Les remarques sexistes ou sexuelles, sous couvert d’humour, sont de moins en moins tolérées dans un milieu où les filles sont plus nombreuses qu’il y a dix ans.

Travailler et partager son quotidien avec une majorité d’hommes : Irène*, diplômée de l’Ecole navale, sait ce que c’est. « A 23 ans, je suis partie sur un bateau, j’étais la seule fille à bord, avec des marins sous mes ordres. En tant qu’officier, nos galons envoient un message clair, et tout se passe bien avec les sous-officiers. Mais en tant que femme, on vous en demandera toujours plus. Ce sera mieux quand on sera plus nombreuses », témoignait la trentenaire, ingénieure et officière de marine, lors d’une conférence au dernier Salon du Bourget, en juin 2019.

Face à elle, des lycéennes et étudiantes venues de Picardie buvaient ses paroles. La petite délégation avait été amenée par Elles bougent, une association qui tente de renforcer la mixité dans les métiers de l’ingénierie. Armée de l’air, Aéroports de Paris… De stand en stand, des « marraines » de l’association racontaient à ces jeunes femmes comment, en tant qu’ingénieures, elles ont fait leur place dans l’aéronautique, le spatial ou le génie civil. Parfois difficilement.

Malgré une progression de 45 % ces dix dernières années, les étudiantes sont toujours minoritaires dans les formations d’ingénieurs. En 2017, elles représentaient 28 % des effectifs dans les quelque 201 écoles accréditées en France. Un pourcentage qui tombe « plutôt à 20 % si on retire les formations en chimie, biologie, agronomie ou écologie, où se concentrent la majorité des filles », précise une connaisseuse du sujet.

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Une intériorisation des codes masculins

Comment ces étudiantes vivent-elles au quotidien leurs études dans un environnement majoritairement masculin ? « Le fait d’être une fille en école d’ingénieurs n’a jamais vraiment été un sujet pour moi », élude, détendue, Laura, étudiante à l’université de technologie de Compiègne (Oise). Valère, à Polytech Nancy, confirme : « Cela se passe bien, et si c’est nécessaire, j’ai un caractère qui me permet de m’imposer. »

Qu’elles aient intégré une école après deux ans de prépa ou directement après le bac, les étudiantes interrogées confient s’être rapidement acclimatées à cet environnement masculin, dont elles ont en partie adopté les codes. « Quand il y a des remarques, j’ai appris à les faire taire. D’ailleurs, les réflexions des élèves, comparées à celles entendues sur les chantiers, me font bien rigoler », témoigne Lucie, fraîchement diplômée des Hautes Etudes d’ingénieur (HEI).

Des témoignages qui viennent corroborer les résultats d’une étude menée en 2016 par l’association Femmes ingénieurs auprès de 920 filles et 634 garçons. En grande majorité, les étudiantes interrogées, issues de 90 écoles, se disent heureuses de leur choix de formation, et se sentent bien intégrées. Mais l’enquête montre, dans le même temps, « une banalisation alarmante du sexisme entre élèves », souvent minorée par les intéressées.

Violences verbales

Ainsi, 63 % des jeunes femmes interrogées disent avoir déjà subi directement ou avoir été témoins de violences verbales sexistes ou sexuelles sur leur campus . Surtout, 43 % disent subir ces violences « régulièrement » : un chiffre qui atteint 57 % dans les établissements qui comptent moins de 30 % de filles. Alors, après quelques recherches, les langues se délient.

Bertille, étudiante à l’Ecole des ponts ParisTech, évoque sa lassitude face à « ces blagues crues au quotidien ». Elle confie avoir été surprise lorsqu’un garçon lui a lancé :

« Vous avez voulu la révolution sexuelle dans les années 1970, maintenant il ne faut pas vous plaindre ! »

Les remarques sur le physique sont aussi monnaie courante. Eloïse, étudiante à l’Institut supérieur d’électronique de Paris (ISEP), spécialisé dans le numérique et qui compte 82 % de garçons, témoigne :

« J’ai entendu à plusieurs reprises des phrases du type : “C’est rare les filles qui se maquillent et qui ne sont pas trop bêtes”. »

« On nous dit souvent que si on est là, c’est en raison des quotas réservés aux filles », confient plusieurs étudiantes. Gabriela, diplômée d’un mastère spécialisé de CentraleSupelec, n’est pas près d’oublier le jour de la rentrée : « De but en blanc, un garçon m’a demandé qui était mon examinateur, et lorsque j’ai répondu, il m’a dit : “Ça ne m’étonne pas !”, sous-entendant que j’étais là grâce à mon physique plus qu’à mon dossier… »

La jeune femme a essuyé des remarques du même acabit lorsqu’elle a obtenu de meilleures notes que certains de ses camarades masculins. « En tant que fille, il faut s’attendre à prendre des coups… », commente pudiquement Astrid, ancienne des Arts et Métiers ParisTech.

La « menace du stéréotype »

Ces petites phrases, prononcées sous couvert d’humour, peuvent miner la confiance en soi. « J’avais tendance à douter de moi, après cette remarque, je me suis sentie obligée de légitimer ma présence deux fois plus », confie Gabriela. Le stéréotype selon lequel les femmes « ne sont pas faites pour les sciences »continue d’imprégner les esprits, de manière lointaine.

Isabelle Régner, professeure de psychologie sociale à Aix-Marseille Université, a montré combien « ces stéréotypes de genre sont extrêmement puissants, car enracinés dans la société depuis longtemps et attachés à des différences qu’on pense biologiques ». Ils peuvent alors être responsables de contre-performances chez les filles, notamment en école d’ingénieurs. Un effet bien documenté par la recherche, appelé « menace du stéréotype ».

« Il suffit d’une situation où l’enjeu est important – comme un concours ou un examen – pour réactiver ces stéréotypes, stockés dans la mémoire, et déclencher des pensées négatives qui viennent parasiter le raisonnement, créer de l’insécurité, et nuire à la réussite de ces étudiantes, pourtant souvent parmi les meilleures de leur promo. »

La diffusion de ces stéréotypes sexistes contribue surtout à renforcer les phénomènes d’autocensure de la part des filles qui osent moins que leurs camarades intégrer des spécialités ou des associations réputées « techniques ». « C’est dommage, car lorsqu’on étudie ces thèmes en cours, on se rend bien compte qu’on a le même niveau que les garçons », regrette Louise, seule fille de son association de robotique.

L’effet #metoo

Si ces jeunes femmes n’hésitent pas à évoquer les agressions verbales, la question des agressions sexuelles sur les campus reste taboue : 10 % des étudiantes interrogées dans le cadre de l’enquête de Femmes ingénieurs déclaraient, en 2016, avoir subi une agression sexuelle sur le campus, et 5,7 % un viol ou une tentative de viol. La présence des filles au bureau des étudiants (BDE) joue un rôle pondérateur et contribue à éviter les dérives, estiment plusieurs d’entre elles.

Sarah, étudiante à l’Estaca, une école spécialisée dans l’automobile située à Saint-Quentin-en-Yvelines, redoutait le week-end d’intégration. Elle a été agréablement surprise : « Les garçons ont très bien compris qu’on refuse certaines activités qui nous mettent mal à l’aise, comme se serrer les uns contre les autres ou se faire porter. » « Le sujet des agressions sexuelles et sexistes a longtemps été tu, mais depuis #metoo, la parole se libère », note Marie-Sophie Pawlak, fondatrice d’Elles bougent.

Depuis 2016, les écoles sont invitées à appliquer une politique de tolérance zéro à l’égard des violences et agressions sexistes et sexuelles. « Aux Mines, notre directeur des études nous pousse à signaler les comportements qui dépassent les limites », assure Louise. Bertille, vice-présidente chargée de l’égalité à l’association Dévelop’Ponts, travaille sur cette question avec l’Ecole des ponts. Désormais, le sujet des agressions sexistes et sexuelles est évoqué grâce à une compagnie théâtrale : « C’est plus ludique et plus efficace », dit-elle, réjouie.

Son association a obtenu un encadrement renforcé pour les week-ends d’intégration et la présence d’une psychologue pendant l’année, alors qu’un nouveau système de sanctions vient d’être mis en place, ainsi qu’une campagne d’affichage dénonçant les actes sexistes. Toutefois, quand Bertille s’adresse aux étudiants, elle est toujours très prudente : « On a toujours un peu peur d’être traitées de “féminazies”… »

Selon Isabelle Régner, le vrai changement d’attitudes et d’atmosphère se fera par la féminisation des effectifs : « Cela passe par l’exposition des jeunes filles à des modèles de réussites scientifiques féminines adaptés à leur âge, afin de favoriser l’identification. »

C’est désormais une priorité pour les écoles d’ingénieurs, qui voient aussi un moyen de satisfaire le besoin de mixité des entreprises. Ces dernières font, de l’avis des étudiantes, des efforts pour bien accueillir leurs stagiaires ingénieures, même si, dans certains secteurs très masculins, comme l’informatique, le BTP ou l’automobile, l’ambiance peut s’avérer pesante, notamment du fait de collaborateurs plus âgés peu habitués à la mixité.

Impliquée dans un projet de création d’une voiture de course, Sarah, étudiante à l’Estaca, doit composer avec le « machisme » de certains vétérans du sport auto, qu’elle croise sur les circuits. « Dès que je ne sais pas un truc sur un moteur, on me regarde de travers. » Mais ce n’est pas ce qui va décourager cette passionnée de F1 de travailler dans ce secteur : « Ce ne sera pas facile, mais j’y crois. »

*le prénom a été changé

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