Retour sur sur la conception de l’échange au Moyen Âge.
L’échange, dans nos sociétés monétarisées, n’occupe plus la place qu’il pouvait occuper jadis, dans des sociétés de troc, de commerce de proximité. Jugé un peu simplet, voire un peu suspect, l’échange semble réservé aux cours de récré. Et cette désaffection se reflète dans les termes mêmes qui vocalisent l’échange.
« Je t’échange mon goûter contre tes billes », pour rester dans notre cour de récré (cour de récré, le lecteur l’aura remarqué, des années 1990, quand il y avait encore des billes – on ne se refait pas). On a tous entendu cette phrase ou une équivalente, on l’a tous forcément dite au moins une fois : j’échange quelque chose contre quelque chose. C’est sur ce « contre » que je veux attirer l’attention aujourd’hui.
Échanger contre au Moyen Âge
Car, au Moyen Âge, les termes de l’échange sont très différents : on n’échange pas contre. Commuto cum, trouve-t-on dans les chartes, j’échange avec. Et ce cum ne porte pas sur la personne avec qui on échange, mais bien sur l’objet échangé lui-même, ce qui rend la traduction très difficile, puisqu’on est quasiment obligés de traduire un « cum », littéralement « avec », par un « contre », ce qui n’est pas sans provoquer la diffuse sensation d’un contresens. Pour prendre l’exemple d’une charte datée de 1136, tirée du Cartulaire du Saint Sépulcre, la traduction la plus juste serait la suivante : « moi, Jean Patrice, j’échange deux de mes champs avec deux champs de l’église du Saint Sépulcre de Jérusalem ».
On me dira que la différence n’est ni très grande – un simple mot – ni très importante. Mais un des renouveaux les plus féconds en histoire, ces dernières années, est précisément venu d’une nouvelle attention portée aux mots, aux vocabulaires, à ce que disent les textes. C’est ce qu’on appelle le linguistic turn. Dans cette optique, il vaut la peine de se pencher sur le vocabulaire de l’échange.
Appliquer le terme « contre » à un échange semble en effet bien paradoxal, quand on y réfléchit : au cœur d’une transaction censée permettre le transfert de biens, on a un mot qui met en scène une opposition, voire un affrontement. Si on va jusqu’au bout de l’idée, l’échange, qui devrait être la forme de transaction économique la plus symétrique et donc la plus égalitaire, semble, ainsi exprimé, ressortir du domaine de la lutte, du combat : je me bats contre quelqu’un, j’échange mon bien contre un autre. Rappelons d’abord que ce vocabulaire n’est pas propre au français : en espagnol, on dit de même qu’on échange contra… L’anglais, ou l’italien, ont choisi l’option inverse : on échange pour quelque chose (for something, en anglais). C’est là, déjà, une version plus positive, qui évite les connotations du mot « contre » ; mais on reste dans la même idée : l’attention se centre sur l’objet échangé. Dire que l’on échange quelque chose contre quelque chose ou pour quelque chose, c’est mettre l’accent sur le but économique de l’échange : le transfert de propriété d’un détenteur à un autre, transfert réciproque et symétrique. Je te donne mon bien, tu me donnes le tien. J’entre en relation avec toi pour cet échange, et, une fois conclu, la relation est terminée.
L’échange au cœur
Au contraire, le latin, en insistant sur ce cum, met au cœur de l’échange non pas la chose échangée mais l’idée même d’échange. Les sociétés médiévales sont des sociétés qui échangent : on le sait grâce à un grand nombre de travaux, très souvent inspirés des recherches de Marcel Mauss sur le don, et qui ont souligné à quel point, au Moyen Âge, le vocabulaire du don était prégnant. Dieu a donné la vie aux hommes, Jésus a donné la sienne sur la Croix ; le seigneur donne un fief à un vassal ; le chevalier donne sa fidélité au suzerain, et son amour à la dame.
On échange des objets, mais aussi des mots : aucun seigneur, aussi puissant soit-il, ne prend jamais une décision sans avoir consulté ses hommes, ses vassaux, ses fidèles, et toutes les sources répètent à l’envi que les décisions sont toujours prises in consilio, in unanimite, de assensu omni. Et, dans le dictionnaire de F. Gaffiot, commutoest significativement proche de communo. L’échange des mots assure la légitimité de la décision, et garantit finalement son effectivité, dans ces sociétés où la puissance publique n’a guère de moyens de faire appliquer ses décisions par la force. Autrement dit, pour que l’État soit écouté, il faut que tout le monde ait eu voix au chapitre.
Échanger pour se lier
Par conséquent, l’échange est vu avant tout comme un moyen de créer du lien social : de nombreux historiens ont bien souligné que c’était dès lors le moyen privilégié de mettre fin à un conflit. Prenons le cas, typique du XIe siècle, de chevaliers qui brûlent des biens appartenant à un monastère ou à une église : des négociations vont s’engager entre les moines et le seigneur, souvent très longues (échange de mots), qui vont idéalement mener à une réconciliation formelle. Le seigneur promettra de ne plus toucher aux biens de l’église, et en retour les moines donneront au seigneur soit l’usufruit de la propriété convoitée, soit un bien symbolique, comme un cheval (ou, en fonction des régions et des époques, un mulet, un cochon, un canard, un caillou, une épée, une robe, un jambon, un sac de pommes… l’inventivité est sans limites) ; puis tout le monde mange ensemble dans un grand banquet à la Astérix, destiné à mettre en scène l’amitié rétablie et à la sceller par un échange de nourriture – on peut rappeler que le copain est étymologiquement celui avec qui on partage son pain…
L’échange exige et en même temps contribue à construire la confiance mutuelle des interactants ; confiance, qui vient de cum-fides, partage de foi, de fidélité. Bref, ici, l’échange n’a pas pour but principal de faire passer un bien d’un propriétaire à un autre, mais bien de recréer un lien social endommagé par les ambitions des uns et des autres. La relation ne prend pas fin après la conclusion de l’échange, au contraire, elle naît à ce moment-là, dans la paix ramenée. Pour le dire très simplement : au Moyen Âge, l’échange participe moins à la vie économique qu’à la vitalité du tissu social.
Pour nous, l’échange, c’est de l’économique, c’est avant tout un transfert de propriété ; pour les sociétés médiévales, l’échange, c’est du social, c’est avant tout la création d’un lien entre deux contractants. L’échange est à nos yeux une vente déguisée ; il est pour les hommes du Moyen Âge un don mutuel, et d’autant plus efficace.
Et on voit que derrière un simple mot se jouent en fait beaucoup d’enjeux : en passant d’un « échange avec » à un « échange contre », on passe d’une société qui privilégie le lien à une société qui privilégie le bien. Toutes les associations et les particuliers qui œuvrent aujourd’hui pour revaloriser l’échange et lui redonner une place centrale dans nos sociétés devraient méditer sur la leçon des chartes médiévales : l’échange, pour être efficace, ne doit pas seulement être pensé comme une alternative économique, mais bien comme un élément socialisateur, créant des relations et des amitiés, qui permet d’articuler le tissu social autour de valeurs comme la confiance, la fidélité, le partage.
Alors, tant pis pour la grammaire, n’hésitons plus : apprenons à nos enfants à échanger leurs goûters avec les billes de leurs amis.
Florian BESSON
Pour en savoir plus :
– Alain Caillé et Jacques T. Godbout, L’Esprit du don, Paris, La Découverte, 1992.
– Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2012.
– Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Editions du Seuil, 2007.
– Alain Guéry, « Le Roi dépensier. Le don, la contrainte et l’origine du système financier de la monarchie française d’Ancien Régime », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1984, 39e année, n° 6, p. 1241‑1269.