Un paysage politique « éparpillé façon puzzle », dorénavant surplombé par La République en marche. Emmanuel Macron a parfaitement joué la carte disruptive. Décryptage d’une réussite s’appuyant sur les méthodes du consulting.
Précisons que la disruption ne définit pas une simple innovation, mais une innovation de rupture, ce qui implique qu’elle impacte le marché dans lequel elle s’inscrit et les concurrents qui s’y trouvent. Précisons également que la disruption se distingue de l’ubérisation qui, elle, renvoie à une innovation débouchant sur des produits ou services moins chers. Précisons enfin que la disruption ne correspond pas nécessairement à de nouveaux produits ou services, mais à un « un changement de perspective »[1] dans la manière dont les clients ou les consommateurs voient ces produits ou services. C’est bien ce changement de perspective, cet effet disruptif, qu’Emmanuel Macron a parfaitement réussi.
Piloter en mode start-up
Nous pourrions avancer qu’Emmanuel Macron est devenu le meilleur ambassadeur des méthodes de consulting.
Positionné en outsider, il choisit le business model de la start-up, celui de l’organisation agile (vs la lourdeur des appareils politiques) : un projet, un leader, une équipe resserrée, un timing sous tension, une orientation résultats, un engagement sans faille et beaucoup d’envie. Un modèle synonyme d’innovation, de jeunesse, d’audace, de modernité, sans oublier la prise de risque et les levées de fonds.
Il mène sa campagne comme un projet de changement, insiste sur la vision, privilégie la co-construction, valorise le collectif, l’engagement et l’action. Il revendique la bienveillance, l’enthousiasme, le crédit d’intention (par opposition au procès d’intention), et parie sur l’intelligence des acteurs : « La solution, elle est en nous »[2]. A l’évidence, il maîtrise également la sociodynamique et sa stratégie des alliés, qui partent du principe qu’un projet n’échoue pas à cause de ses opposants mais faute d’alliés pour le faire réussir. Partant de ce noyau d’alliés, il s’agit dès lors de mettre en œuvre son projet, dont les premières réussites rallieront au fur et à mesure des étapes les hésitants constituant la majorité, tout en laissant les opposants s’enfermer dans une lutte stérile et de moins en moins crédible. Et il applique parfaitement la stratégie du jeu de go qui, à l’opposé du jeu d’échecs, ne cherche pas à vaincre son adversaire, mais à exister plus que lui, selon la logique 2/3 en extension et 1/3 en contention. Autant d’ingrédients qui, lorsque des personnes les découvrent, suscitent régulièrement une certaine inquiétude face à la force potentiellement manipulatoire que cette méthode pourrait recéler.
Enfin, sa communication est parfaitement contrôlée et ses « éléments de langage » posés. Emmanuel Macron fait l’objet d’un nombre impressionnant de unes et d’articles qui, en interrogeant ses chances de succès, contribuent à faire exister sa candidature, développer sa notoriété et alimenter un suspense. D’ailleurs, après des débuts un peu tendus, dont l’interview de sa femme dans Paris Match en avril 2016, il professionnalise sa peopolisation, et confie ce travail à Mimi Marchand. Mais il le fait en évitant le côté « bling-bling » de Nicolas Sarkozy qui, lui, paraissait en demande d’exposition médiatique, signe d’un besoin de reconnaissance et donc d’un aveu de faiblesse. En effet, Emmanuel Macron s’affirme imperméable et au-dessus de ces considérations : « J’ai fait beaucoup de couvertures parce que je fais vendre. Comme une lessive, rien de plus »[3].
Quoi qu’il en soit, l’utilisation de ces méthodes produit un effet d’authenticité. Emmanuel Macron applique ce qu’il préconise. Il fait ce qu’il dit. Et sa victoire peut alors se transformer en storytelling, récit d’une ascension fulgurante prouvant qu’il est possible de rêver et que réussir n’est pas un rêve, lui que les médias avait traité, de son point de vue, « la plupart du temps assez mal »[4].
Marketer son offre
Il faut bien l’avouer, au fil des alternances ou cohabitations entre gouvernements de gauche et de droite, la dichotomie de leurs programmes, idées et valeurs a pu apparaître de moins en moins lisible, entre promesses non tenues et mesures inefficaces.
Emmanuel Macron choisit donc de se positionner clairement sur l’offre du social-libéralisme devenu le modèle de référence dominant dans les démocraties. Il le rappelle d’ailleurs : « le véritable clivage aujourd’hui est entre les conservateurs passéistes (…) et les progressistes réformateurs »[5]. Positionnement qu’il décline, en particulier, au travers de sa volonté de « libérer le travail », c’est-à-dire libérer le travail d’un certain nombre de règles et (en retour ?) libérer l’accès au travail (source de sécurité, d’autonomie, de réussite…). Tout en ajoutant vouloir « protéger les plus faibles »[6] afin de pondérer les effets potentiellement indésirables de cette libéralisation.
Cette offre se fonde ainsi sur une double réalité familière.
La première réalité est celle du modèle de la démocratie libérale combinant le libéralisme (comme projet économique) et la démocratie (comme projet politique). Un modèle qui se pose, depuis la mondialisation (dans son versant économique) et la chute du mur de Berlin (dans son versant politique), comme le modèle de référence sans alternative. C’est « La fin de l’histoire » analysée par Fukuyama prédisant la victoire de la démocratie libérale (1992). Arrivent cependant les attentats du 11 septembre, qui mettent à jour une nouvelle alternative entre démocratie libérale et terrorisme. Alternative qui se redouble d’une seconde, entre démocratie libérale et populisme ou extrémisme désignant des modes de résistance « passéistes », voire xénophobes et violents. L’enjeu est alors de protéger la démocratie libérale, et le libéralisme qu’elle promeut, contre ces forces qui s’y opposent et mettent en danger la démocratie et les libertés individuelles.
La seconde réalité est celle de l’individualisme comme vecteur de mobilité, d’autonomie, de liberté… Un individualisme induisant que la réussite ou l’échec de chacun relève désormais de son travail, sa volonté et sa responsabilité. Sachant que ce « culte de la performance » peut admettre les accidents de la vie, certains n’arrivant pas toujours à tenir le rythme. Sachant également que cette promotion de l’individualisme s’accompagne d’une offre exponentielle et attractive de méthodes de développement personnel censées générer bien-être, confiance en soi, optimisme… qui toutes valorisent le fait de devenir l’auteur et l’entrepreneur de sa propre vie.
L’alignement de l’offre politique d’Emmanuel Macron sur le modèle de la démocratie libérale intègre donc deux grands avantages. Le premier est de se présenter, au même titre que son modèle, comme la seule proposition crédible, concrète et moderne. Le second est de pérenniser la position de la France dans le club des grandes nations. Exit donc le village gaulois et ses alternances PS / LR. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, et restaurons la fonction présidentielle de la Vème République dans son essence originelle incarnée par un leader garant des institutions, que l’on critique parfois, mais qui porte la vision, valorise et rassure, surtout en temps d’incertitude. Ce qu’Emmanuel Macron revendique au travers d’une dimension « jupitérienne » dans l’exercice du pouvoir : « François Hollande ne croit pas au « président jupitérien » (…). Pour ma part, je ne crois pas au président « normal » (…). Quand il le devient, nous courrons un risque politique et institutionnel, mais aussi un risque psychologique collectif (…) »[7]. Un président jupitérien donc, qui sert de « marque caution » à son offre politique, et protège en retour celui qui l’incarne de l’usure du pouvoir, dans une stricte répartition des rôles entre représentation et exécution du pouvoir.
Décliner son argumentaire
Ayant choisi le pilotage en mode start-up, ajusté le référentiel et les éléments de langage de sa communication, et marketé son offre dont il est la marque caution, Emmanuel Macron peut enfin décliner son argumentaire s’appuyant en particulier sur :
Une idée simple illustrée par son expression « et en même temps » : « être de droite ET de gauche », c’est-à-dire ne pas faire la même erreur que François Bayrou qui s’était positionné au centre, coincé entre la gauche et la droite. Se mettre donc en position surplombante. Puis reprendre la répartition des forces en présence selon le clivage démocratie libérale / terrorisme, populisme et extrémisme.
Une dose de provocation illustrée par son expression « pardon de vous le dire » : esquiver la conflictualité, valoriser la co-construction, la bienveillance, l’audace, l’humilité, l’écoute de l’autre. Tout en rompant avec le fonctionnement du monde politique : « être élu est un cursus d’ancien temps », et en refusant la langue de bois des politiques « je vais être très clair ».
Un changement de référentiel illustrée par son expression « parce que c’est notre projet » : faire entrer la société civile, censée porter les réalités terrain et des solutions nouvelles : dans son gouvernement (douze personnes sur les vingt-quatre, dont cinq sont effectivement novices), et aux législatives, avec une liste à parité (dont 1/3 est en fait novice), mixée avec la parité femmes-hommes, les électeurs faisant ensuite leur choix.
Sachant que s’ajoute un alignement des planètes lié, d’une part, aux forces internes (alliés et financements) dont nous ne savons pas grand-chose et, d’autre part, aux opportunités externes dont la multiplication finirait par relativiser la victoire : un quinquennat de François Hollande parachevant l’implosion du PS, le Penelopegate discréditant le candidat LR, les acteurs de la gauche incapables de s’entendre pour proposer une alternative. Avant que n’advienne le front républicain pour s’opposer au FN dont la place au second tour avait été annoncée par les sondages des mois durant. Ce qui donne un président élu en ayant passé le premier tour avec 8,66 millions de voix, soit 18,9% par rapport au total de 47,58 millions d’inscrits ; la première place revenant à l’abstention avec 10,57 millions de voix, soit 22,23% par rapport au total des inscrits. Quant aux législatives, elles arrivent alors que ce qui reste de la gauche et la droite, sidéré, essaie d’évaluer les dégâts, sauver les meubles ou rattraper le train en marche (!) si c’est encore possible. L’effet disruptif fonctionnant à plein, de sorte que le flou et la cacophonie dominent. Ce qui conduit à un record historique d’abstentions de 51,29% au premier tour des législatives, les candidats de La République en marche recueillant 6,39 millions de voix, soit 13,43% par rapport au total des inscrits, leur permettant d’obtenir une majorité absolue à L’Assemblée nationale.
Et ensuite ?
Bien sûr, il y a les marcheurs, enthousiastes et fiers de cette victoire, tout en restant humbles, centrés sur l’action et les défis à relever. Et il y a les sceptiques ou critiques, désormais relégués dans le camp des passéistes, menant un combat d’arrière garde et franchement mauvais perdants. « Laissons-lui sa chance », entend-on régulièrement. Reste que cette disruption réussie soulève trois séries d’interrogations.
Tout d’abord, quelles sont les conditions de pérennisation de cette disruption ? Car si elle veut garder sa puissance, elle va devoir innover et se réinventer en permanence, échapper au conventionnel et garder toujours une longueur d’avance, alors même que le pouvoir politique a besoin de s’institutionnaliser pour asseoir sa légitimité. Le modèle promu va-t-il produire les effets promis ? Et les consommateurs vont-ils être satisfaits de l’offre qui a été élue ?
Ensuite, la dynamique systémique, qui a favorisé la réussite de cette disruption, va « en même temps » générer une recomposition du paysage politique. Passé l’effet de sidération, des « fasts followers » vont-ils émerger, voire de nouveaux disruptifs susceptibles de proposer de nouveaux modèles et clivages ?
Enfin, la réussite d’Emmanuel Macron nous rappelle la plasticité et la fragilité de la démocratie qu’analysait déjà Tocqueville : « Il semble que si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques (…), il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Ce qu’illustrent de nombreuses dystopies, de « Hunger Games » à « Divergente », en passant par « Le meilleur des mondes » et son bonheur parfait, il est vrai aidé par l’absorption régulière de doses de soma. Ou encore « 1984 », dont le projet de novlangue, en réduisant progressivement le nombre de mots, fait disparaître toute possibilité de réflexion et donc de contestation, de telle sorte que si Big Brother décidait que « 2 + 2 = 5 », personne n’y trouverait à redire. Une manière de se rappeler que si nous ne nous occupons pas de politique, la politique, elle, s’occupe de nous.
[1] Jean-Marie Dru, « NEW », Editions Pearson, 2016, p. 166. Le président de TBWA a déposé en 1992 la marque « disruption » en tant que méthode d’innovation de son agence de pub.
[2] Discours d’annonce de candidature du 16 novembre 2016.
[3] Documentaire « En marche vers l’Elysée », Envoyé Spécial, 12 mai 2017.
[4] Ibid.
[5] Emmanuel Macron, « Révolution », Editions XO, 2016, p. 42.
[6] Affiche du premier tour des présidentielles.
[7] Challenges, 16 octobre 2016.