Reconnaître et surtout tenir compte des différences, tel pourrait être le programme que les entreprises auraient à mettre en œuvre s’agissant de la diversité.

Ce qui constituerait pour elles une occasion de choisir « quoi faire de la réalité » plutôt que « faire avec la réalité ».

Différence, discrimination et diversité

La notion de différence eut son heure de gloire dans les années 70, par exemple dans sa version derridienne de « différance »[1]. Puis vint le combat contre les discriminations, à partir des années 80, dont le fameux « Touche pas à mon pote » est emblématique. Les années 2000 ayant vu, elles, la promotion de la diversité, sorte de synthèse hybride entre respect des différences, lutte contre les discriminations, réaffirmation d’une égalité pondérée par une équité plus réaliste et définition de ce qui pourrait s’apparenter à de nouveaux « droits et devoirs » applicables par et pour tous.

Dans ce mouvement, les entreprises n’ont bien sûr pas été en reste puisqu’elles s’inscrivent dans le tissu social et plus globalement politique. Elles ont donc découvert, dans les années 70, les vertus d’un management participatif, avant de passer, à partir des années 80, sous les fourches caudines d’un appareil législatif déterminé, en particulier, à promouvoir l’égalité professionnelle et faire cesser les situations de discriminations ou de harcèlement dont ces entreprises seraient le théâtre. Cette évolution les conduisant, pour certaines, à partir des années 2000, à valoriser à leur tour la diversité dont la Charte rédigée en 2004 en France a marqué l’institutionnalisation.

De même, les entreprises sont passées progressivement, à partir des années 70, d’une gestion du personnel à un management des ressources humaines. Cette évolution intégrant, à partir des années 80, des paramètres de plus en plus nombreux qui recouvrent aujourd’hui la quasi totalité des champs sociaux, politiques, culturels, idéologiques… dont leurs collaborateurs sont à la fois les produits et les producteurs. Cette dynamique entraînant au moins deux difficultés. La première est un brouillage des frontières et des rôles entre les experts RH et la ligne managériale. La seconde est liée à la multiplication des critères à prendre en compte dans ce management des ressources humaines, dont la notion de « diversité » constitue à la fois une réponse et une interrogation. Une réponse car si nous reprenons la Charte de la diversité, 19 items sont retenus afin de couvrir l’ensemble des champs de cette diversité. Et une interrogation car la liste de ces items n’est pas sans rappeler une liste « à la Prévert » posant du même coup la question de ce qui sous-tend et relie ces critères. Jusqu’où, dès lors, ces critères sont-ils objectivables et à partir d’où cette option devient impossible ? De même, jusqu’où la diversité d’un individu peut-elle être énumérée et à partir d’où une ligne est franchie relevant de sa singularité et son intimité ? De sorte que face à l’ambition de ce programme appliqué aux entreprises, il paraît bien difficile de ne pas paraphraser Géronte et se demander « Mais que diable les entreprises vont-elles faire dans cette galère ?! ».

Le complexe de Calimero

Afin d’apporter des éléments de réponse, revenons quelques instants sur des situations concrètes mettant en jeu ce que l’on appelle différence, discrimination ou diversité.

Lorsque Muriel revient de son congé maternité, l’ensemble de ses missions – qu’elle avait scrupuleusement mises à jour et déléguées –, ont été confiées à son adjoint. Elle est donc, de fait, invitée à trouver un nouveau poste. Alain, lui, est ravi de ses nouvelles fonctions qui le conduisent à effectuer des déplacements réguliers en Russie. Homosexuel discret, il se retrouve cependant rapidement confronté à une réalité qu’il n’avait pas envisagée : l’homosexualité étant pénalement condamnée dans ce pays, ne se met-il pas en risque en continuant à assurer ce nouveau job ? Philippe, breton d’origine, est manager d’une équipe qu’il qualifie lui-même de « multiculturelle ». Pourtant, lorsque pour la énième fois certains de ses collaborateurs mettent en avant son « racisme » pour contester sa décision, il fulmine et se prend à rêver d’un monde où les différences n’auraient pas lieu de cité. Quant à Delphine, elle est paraplégique et se considère comme privilégiée de pouvoir exercer son métier dans une entreprise. Reste que le regard de ses collègues est parfois pesant et qu’elle se sent exclue de ces relations informelles qui font le sel de la vie de bureau.

Qu’ont de similaire ces 4 salariés ? Ils ont en commun d’expérimenter une situation dans laquelle certaines de leurs caractéristiques identitaires, relevant de leur vie dite privée, viennent interférer avec leur identité professionnelle. Ce qui peut sembler à la fois une évidence – ces personnes ne laissent effectivement pas au seuil de l’entreprise ce qu’elles sont – et un biais contestable. Contestable, au sens d’un mélange des genres, car ces caractéristiques n’ont pas forcément grand-chose à voir avec leurs compétences, motivation ou résultats professionnels. Contestable également, dans la mesure où ce biais tendrait à les assigner à cette identité, qui plus est partielle.

Doivent-ils donc se considérer comme victime de la situation et demander reconnaissance, réparation et/ou protection ? Cette hypothèse entre frontalement en opposition avec les caractéristiques sociales promouvant l’individualisme performant. Car si nous sommes bien aujourd’hui libres de choisir et d’agir et non plus simplement « agis » par un déterminisme, en particulier social, nous contraignant à une place, ne faut-il pas prendre au mot cette nouvelle règle qui s’offre à nous et arrêter de jouer les Calimero chaque fois qu’une situation nous place devant une difficulté, un échec ou tout simplement la réalité de la vie qui est certes parfois injuste, mais c’est la vie après tout…

Le débat sur les quotas, par exemple, n’est pas sans lien avec cette équation. Accepter d’entrer dans des quotas, ne serait-ce pas admettre que l’on est faible, que l’on a un « handicap » de départ, que l’on a besoin d’être aidé(e), que l’on n’y arriverait pas seul(e) ou grâce à ses seules compétences, ce qui entacherait par la suite son éventuelle réussite due non à ses seules qualités mais à un système palliatif ? Ce qui, dans notre culture de l’égalité, vient jouer le rôle d’un grain de sable grippant notre croyance commune en un système promouvant l’indifférenciation de tous au nom de la possibilité de réussir de chacun.

Jouer les Calimero, ne serait-ce pas également le signe d’un comportement infantile, d’un refus de grandir et de se confronter au monde, d’un désir de vivre au pays des Bisounours, autant de références au monde des enfants qui ont, c’est bien connu, besoin de douceur mais aussi de faire l’apprentissage de la vie ? En d’autres termes, vouloir pallier certaines injustices ou inégalités ne produirait-il pas l’effet inverse de celui escompté, développant l’immaturité, la passivité ou les moindres capacités d’adaptation et d’action de celles et ceux que l’on s’efforce de promouvoir ?

Les entreprises s’efforcent de répondre à ces difficultés en mettant en œuvre des politiques de « diversité » – en miroir de discriminations de moins en moins acceptables et acceptées –, alors même que le contexte dans lequel elles évoluent est celui d’un marché du travail n’offrant pas de place pour tous et celui d’une obligation de résultats à court terme les contraignant à toujours plus de performance.

Le syndrome de Zorro

C’est pourquoi deux écueils principaux attendent les entreprises dans cette promotion de la diversité. Le premier est celui d’actions « cosmétiques » cherchant prioritairement à valoriser leur image. Le second est celui d’actions « sociales » sans grand rapport avec leurs enjeux de production et de performance. Ce qui est donc en jeu, c’est la capacité des entreprises à positionner la diversité autrement que comme un énième sujet, c’est-à-dire à prendre en compte les différences, non comme une nouvelle trouvaille à la mode, mais comme une nécessité prenant acte d’une reconfiguration de ce qui fait collectif, sous-tend les relations de travail et alimente les identités et les différences qui s’y jouent, voire s’y affrontent.

Car les différences se traduisant en inégalités ou en tensions ne datent ni d’hier ni bien sûr d’aujourd’hui. Tout collectif a en effet besoin pour fonctionner de s’organiser, autrement dit de définir un ordre, des règles et des normes. C’est d’ailleurs à partir de ces repères symboliques et institués, posant des identités et des différences, que chacun peut interagir avec les autres. Mais si ce principe est universel, reste que l’organisation ainsi définie n’est, elle, ni universelle, ni atemporelle mais bien historiquement, socialement et culturellement construite. Or, énoncer cela, c’est à la fois dire peu et pourtant rappeler au moins deux principes. Le premier est que toute organisation est toujours une parmi d’autres possibles, qu’elle n’est donc pas « la » réalité mais « une » réalité. Le second est que toute organisation, pour pouvoir fonctionner, doit se présenter non pas comme « une » réalité mais « la » seule réalité possible. Ce qui constitue la fonction de ce que l’anthropologie regroupe sous le terme d’« idéologies », qui sont là pour justifier l’ordre de cette réalité. Ce que la hiérarchie, dans son étymologie, nous rappelle également, qui signifie « ordre sacré », c’est-à-dire un ordre intouchable auquel chacun doit se soumettre.

Dans ces conditions, promouvoir la diversité signifierait-il que les entreprises – atteintes du syndrome de Zorro – se donneraient pour objectif de défendre les faibles et les opprimés et de changer « la » réalité qui n’est après tout qu’« une » réalité parmi d’autres possibles ? Ou bien cette promotion de la diversité est-elle un moyen, pour les entreprises, d’acter la reconfiguration des relations, des identités et des différences qui produisent et sont produites par la réalité, singulièrement dans l’univers du travail ? La seconde option est bien sûr la plus probable. Reste alors à évaluer l’efficacité des actions menées pour y parvenir.

Différences reconnues et différences tenues

Ces actions diffèrent bien sûr selon les entreprises, les objectifs qu’elles se définissent et la stratégie qu’elles mettent en œuvre. Elles peuvent cependant être réparties dans deux registres.

Le premier registre est celui que j’appellerai le « registre des différences reconnues ». Il regroupe les actions qui « reconnaissent », mettent en débat et souhaitent organiser la diversité. Ces actions volontaires relèvent d’une politique de diversité et sont essentiellement affaire de spécialistes : politique RH de recrutement, d’évaluation, de promotion ; informations sur la diversité ; création de réseaux d’interlocuteurs « experts » susceptibles de répondre aux questions, interrogations, situations délicates… ; sensibilisation, information, formation au multiculturel que celui-ci renvoie aux différences sociales, culturelles, religieuses… Ces actions pouvant aller jusqu’à intégrer des formations au savoir-vivre, plus élégamment intitulées « savoir-vivre ensemble », qui rappellent en particulier certaines règles de communication orale et écrite aidant à mieux se comprendre ou éviter les tensions.

Le second registre est celui que j’appellerai le « registre des différences tenues ». Il regroupe des actions qui « tiennent » la diversité au sens de la contenir et la soutenir. Il correspond aux actions – sous-tendues par des valeurs, des codes et des représentations – qui font le quotidien d’une entreprise, de ses acteurs et des relations qui s’y déploient. Il ne s’agit donc plus ici d’actions volontaires, pilotées par l’entreprise, mais de ce que chacun fait, pense et exprime de la diversité quel que soit son rôle, sa position ou sa fonction. C’est pourquoi ce second registre nécessite un travail d’observation et d’analyse des relations et des pratiques de travail dans lesquelles la diversité est mise en jeu, déniée, vécue, subie ou valorisée. Travail d’observation et d’analyse de type anthropologique qui permet ainsi d’expliciter les convergences, leviers, points de blocage… entre la politique diversité d’une entreprise et sa réalité. Travail qui a du même coup l’avantage de repositionner la diversité non comme un sujet d’experts mais bien une problématique engageant l’ensemble des acteurs dont la ligne managériale.

Différences reconnues mais également différences tenues, tel pourrait être le programme que les entreprises auraient à mettre en œuvre s’agissant de la diversité, ce qui constituerait alors pour elles une occasion de choisir « quoi faire de la réalité » plutôt que « faire avec la réalité ».

[1] « Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Seuil, 1967.

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Carré Pluriel Marie Rebeyrolle : La diversité en entreprise : pourquoi, comment, jusqu’où ?.pdf