Dans le foot, le jeu reste collectif, mais le récit est de plus en plus individuel.

Sport collectif par nature, le football a assez vite, au cours de son histoire, fait célébrer des individualités. Dès l’après-guerre, la liste de ces figures qui sortent du rang s’allonge, en parallèle de l’évolution de ce sport vers un divertissement de masse de plus en plus médiatisé, qui désigne des idoles. On ne peut donc pas dire que la starification des joueurs est un phénomène nouveau, mais, aussi progressive soit-elle, l’individualisation du football est une réalité dont on peut identifier une quantité de signes qui sont allés en se multipliant au cours de la période récente.

ÉCHAPPER À L’UNIFORME

Avant d’en arriver là, il aura fallu pouvoir identifier chaque joueur sur le terrain en s’aidant d’autre chose que des silhouettes, des attitudes ou simplement du poste. L’apparition des numéros sur les maillots a constitué une première étape à la fin des années 1920 (lire “Numérologie des footballeurs“), mais c’est évidemment l’inscription des noms au dos de ceux-ci qui marque un tournant. Moins pour le spectateur, sauf s’il a de très bons yeux, que pour le téléspectateur… et le joueur lui-même, qui pourra célébrer son but dos au public en montrant des deux pouces son patronyme. Alors, le maillot avec l’option flocage qu’achète un supporter est-il encore celui du club, ou du joueur choisi ?

Une fois ce plaisir égocentrique satisfait, il s’agissait d’échapper à l’uniforme qu’impose encore le règlement. Quelques artifices sont bien, depuis longtemps, employés pour “signer” une silhouette : maillot hors du short, chaussettes baissées, à la Platini. Ou encore manches courtes en hiver / manches longues en été, gants en toute saison, pour détonner. Le prestige associé au capitanat, étant donné son insignifiance réglementaire, tient peut-être seulement au caractère distinctif du brassard. À diverses époques, certains accessoires permirent des variations, comme les cuissards portés sous les shorts au début des années 1990. Las, ils perdaient de leur efficacité visuelle quand tout ou partie de l’équipe les portait, et furent vite interdits. D’autres s’essayent aux strappings par-dessus les chaussettes, mais le résultat n’est pas vraiment décisif.

COIFFURE, CHAUSSURES : NOUVELLES CONQUÊTES

Restaient, en réalité, deux territoires d’expression à conquérir. On n’insistera jamais assez sur l’importance de la coupe de cheveux dans l’histoire de l’humanité et dans celle du football. Jusqu’il y a une vingtaine d’années, les coiffures des footballeurs témoignaient de la mode de chaque époque, de manière assez uniforme : on ne se distinguait pas vraiment les footballeurs entre eux, à l’exception de rares phénomènes capillaires comme Carlos Valderrama. Aujourd’hui, le poil est soumis à une infinité de variations, et les crânes sont couverts de toutes sortes de pelages et de décorations. C’est que la tête dépasse du maillot, et que la capillarité n’est encadrée par aucun règlement de la FIFA, offrant ainsi un formidable moyen de singularisation – quitte à bafouer le bon sens et le bon goût. Voici donc les pelouses parcourues par tout un bestiaire de rongeurs (ragondins, castors, chinchillas) et de mustélidés (loutres, furets, blaireaux).

L’autre conquête, c’est celle de la plus noble partie du footballeur : son pied. Car l’International Board, dont les vénérables membres croient peut-être que les chaussures sont encore en cuir, n’a pas légiféré sur la conformité de celles-ci avec le reste de la tenue. Les équipementiers se sont jetés dans cette brèche avec leur funeste penchant pour les teintes criardes, accordant une impardonnable pérennité aux couleurs fluo (quitte à jurer atrocement avec short, bas et chaussettes). Les images des matches sont désormais constellées de taches mettant au défi les pixels des écrans et rivalisant de laideur avec les ignobles panneaux publicitaires lumineux. Cette fois, cependant, les joueurs se laissent voler la vedette par leurs chausseurs, qui ont récemment poussé le vice jusqu’à inventer des modèles montants afin d’augmenter leur visibilité (comme si les gros plans complaisants des réalisateurs télé n’y suffisaient pas).

LE FOOTBALLEUR, CETTE ENTREPRISE DE SPECTACLE

Bien entendu, cette petite histoire de la singularisation des footballeurs est superficielle, et elle passe à côté de ce qui, au fond, a le plus contribué à dissocier les individus de leurs équipes. Un de ces facteurs majeurs est évidemment la libéralisation du marché des transferts. Si les footballeurs de jadis restaient étroitement associés à une ou deux équipes, comme Alfredo Di Stefano au Real Madrid ou Johan Cruyff à l’Ajax et à Barcelone, les carrières actuelles ont tendance à les balader de club en club et de championnat en championnat. Certains ont poussé le nomadisme jusqu’à ne plus pouvoir être associés à aucune formation en particulier, notamment pour les avoir presque tous quittés prématurément. Nicolas Anelka, par exemple, constitue un phénomène en soi, dont la carrière ne raconte que sa propre histoire.

Et si les clubs sont devenus des entreprises, leurs employés les plus bankable les ont imités, se dotant d’infrastructures de PME. En réalité, ceux-là sont à leur tour devenus des marques, commercialisables en autant de licences marketing et de produits dérivés que possible. Leurs comptes Facebook ou Twitter battent des records d’abonnés, ils deviennent des héros de film publicitaire, quasiment des personnages de fiction, font l’objet d’autobiographies édifiantes – le genre fait si bien florès en Angleterre que certains joueurs en publient plusieurs au cours de leur carrière (tout va vraiment très vite dans le football). C’est d’ailleurs Outre-Manche que l’on assiste à l’érection frénétique de statues aux abords des stades, y compris pour des joueurs non seulement vivants, mais parfois encore en activité. À l’opposé de cette glorification à l’ancienne, les stars du football ont aussi rejoint le monde des people, parmi les autres catégories socioprofessionnelles du vedettariat contemporain, étendant leur notoriété bien au-delà de la sphère du football.

STARLETTISATION

Les joueurs les plus célèbres, transformés en institutions, finissent donc par faire concurrence aux clubs. Les instances et les médias ont participé à cette évolution, en l’accélérant. Le trophée du Ballon d’or existe depuis près de soixante ans, mais son périmètre et son audience se sont mondialisés, tandis que son entrée dans le giron de la FIFA et le changement du mode de scrutin ont renforcé sa célébration de l’individualisme. L’absurdité des récompenses individuelles apparaît parfois grossièrement, comme lorsque Messi est élu meilleur joueur de la Coupe du monde 2014, sans empêcher leur multiplication – depuis les grands palmarès officiels jusqu’à l’élection du joueur du mois dans un club de Ligue 2. S’y ajoutent les classements statistiques, qui tendent eux aussi à individualiser la performance. Le narcissisme a de beaux jours devant lui.

Le football reste tout de même un sport d’équipe. On n’a pas trouvé de manière probante d’y jouer à deux, voire tout seul – malgré le travail de recherche mené par Hatem Ben Arfa. La starlettisation des footballeurs produit ses effets à la fois à l’intérieur des clubs et à l’extérieur des stades, mais elle est forcément limitée sur les pelouses elles-mêmes, où l’individualisme ne peut pas nuire indéfiniment à l’équipe. En revanche, la mise en scène télévisuelle des matches y contribue puissamment, avec l’usage intensif des gros plans pour capter les émotions et concentrer l’attention sur les vedettes, auxquelles on consacrera encore des séquences en “caméra isolée” avant de maintenir une attention insatiable pour leurs faits, gestes et paroles. En résumé et en conclusion : le jeu reste collectif, le récit est de plus en plus individuel.

Jérôme Latta

Lire l’article sur Le Monde.fr