En novembre dernier, le Oxford Dictionary a élu un emoji « mot de l’année ».

Elles sont partout. Ces petites icônes au nom japonais, nées avec les smartphones, s’immiscent dans nos conversations, illustrent nos émotions, voilant parfois nos pudeurs. Un phénomène mondial en passe de devenir le symbole de la génération numérique.
Au mois de novembre dernier, comme il le fait chaque fois à l’approche de la trêve des confiseurs, le très sérieux Oxford Dictionary a élu son « mot de l’année ». Un mot censé représenter le mieux « l’ethos, l’humeur et les préoccupations » de l’année écoulée. Un mot censé être un mot… Pourtant, rien de tel pour 2015. C’est un emoji qui a été choisi, une de ces petites icônes présentes dans les 2 milliards et plus de smartphones en circulation sur la planète et avec laquelle chacun peut ponctuer un de ses textos. Elle ou il, car le genre du pictogramme élu, un visage hilare duquel s’échappent deux grosses larmes et dénommé « Face with tears of joy », n’est guère identifié. Le choix n’a pas fait rire tout le monde, provoquant même malaises et cris d’effroi sur les forums Internet du monde entier. Les gardiens du temple de la « britannité » n’ont pas tardé à proclamer la mort de la langue anglaise et la fin de la civilisation occidentale !

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Fini les barrières de la langue

Loin de se troubler et de regretter d’avoir ouvert un tel débat, l’Oxford Dictionary assume totalement son choix. La décision s’est imposée naturellement, selon Casper Grathwohl, son président : « Les emojis sont depuis des années un produit de la culture SMS des adolescents, mais c’est surtout au cours des douze derniers mois que l’on a vu la culture emoji  exploser chez le plus grand nombre », souligne-t-il. Presque un « understatement », tant les pictos en question sont devenus un phénomène mondial. Ils représentent un bouleversement comme il y en a eu peu dans le mode de communication entre humains au cours des dernières décennies. Une remise en cause des alphabets traditionnels qui ont du mal à s’adapter à nos nouveaux besoins, notamment visuels et de vitesse d’échange, et se heurtent au cloisonnement des langues. Parmi les quelque 1 200 emojis disponibles, le vainqueur sans appel est… « Face with tears of joy ». A lui seul, il représente 17% des emojis (ou émoticônes) utilisés aux Etats-Unis et près de 20% au Royaume-Uni. La France fait cavalier seul. Elle est le seul pays où l’emoji le plus utilisé n’est pas un visage… mais un cœur : 55% des emojis partagés. Incorrigibles « french lovers »…

Créés à la fin des années 90 au Japon par des ingénieurs de NTT Docomo, les emojis ont véritablement explosé en 2011, avec leur intégration au clavier des iPhone, puis dans l’univers Android, en 2013. Quelques chiffres donnent une idée de l’ampleur prise par cette révolution à visage dessiné. En janvier 2014, une enquête de eMarketer estimait à 6 milliards le nombre d’emojis et de stickers (plus grands, plus détaillés, ils remplacent ou accompagnent les emojis dans les messageries) partagés chaque jour, sur les smartphones du monde entier via 41,5 milliards de messages. Le site emojitracker comptabilise, depuis son lancement en 2013, près de 13 milliards de pictos partagés sur Twitter. Si l’on en croit une étude d’Instagram (le réseau social de partage de photos) parue en mai dernier, l’essor fulgurant des emojis s’est même fait au détriment des célèbres acronymes, LOL (Laughing out Loud, autrement dit Mort de rire), xoxo (bisous câlins) ou encore OMG (« Oh my God »), nés eux aussi sur le Web et bien installés dans le vocabulaire des adolescents et des jeunes adultes. Aujourd’hui, près de la moitié des textes postés sur Instagram comprennent au moins un emoji, contre 10% seulement il y a quatre ans.

Il y a peu encore apanage presque exclusif des adolescents, la « culture emoji » s’insinue désormais jusque dans les communications les plus officielles. Ainsi, en avril dernier, lorsque Barack Obama reçoit Shinzo Abe, le Premier ministre japonais, il le remercie « naturellement » pour « les mangas, l’animation et, bien sûr, les emojis ». Et quand Hillary Clinton pose une question à la twittosphère au sujet des prêts étudiants, elle propose qu’on lui réponde en « trois emojis maximum ». En France aussi, Nicolas Sarkozy s’est prêté au jeu, lorsqu’invité à un live-tweet en mai 2015, il répond à une question de BuzzFeed France sur ses animaux de compagnie en utilisant les icônes numériques.

« On se trouve face à des outils de communication qui permettent de s’écrire en direct – c’est le cas depuis la création du chat dans les années 70 –, qui nous mettent dans des conditions de spontanéité proches du face-à-face de l’oral », explique Pierre Halté, docteur en sciences du langage et auteur d’une thèse sur le sujet. « A l’oral, les intonations, les gestes, les mimiques permettent de nuancer la parole, ce qui disparaît à l’écrit. On a donc besoin de moyens pour véhiculer ce sens-là. Les émoticônes servent à pallier ce manque, à l’écrit, de gestes ou d’autres indices. » On aurait ainsi tort de considérer les emojis comme un langage à part, qui viendrait prendre la place du langage « traditionnel », analyse le linguiste : « L’émoticône ne remplace pas une verbalisation possible, elle remplace un geste susceptible d’accompagner un énoncé verbal pour le nuancer. Elle n’appauvrit pas la langue : c’est autre chose, qui fonctionne en interaction avec la langue, comme nos gestes. La communication, ce n’est pas seulement quelque chose de verbal, c’est une interaction entre la langue, le geste, les mimiques. » Les émoticônes offrent la possibilité de « dire » des choses qu’on ne s’autoriserait peut-être pas à verbaliser – il est, par exemple, parfois plus simple et plus rapide d’envoyer un cœur plutôt que de dire « Je t’aime » –, d’installer des jeux, des connivences entre les interlocuteurs, de constituer des communautés autour de certaines d’entre elles.

L’absence de « définition » claire du sens de chaque emoji, les grandes différences visuelles en fonction de la plate-forme qui les diffuse (voir encadré), plaident aussi en faveur du fait qu’il faut considérer l’émoticône comme un complément du mot, sans le remplacer : « L’émoticône est directement liée à celui qui la produit, précise encore Pierre Halté. Par exemple, l’émoticône de sourire ne peut pas désigner le sourire de quelqu’un d’autre : on ne représente pas quelque chose d’extérieur, on se montre soi-même en train de sourire, au moment où on produit l’émoticône. » Ce qui n’empêche pas des sites comme narrativesinemoji.tumblr.com de tenter de traduire intégralement en emojis des titres d’œuvres, des paroles de chanson, des poèmes… Ni le projet fou de Fred Benenson, ingénieur new-yorkais, de traduire Moby Dick d’Herman Melville en emoji, via une campagne de crowdfunding, en 2013.

Place à la créativité

Cette nouvelle forme de communication a l’avantage de transcender la barrière des langues, et pousse utilisateurs et fans à une grande créativité. Sur le Web, on a vu émerger une nouvelle scène créative autour de l’« emoji-art », consistant à reprendre des peintures classiques sur lesquelles on colle des emojis à la place des visages et des objets, ou à créer des formes ou des dessins à partir de plusieurs emojis placés les uns à côté des autres. Comme le fait Anne Horel. La « GIF artist & videographer » utilise Vine ou Snapchat pour diffuser ses vidéos ou ses collages à base d’images, d’emojis, de stickers… Sur les réseaux sociaux, les artistes se sont également emparés du phénomène. En 2013, la chanteuse américaine Katy Perry s’est offert un buzz mondial en utilisant, pour son titre Roar, un clip composé uniquement d’emojis qui retranscrivent les paroles de sa chanson. Et le 7 décembre dernier, l’héroïne de téléréalité et « reine » des réseaux sociaux Kim Kardashian annonçait sur Twitter la naissance de son fils, Saint, au moyen de quatre emojis représentant sa famille.

Avec le succès, les emojis n’ont pas tardé à susciter envie, jalousie et controverses. Jugés trop « blancs », trop uniformes, ne reflétant pas assez la diversité de la société, c’est une véritable bronca qui s’est abattue, via des pétitions en ligne, sur ceux qui les diffusent. Une fois encore, Apple, Microsoft ou Google se retrouvent au centre des polémiques. Car ces diffuseurs sont aussi membres de l’Unicode Consortium, l’organisme international qui s’est fixé pour charte de « développer, maintenir en l’état et promouvoir des standards internationaux pour les logiciels et les données […] afin de pouvoir représenter des symboles de la même manière sur tous les supports modernes ».

Marques, ONG : tout le monde s’y met

Or, si Apple avait déjà fait un pas en intégrant, en 2012, des couples homosexuels à ses emojis, en 2014, une nouvelle pétition, signée en ligne par plus de 10 000 personnes, réclamait plus de diversité dans la représentation des ethnies. Chose faite avec la mise à jour d’avril 2015, qui permet de changer la couleur de peau des personnages. Profitant de l’actualisation de iOS, en octobre, la firme à la pomme a décidé de frapper un grand coup en intégrant l’ensemble des emojis validés dans toutes les versions de l’Unicode – depuis Unicode 1.1 en 1993 et jusqu’à l’actuel Unicode 8. Profusion de choix, réapparition d’emojis désuets ou peu assimilables à la « culture Apple » (l’emoji doigt d’honneur est là pour en témoigner) et surtout, promis, pas de jaloux ! Enfin presque. Car voyant que certaines revendications aboutissent, chacun y va désormais joyeusement de sa demande, réclamant tour à tour la création d’un emoji roux, d’un hipster barbu, l’ajout du kebab dans les symboles culinaires, ou encore la suppression du revolver pour les partisans du contrôle des armes à feu… Du pain sur la planche de l’Unicode qui a déjà validé plusieurs demandes comme l’emoji selfie, le croissant, la mère Noël, le renard, la femme enceinte ou encore deux flûtes à champagne qui trinquent, à la demande du public français. Arrivée prévue sur nos smartphones en juin.

Flairant le bon filon, les grandes marques et les start-up n’ont pas mis longtemps à réagir. Les premières investissent massivement les réseaux sociaux et utilisent les emojis pour leur communication officielle : Durex milite ainsi pour la création d’un emoji préservatif sous le hashtag #condomemoji, Oreo proposait, en 2014, aux parents chinois de se prendre en photo avec leur progéniture et de transformer la photo en emoji (99 millions d’emojis ont été générés, en onze semaines de campagne). La même année, General Electric s’est fixé pour objectif d’initier les jeunes à la science en créant un tableau de Mendeleïev (la célèbre classification périodique des éléments) des emojis. Son idée ? Les inciter à envoyer des emojis pour recevoir en retour de courtes vidéos d’expériences chimiques correspondant au thème de l’emoji. Plusieurs start-up se positionnent également sur le créneau de la vente de « stickers » de marque via les applications de messagerie comme WeChat, Line ou WhatsApp. Le marché ne demande qu’à exploser au vu de l’essor de ces applications : en 2015, l’audience cumulée de WeChat, Viber, WhatsApp et Facebook Messenger a égalé celle des quatre plus gros réseaux sociaux que sont Twitter, Linkedin, Facebook et Instagram.

Les associations et les ONG ont, elles aussi, compris le bénéfice qu’elles avaient à communiquer de cette façon : en mai dernier, WWF lançait sur Twitter la campagne #EndangeredEmoji, pour sauver 17 espèces en voie d’extinction. Au menu : nouveaux emojis à partager et un don de 0,10 euro pour chaque emoji twitté. En octobre, Médecins sans Frontières créait « Refugee Emojis », une application vendue 1,99 dollar pour venir en aide aux réfugiés et proposant des symboles en forme de toit de maison, de bouteille d’eau, de sac de couchage, de gilet de sauvetage… Et le 19 novembre, à l’occasion du World Toilet Day, journée mondiale des Nations unies pour améliorer l’accès aux systèmes d’assainissement, la campagne « Give a shit » permettait de télécharger une application, puis de customiser l’emoji « poop » (un étron souriant aux grands yeux) en lui ajoutant des cheveux ou des accessoires, et de partager le résultat sur les réseaux, en parallèle d’une campagne de dons !

Même le cinéma s’intéresserait au phénomène : Sony Animation serait en train de travailler sur un projet de long-métrage d’animation sur les emojis, un film qui serait réalisé par Anthony Leondis (Kung Fu Panda : secrets des Maîtres). Stade suprême de la conquête des esprits et des smartphones, il est désormais possible de créer un emoji à son effigie et de le partager sur les réseaux. D’ailleurs, le magazine Time, dont le choix de la « Personnalité de l’année » est toujours très attendu, proposait cette fois-ci de créer une fausse couverture du magazine, avec un « bitmoji » à sa propre effigie. Ce bizarre « mot » de l’année est bien en passe de devenir l’autre moi d’une génération.

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Emoji

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Emoji 2

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Emoji 3

Raphaelle Laurent