« Game of Thrones », « Mad Men », « Breaking Bad »  « Homeland »… mettent en scène des situations proches de l’effondrement, des personnages détruits… nouveaux miroirs qui nous fascinent.

« L’hiver vient. » Annonciatrice d’une nouvelle ère glaciaire, d’une nuit interminable de violence et de mort, cette phrase qui donne son titre au premier épisode de « Game of Thrones » revient comme un mantra tout au long de sa première saison. Trop occupés à se faire la guerre, trop aveuglés par leurs passions, les seigneurs des Sept Royaumes sentent gronder l’orage sans comprendre ce qui les attend. Le spectateur, lui, sait. La séquence inaugurale lui a montré les marcheurs blancs, ces zombies sous speed qui jaillissent de la terre. Il s’attend à les voir mettre l’empire à sac dès la fin de la première saison. Mais cette attente est inlassablement reconduite.

La menace grandit, prend des formes nouvelles. A la puissance dévastatrice des marcheurs blancs s’ajoute l’arrivée à l’âge adulte des dragons de Daenerys Targaryen, les pouvoirs occultes de Melisandre d’Asshaï, les plans d’invasion des sauvageons. Mais plus la catastrophe paraît imminente, plus son avènement est différé. Le foisonnement fictionnel extravagant des livres de George R. R. Martin dont la série est adaptée repousse ce moment en se régénérant dans un inexorable mouvement d’effondrement.

LA CHUTE, GRAND MOTIF DE « GAME OF THRONES »

Rongé à sa périphérie, sur le Mur, par les assauts divers, l’empire se désagrège en son coeur sous l’effet de la dégénérescence incestueuse du clan Lannister, de la spirale hystérique des passions vengeresses… Cette dynamique, saint Augustin la décrivait déjà dans son Sermon sur la chute de Rome comme celle de la mort programmée de tout empire : « Tu es étonné parce que le monde meurt ?/Etonne-toi de ce que le monde a vieilli/Il est un homme, il est né, il grandit, il vieillit/Les maladies sont nombreuses pendant la vieillesse. »

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La chute est le grand motif de « Game of Thrones ». Depuis celle du jeune Brandon Stark, poussé de la fenêtre d’un donjon dans la première saison, on ne compte plus les corps qui tombent, comme ceux qui dégringolaient, le 11 septembre 2001, le long des tours éventrées du World Trade Center. Le génie de la série est d’avoir structuré un récit mythologique inspiré de l’histoire des grands empires autour de ce paradigme caractéristique du début de XXIe siècle, forgé par la chute du mur de Berlin, l’effondrement des Twin Towers, la crise des subprimes…

L’effondrement, ce « dénominateur mondial commun » que Diane Scott associe, dans la revue Vacarme (« Nos ruines », no 60), au « caractère exponentiel du développement du capitalisme », n’est toutefois pas l’apanage exclusif de « Game of Thrones ». A la différence du cinéma qui en offre à longueur de blockbusters (post-) apocalyptiques des représentations littérales (destructions d’immeubles, de villes entières…), sa dynamique friable est la grande matrice des séries TV depuis qu’au tournant des années 2000 a commencé leur âge d’or.

PERSONNAGES DÉTRUITS

En 1999, le premier épisode des « Soprano » voyait Tony Soprano s’effondrer, victime d’une de ses attaques qui scanderont les six saisons à venir. Symptôme de la désagrégation de cette Mafia du New Jersey, survivance dégénérée de celle qu’a mythifié le cinéma, les chutes donnent au chef l’impulsion pour couper les mauvaises branches de son clan, repasser une couche de vernis, relancer la machine. Car on peut rafistoler un sol qui se dérobe, mais on ne peut l’empêcher de s’effondrer. Pour masquer l’étendue du désastre, la fiction est nécessaire, qui prend la forme, chez Tony Soprano, d’une famille modèle de la middle class suburbaine.

« Mad Men », « Breaking Bad », « Masters of Sex » reposent également sur des personnages détruits – Don Draper par un passé qu’il veut effacer, Walter White par son cancer, Bill Masters par les complexes hérités de son éducation puritaine –, qui tentent d’endiguer leur effondrement et celui de leur famille en consolidant ad nauseam une identité usurpée. Dans « Homeland », ce n’est pas un personnage qui s’effrite (Carrie et Brodie sont des épaves dès le début), mais les valeurs fondatrices de l’Amérique. Le millefeuille de la psyché de Brodie, ancien marine retenu en otage pendant sept ans par Al-Qaida et sujet au syndrome de Stockholm, révèle un peu plus, à chaque nouvelle couche qui s’en dévoile, la nature viciée de l’idéal national.

DES ŒUVRES POST-EMPIRE

Ces séries, et bien d’autres, ont intégré l’idée de la fin concomitante de la domination du mâle blanc hétérosexuel et des Etats-Unis sur le monde. Ce sont des oeuvres « post-empire », pour reprendre la terminologie de l’écrivain Bret Easton Ellis. Un nouveau registre de personnages en émane, abîmés, aux antipodes des super-héros hollywoodiens. Carrie, l’espionne bipolaire de « Homeland », est de ceux-là, comme le comédien de stand-up Louis C. K. qui, dans « Louie », se met en scène dans son propre rôle de père divorcé atrabilaire et dragueur minable.

En posant le handicap (physique ou social) comme condition de l’héroïsme, « Game of Thrones » en déploie une fabuleuse brochette : Brandon le devin paraplégique, Tyron Lannister le nain, John Snow le bâtard, Samwell Tarly le puceau obèse, Hodor le géant simplet, le carré des guerrières insoumises au patriarcat (Arya Stark, Brienne de Torth, Daenerys Targaryen, Ygrid la sauvageonne), sans compter Jaime Lannister qui, en perdant une main, a récupéré un supplément d’âme. Quand le monde s’effondre, les déclassés, les éclopés, les parias sont les seuls à se tenir droit.

Isabelle Regnier

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