Trente ans après la disparition de Coluche, une nouvelle génération d’humoristes cherche à réinventer l’art de faire rire en France.

La nouvelle donne ? Un équilibre entre ironie narcissique, politiquement correct et omniprésence médiatique.

Esprit de Coluche, es-tu là ? L’ironie de l’histoire – politique – aura voulu qu’Hollande invoque, par son malheureux « Ça va mieux », une tirade célèbre de Michel Colucci : « Moi ça va, les autres je sais pas, mais moi ça va ! » Le politique, le flic, l’auto-stoppeur, l’étudiant : tout était source de dérision pour l’humoriste. Il avait imaginé, il y a trente ans, une nouvelle façon de se mettre seul en scène : aux sketchs à la française, puisant dans l’univers du théâtre et des chansonniers, il a su instiller son sens du rythme et du tutoiement, si cher au stand-up américain.

Une audace dans le style et dans le verbe, qui n’a pas disparu. Bien au contraire, le genre a depuis gagné ses lettres de noblesse sur les planches. Conteur des temps modernes du haut de ses 24 ans, l’humoriste Fary dit s’épanouir, à la manière du one man show français, dans des sketchs écrits à la virgule et au silence près. Une fois sur scène, il emprunte autant à l’univers d’Élie Kakou, « un génie du rire », qu’à l’héritage de la comédie américaine, où les maîtres du genre – Lenny Bruce, Kevin Hart, ou encore Louis C. K. – manient l’art de faire rire dans sa forme la plus épurée : monter sur scène, prendre le micro et se raconter. « Je suis un ancien moche. Mais, pour moi, la beauté ce n’est pas naître beau, mais le devenir. C’est une belle phrase, mais c’est quand même une phrase de moche », s’amuse-t-il dans « Fary is the New Black », son premier one man show, applaudi depuis les sièges en velours rouge de Bobino à ceux, plus majestueux, du Théâtre du Châtelet. Un mix entre stand-up et tradition.

 

 

À travers son Comedy Club, pépinière de talents depuis dix ans, Jamel Debbouze a popularisé via ses scènes ouvertes une tradition perdue depuis les années 90 : celle des cafés-théâtres, où le rire se voulait collégial. On y interpelle le public, on improvise avec lui, à la manière d’une conversation spontanée. Plus adapté aux petites salles, qui favorisent la proximité avec les spectateurs, le stand-up met en lumière la personnalité du comique, que l’on vient écouter parler de sa propre vision de la société. Et cette inspiration venue du rire anglo-saxon n’a rien de formel : à La Nouvelle Seine, péniche amarrée au pied de Notre-Dame, Blanche Gardin joue devant une centaine de spectateurs sa petite partition de trentenaire célibataire, au titre révélateur : « Je parle toute seule ». « Ce qui me plaît dans le stand-up américain, c’est la façon dont on sonde l’inconscient collectif. Les références y sont plus communautaires », confie celle qui a fait ses classes au Comedy Club. Partageant autrefois la scène avec Thomas Ngijol et Fabrice Éboué, elle y a appris à s’éloigner des galeries de personnages, pour s’ouvrir à un registre lié à l’identité, au milieu social, aux origines : on rit entre femmes, entre bobos, entre jeunes de quartiers populaires. Un humour clivant, mais aussi plus parlant pour bon nombre de spectateurs, qui se retrouvent dans cet art de rire de soi, entre soi. « En France, le public n’a jamais été à l’aise avec l’introspection personnelle, remarque Ismaël Sy-Savané, directeur artistique de la troupe du Comedy Club depuis deux ans. On se concentre encore sur les petits tracas d’autrui. Mais cela change, en même temps que le public se diversifie… »

 

 

Tranches de vie

La culture populaire a longtemps préféré un humour plus universel, mêlant au comique de situation, des histoires puisant dans le quotidien de tout un chacun. Parée de son plus beau boa, Sylvie Joly se moquait avec truculence des grandes bourgeoises, Valérie Lemercier endossait la moue pincée de la dame austère des Galeries Lafayette. Quant aux cibles longtemps favorites des humoristes, le pouvoir et les institutions, elles ne craignaient ni l’humour noir ni la provocation. « Le nazisme ? Une manière un peu maladroite de vouloir faire la Grande Europe ; Hitler ? Un Jacques Delors hargneux. » Ces monologues féroces de Gaspard Proust rappellent à nos bons souvenirs les textes grinçants de Pierre Desproges. À la façon de son aîné, le comique tire sur la corde de l’absurde et du malaise. Mais prière de ne pas le comparer au roi du rire caustique : « Un peu de dignité, il faisait des salles plus petites », s’amuse cet ancien gestionnaire de fortune. S’ils se rejoignent dans l’irrévérence, ils s’éloignent dans l’interprétation : là où Desproges théâtralisait ses postures de misanthrope, pour éviter toute ambiguïté à son discours, Gaspard Proust puise dans une personnification de l’humour très américaine. Son nom de scène, il l’incarne à l’extrême, parlant de lui tantôt à la première tantôt à la troisième personne, si bien que certains spectateurs se demandent : personnage, pas personnage ?

Pour faire rire de nos jours, on ne raconte donc plus d’histoires, mais ses propres vérités. On ne s’adresse plus au public, on s’amuse avec lui. Un exercice de style né « d’une vraie demande du public », confie Nawell Madani, étoile montante dont le premier spectacle – « C’est moi la plus belge ! » – fait salle comble. Cette comique belge d’origine algérienne prend le one woman show au mot : sans doute, car elle y fut initiée par l’américaine Susan Batson, coach de Nicole Kidman et de Juliette Binoche. La gloire de son père, l’amour de sa mère, Nawell Madani fait sur scène des présentations très personnelles : « Pourquoi est-on attaché à Jamel ou à Gad Elmaleh depuis vingt ans ? Car ils nous ont présenté leur famille, on connaît leurs parents. Le public doit sortir du spectacle en se disant : elle peut être mon amie, elle me ressemble. »

 

 

Derrière les vannes, des fêlures, des bribes de vie, racontées avec plus ou moins de pudeur : la timidité chez Baptiste Lecaplain (« Origines »), la perte d’un proche chez Kyan Khojandi (« Pulsions »), ou la sexualité chez Blanche Gardin. « Je me porte garant, je donne mon corps aux migrants. Ils sont très beaux et en plus ils ont très envie de s’amuser, on l’a vu encore le 31 décembre à Cologne », ironise cette dernière, en philosophant sur les affres de sa propre solitude. Mais aucun tropisme freudien chez la comique qui confie, une fois sur scène, être libéré de tout surmoi : « Grâce à l’intime, tout un chacun peut s’identifier. Je ne ressens aucune gêne, car le public saisit immédiatement mon propos. »

C’est ainsi qu’au fil de ces nouveaux spectacles, la trame narrative épouse souvent une réflexion autocentrée où se côtoient, au gré des sketchs, des personnages volubiles, névrosés, toujours entre fiction et réalité. « L’humoriste incarne quelque chose dans la société, il évoque un sentiment de familiarité. Il renvoie à soi-même ou fait écho à quelqu’un que l’on connaît », poursuit Fary, dont le spectacle, entre drôlerie et embarras, emprunte à sa propre vie. Même les figures majeures de l’humour se plient à l’exercice, à la manière de Muriel Robin, dont le registre a évolué de saynètes comiques à une écriture plus personnelle.

Une omniprésence médiatique

Puiser dans ce qu’il y a de plus intime, une façon pour ces nouveaux comiques de se singulariser. Car là où les humoristes des années 80 et 90 n’étaient qu’une poignée dans les médias, les nouveaux agitateurs du rire français brillent par leur nombre et leur ubiquité. « Bientôt, on verra des comiques dans le “Jour du Seigneur” ! », s’amuse Arnaud Tsamere, humoriste de l’absurde, digne héritier de Raymond Devos et du Professeur Rollin, devenu un de ses coauteurs. Dans son nouveau one man show « Confidences sur pas mal de trucs plus ou moins confidentiels », l’artiste s’indigne : « Je suis là pour dénoncer l’omniprésence du rire dans la société, c’est insupportable ! »

 

 

Au-delà du parti pris drolatique, le propos se voudrait presque sérieux. Nul besoin de chercher le rire, il s’invite avec ses gros sabots dans notre quotidien, au petit matin à la radio, en début de soirée à la télévision. « Téléspectateur, tu ne riras point ! » pourrait ironiser Arnaud Tsamere, lui qui s’est fait connaître sur le petit écran dans « On n’demande qu’à en rire ». L’émission de France 2 animée par Laurent Ruquier a révélé durant quatre ans des diamants bruts de l’humour français, mais a aussi déstabilisé plus d’un comique. « C’est un défi car le texte doit convaincre dès les premières secondes, poursuit Arnaud Tsamere. Il y a une écriture différente, un souci d’efficacité. » Dès la première phrase, l’humoriste doit installer son univers, lançant une course aux bons mots, sur lesquels il sera noté par des jurés. La Palme est attribuée à celui qui aura fait rire le plus grand nombre. Intimidant, non ? Du côté du Comedy Club, pas de notes mais une salle plus petite, entièrement éclairée, au sein de laquelle les humoristes font leur baptême du feu, à la fois sur scène et en prime time sur Canal +. « Un souvenir d’une violence absolue » pour Blanche Gardin qui avait, pour seule expérience théâtrale, un bref atelier à Courbevoie.

D’autant qu’à la différence de leurs aînés, ces humoristes doivent se plier à de nouveaux éléments de langage imposés. « La bien-pensance médiatique a convaincu certains artistes qu’on ne peut pas rire de tout. Une autocensure se crée, on a le sentiment de devoir sans cesse prendre des gants », explique Arnaud Tsamere, heureux dans l’humour absurde, où les textes n’ont aucune prise sur l’actualité. Lovés dans le confort du politiquement correct, en quête de la prochaine « petite phrase », les médias auraient fait perdre de sa vigueur au rire contemporain : « l’humour ne sert plus à rien, sinon à faire rire », constate Georges Minois, dans son Histoire du rire et de la dérision. Fary a ainsi fait le choix du consensus à la télévision, n’y diffusant que sketchs convenus, bien loin de l’univers plus politisé de son spectacle. La mode, les filles, la société de consommation, du déjà-vu pour ne pas cliver. « À la télé, tout est figé. Il faut faire attention à ce que l’on dit, tout en restant drôle, incisif, confie Ismaël Sy-Savané. La carrière d’un humoriste peut aujourd’hui dépendre de ce qu’il poste sur Internet. On peut rire de tout, mais il faut rester prudent. » Il serait ainsi révolu le temps où Desproges répondait, dans une lettre ouverte à la télévision, aux accusations de blasphème de Monseigneur Lustiger. Dans son manifeste, adressé au « Cher Seigneur », le saltimbanque se gaussait de cette « secte en robe, dont le monothéisme avoué est une véritable insulte à Darwin, aux religions gréco-romaines, et à ma soeur qui fait bouddhiste dans un bordel de Kuala-Lumpur ».

 

 

Le politiquement correct aura-t-il raison de la liberté d’expression ? Pas certain. Sans doute, en 2016, être une humoriste belge, de confession musulmane, et ouvrir son spectacle sur les attentats est un sacré pied de nez à la bienséance. Mais Nawell Madani le sait, la prudence est vertu lorsque l’on chahute le politiquement correct. « Une blague polémique et vous êtes immédiatement attaqués via les réseaux sociaux. On est beaucoup dans l’anticipation. On a perdu en spontanéité, même à la télévision on ne peut plus dire ce que l’on veut. Un Desproges et un Coluche n’existeraient plus aujourd’hui. » 

D’autres osent cependant flirter avec les limites. Dans « Vends deux pièces à Beyrouth », Jérémy Ferrari s’imagine en petit chef des troupes de Daech. Blanche Gardin l’assure : si des djihadistes arrivent sur la péniche, elle sera aussi lâche que les rockeurs d’Eagles of Death Metal. À La Nouvelle Seine, les spectateurs sont parfois mal à l’aise, tandis que certains esquissent un sourire gêné. « Moi ce qui m’intéresse, c’est d’interroger la norme. On nous a imposé après le 13 novembre une façon de réagir, l’émotion qu’il fallait avoir via les médias et la télévision, affirme-t-elle. J’ai ressenti le besoin de décaler le point de vue et d’aller regarder les choses autrement. Notre métier, c’est aussi de tirer la sonnette d’alarme quand on sent que tout le monde se met à hurler avec les loups. » 

Un travail d’équilibriste

À la question, rit-on des mêmes choses qu’autrefois, la réponse serait ainsi nuancée. Si ces nouveaux comiques confient ne rien s’interdire, ils pratiquent toutefois l’humour corrosif avec moins de légèreté. « Il faut y aller quand on sait le faire, il faut maîtriser. Je suis d’origine maghrébine, de confession musulmane, je vais là où je suis dans ma zone de confort », confie Nawell Madani, qui s’apprête à fouler les planches de Olympia le 12 juillet prochain. Durant deux ans, Jérémy Ferrari s’est assuré les conseils de Jean-Antoine Duprat, professeur en géopolitique à la Sorbonne, pour l’aiguiller sur les aspects les plus polémiques de son show. Blanche Gardin a interdit son spectacle aux moins de 17 ans, s’évitant tout scandale auprès de spectateurs trop jeunes. Quelle que soit l’intention, « il y a quelque chose de binaire dans l’humour, avec pour seule question : est-ce que cela fait rire ? », poursuit Arnaud Tsamere. Philosophe malgré lui, Coluche y avait répondu en son temps : « Tant qu’on fait rire, ce sont des plaisanteries. Dès que ce n’est plus drôle, ce sont des insultes. » Quand l’art de faire des bons mots rejoint l’intelligence du propos.

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Rire de Tout 1

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Rire de Tout 2

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Rire de Tout 3

Cecilia Delporte

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