allemande : elle pensait que la fermeté de la lutte antiterroriste révélerait aux yeux de tous la nature “fasciste” du pouvoir allemand. C’est le rêve, aujourd’hui, d’Al-Qaida et de l’organisation Etat islamique : en dressant les non-musulmans contre les musulmans, ils veulent “fracturer la société française par une guerre civile larvée”, résume l’islamologue Gilles Kepel.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le terrorisme n’a rien d’une invention contemporaine. C’est en  1794, au lendemain de la Révolution française, que le mot apparaît pour la première fois dans un dictionnaire. “Sa définition se réfère alors à un terrorisme d’Etat, celui qui propage la Terreur de 1793”, souligne François-Bernard Huyghe, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dans Terrorismes. Violence et propagande (Gallimard, 2011). Le terme désigne alors une politique d’Etat, celle de l'”incorruptible” Maximilien de -Robespierre : il “tend à définir une politique autoritaire, menée par un gouvernement à l’égard de son peuple ou d’une fraction de celui-ci afin d’assurer coûte que coûte son pouvoir”, constate Jenny Raflik.

Il faut attendre la fin du XIXe  siècle pour que le terme tel que nous le concevons aujourd’hui fasse son entrée dans le dictionnaire. En  1876, le Larousse le définit non plus seulement comme une violence commise par le pouvoir, mais aussi comme une violence venue du peuple. A l’époque, le mot est d’ailleurs ouvertement revendiqué par certains révolutionnaires, notamment en Russie : en  1880, deux anarchistes, Nikolaï Morozov et Gerasim Romanenko, publient La Lutte terroriste et Terrorisme et routine, les premiers ouvrages “à propos et en faveur  du terrorisme”, résume François-Bernard Huyghe. Il faut, écrit Morozov, provoquer la “désorganisation finale, la démoralisation et l’affaiblissement” du gouvernement.

Certains Russes s’y emploient alors avec détermination. Dans les années 1900, le Parti socialiste révolutionnaire russe (PSR) crée une brigade “terroriste”, se dote d’un manifeste qui défend l‘”activité terroriste” et envisage d’attaquer le palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg en avion. “Lénine, dont le frère, Alexandre, est pendu pour tentative d’attentat contre Alexandre  III, désapprouve ces initiatives individualistes, “gauchistes” et désordonnées, rappelle le chercheur de l’IRIS. Cependant, les attentats du PSR ou des anarchistes se multiplient : selon l’historienne Anna Geifman, de 1900 à 1917, le terrorisme fait 17 000  victimes.”

En France aussi, le tournant du siècle sent le soufre. L’“ère des attentats” anarchistes, selon le mot de l’historien Jean Maitron, s’ouvre en  1892 avec un attentat, à la dynamite, à l’hôtel parisien de la princesse de Sagan. La même année, Ravachol pose deux bombes chez des magistrats qui ont condamné des anarchistes, et, l’année suivante, Auguste Vaillant lance une bombe sur l’Assemblée nationale. Assassinat du président Sadi Carnot, explosions dans les cafés : cette vague d’attentats entraîne, en  1893-1894, l’adoption des fameuses lois “scélérates”, qui restreignent la liberté de la presse et interdisent l’apologie de l’anarchisme, cette “secte sauvage, antisociale et antihumaine”, selon les mots du président du Conseil, Charles Dupuis.

Trois grandes familles

Suivront, au cours du XXe  siècle, les attentats de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), qui lutte contre la présence britannique en Irlande du Nord ; les bombes de l’ETA, qui exige l’indépendance du Pays basque ; la lutte armée des mouvements d’extrême gauche italien et allemand des années 1970, qui font des centaines de victimes, et les opérations d’Action directe, en France, qui culminent dans les années 1980. En  1968, le détournement vers l’Algérie d’un avion Rome-Tel Aviv par un commando du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) inaugure cependant une ère nouvelle : il marque “l’acte de naissance du terrorisme transnational contemporain”, estime Marc Hecker, chercheur à l’Institut français des relations internationales, dans la revue Commentaire, en  2008.

Dans cette longue histoire qui commence au milieu du XIXe  siècle, Jenny Raflik distingue trois grandes familles : le terrorisme d’inspiration révolutionnaire, qui regroupe aussi bien les anarchistes de la fin du XIXe  siècle que les mouvements d’extrême gauche européens des années 1970-1980 ; le terrorisme ethno-nationaliste, qui réunit à la fois les “régionalistes” des Balkans du XIXe  siècle, l’IRA, l’ETA et les peuples colonisés en lutte pour leur indépendance ; et le terrorisme identitaire, qui va du Ku Klux Klan aux Black Panthers en passant, aujourd’hui, par le terrorisme islamiste, ce dernier ne se bat en effet ni pour une idéologie révolutionnaire ni pour un territoire reconnu, mais pour une cause religieuse.

A partir de cette généalogie mêlant luttes de libération nationale et menées anarchistes, mouvements d’extrême gauche armés et attentats djihadistes, comment établir une définition claire du terrorisme ? Depuis l’entre-deux-guerres, et plus encore depuis une trentaine d’années, la communauté internationale s’est attelée à la tâche. Une définition est en effet “nécessaire sur le plan politique, pour traduire une volonté commune de la communauté internationale des Etats, mais elle est également indispensable sur le plan pratique, car elle conditionne la coopération juridique en matière pénale, à tous les niveaux”, constate Emmanuel Decaux, professeur de droit à Paris-II, dans l’ouvrage collectif Terrorismes. Histoire et droit.

La France y est parvenue à la fin des années 1990. Le gouvernement, qui voulait, en cas de terrorisme, allonger la garde à vue, limiter les droits de la défense et durcir les peines, était dans l’obligation d’en donner une définition. Un acte en relève, précise la loi du 22  juillet 1996, s’il est “commis intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur”. Le code pénal, souligne Emmanuel Decaux, retient donc trois éléments “distincts et précis” : un acte (la participation intentionnelle à une  entreprise criminelle impliquant une action), un objectif (la création d’un trouble grave à l’ordre public) et un moyen (la terreur ou la menace de la terreur).

Au lendemain du 11  septembre 2001, l’Union européenne prend le relais en esquissant, elle aussi, une définition. Sera désormais considéré comme terroriste un acte commis dans le but “de gravement intimider une population, ou de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, ou de gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou d’une organisation internationale”, précise une décision-cadre du 13  juin 2002. Cette définition qui évoque simplement la “déstabilisation” de l’Etat risque, selon Emmanuel Decaux, “d’inclure des actes relevant du mouvement social et non du terrorisme proprement dit”.

Les terroristes des uns sont souvent les résistants des autres

La communauté internationale, en revanche, continue à tâtonner. “Aujourd’hui pas plus qu’hier, il n’existe de définition universelle qui vaille d’un point de vue juridique”, constate Jenny Raflik. Issu d’une résolution adoptée en  2000 par l’Assemblée générale de l’ONU, le texte international le plus consensuel estime de manière lapidaire que le terrorisme est un ensemble d’“actes criminels qui, à des fins politiques, sont conçus ou calculés pour provoquer la terreur dans la population, dans un groupe de personnes ou chez des individus”. Une définition tellement  large, estime l’historienne, “qu’elle devient en partie inopérante”.

Si les enceintes internationales peinent à se mettre d’accord sur une définition, c’est parce que “les terroristes des uns sont souvent les résistants des autres”, résume le chercheur Marc Hecker. L’Histoire offre en effet mille exemples de ce concept au double visage : pendant la guerre d’Algérie, le Front de libération nationale (FLN) apparaît aux uns comme une organisation terroriste, aux autres comme un mouvement de libération. Quelques années plus tard, l’action de Nelson Mandela, fondateur en 1961 de l’aile militaire du Congrès national africain (ANC), suscite les mêmes débats : lorsque le leader sud-africain reçoit le prix Nobel de la paix, en 1993, son nom figure encore sur la liste noire du terrorisme élaborée par les Etats-Unis.

La définition du terrorisme ne peut donc faire l’économie d’un débat – jusqu’à présent sans issue – sur la légitimité de la cause défendue les armes à la main. Y a-t-il un “fait justificatif”, selon le mot de Mireille Delmas-Marty, qui permette de comprendre, voire d’admettre l’émergence des violences politiques ? Comment qualifier les mouvements indépendantistes ou la résistance des groupes armés dans les pays occupés ? “La question de l’illégalité du terrorisme s’oppose à celle de son éventuelle légitimité, dès lors que l’on met en avant le droit des peuples à l’autodétermination et le droit de résister à l’oppression ; droits que chaque Etat, chaque camp lors de la guerre froide (et ensuite), chaque groupe d’Etats entend interpréter à sa manière, en fonction des intérêts du moment”, résume Jenny Raflik.

En  1974, le leader de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), Yasser Arafat, résumait clairement l’enjeu du débat : “Quiconque défend une juste cause et se bat pour la liberté et la libération de son pays des envahisseurs, des occupants et des colonialistes ne peut être appelé terroriste.” Vingt-quatre ans plus tard, la Convention arabe pour la lutte contre le terrorisme de 1998 reprenait cet argumentaire en excluant de son champ “tous les cas de lutte armée, menée avec les divers moyens, y compris la lutte armée contre l’occupation étrangère et contre l’agression en vue de la libération et de l’autodétermination”. Inutile de préciser qu’au sein des organisations internationales ces discussions qui se déroulent à l’ombre du conflit proche-oriental débouchent immanquablement sur un désaccord.

Ces controverses ont cependant le mérite de démontrer une chose : contrairement aux autres crimes et délits, le terrorisme n’est pas seulement un acte, il est aussi une idée. “Il se définit d’abord par son but”, résume la juriste Mireille Delmas-Marty. “Il est un projet politique”, ajoute l’historienne Jenny Raflik. “Il a valeur rhétorique”, conclut le chercheur François-Bernard Huyghe. Ce dernier en veut pour preuve le message délivré par Oussama Ben -Laden après les attentats du 11  septembre 2001 : les kamikazes, souligne alors le chef d’Al-Qaida dans un communiqué, “ont proféré par leurs actes à New York et à Washington des discours plus puissants que tous les autres discours prononcés de par le monde”.

La cause plutôt que l’action

Le terrorisme, poursuit François-Bernard Huyghe, transforme en effet “l’action en proclamation”. Une dimension explorée au lendemain de la seconde guerre mondiale par Albert Camus dans sa pièce Les Justes. Quand Kaliayev, qui s’apprête à jeter une bombe, en  1905, à Moscou, sur le grand-duc Serge, parle de son projet d’attentat, il évoque autant un geste qu’une pensée. “C’est pour ce moment que j’ai vécu jusqu’ici. Et je sais maintenant que je voudrais périr sur place, à côté du grand-duc. Perdre mon sang jusqu’à la dernière goutte ou bien brûler d’un seul coup, dans la flamme de l’explosion, et ne rien laisser derrière moi. Comprends-tu pourquoi j’ai demandé à lancer la bombe ? Mourir pour l’idée, c’est la seule façon d’être à la hauteur de l’idée. C’est la justification”, écrit Camus.

Pour l’historien Olivier Christin, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, cet accent mis sur la cause plutôt que sur l’action rappelle des temps anciens : au début de l’ère chrétienne, c’est à travers cette attention au discours que l’Eglise distinguait un martyr d’un homme qui avait perdu la raison. “Confrontée aux persécutions mais aussi au zèle religieux de certains de ses membres qui voulaient mourir pour leur foi, l’Eglise a dû définir ce qui constituait un martyr et le distinguait d’un fou, d’un criminel supplicié ou d’un candidat au suicide, écrivait-il le 16  juillet dans Libération. Pour saint Augustin et saint Thomas, la réponse tenait en une règle simple : ce n’est pas la souffrance, c’est la cause qui fait le martyr.”

Mille cinq cents ans plus tard, cette distinction est encore pertinente pour qui veut comprendre ce qu’est le terrorisme, poursuit Olivier Christin. “Le nombre de morts, l’abjection des moyens employés, la conviction religieuse ardente mais récente ne font pas la spécificité du geste terroriste. Pour parler comme Max Weber, elle tient au fait qu’il peut être imputé à une idéologie et à une mouvance organisée et que celle-ci accepte qu’il le soit.” Un principe que l’on retrouve aujourd’hui au sein de l’organisation Etat islamique. “L’efficacité de sa stratégie de la terreur réside en sa capacité à endosser la responsabilité ou la paternité spirituelle des actes commis en son nom par des individus qui n’appartiennent pourtant que de manière lâche à son organisation”, relève l’historien. Le terrorisme est évidemment une violence, mais il est aussi, et peut-être surtout, une idéologie.

Anne Chemin

Lire aussi “Rebelle, sans dessus dessous” sur le site de Carré Pluriel