Face à une vague de flemme annoncée par certains, et un écroulement de la valeur travail prédit par d’autres, l’engagement des travailleurs et travailleuses en 2023 n’a pourtant pas dit son dernier mot.
Devinez-quoi ? Les Français sont toujours autant attachés à leur boulot. La seule chose qui a changé, c’est que celles et ceux qui le peuvent ne se laissent plus faire, et re questionnent le sens de leur taf, et les conditions de travail dans lesquelles ils l’exercent. À juste titre.
Ça fait des mois maintenant qu’Eline (1) n’a plus la foi. Dès qu’elle le peut, entre deux réus, deux tâches qu’il faut bien traiter, la trentenaire saisit son smartphone et scrolle. Instagram, TikTok, tous les réseaux y passent, tant qu’il s’agit de ne pas bosser. Le vendredi, en télétravail, elle reste connectée sur la messagerie interne de son entreprise, mais fait tout autre chose. Elle cuisine, lit, regarde une série, dessine… Impossible de s’y mettre. Pour la première fois de sa carrière, Eline l’avoue : elle est désengagée.
Pourtant jusqu’ici, celle qui occupe un beau poste de management dans le secteur de la cosmétique, avait toujours été des plus sérieuses. Elle répète aimer son métier, son entreprise, et se sent chanceuse des avantages que celle-ci lui offre : « Nous fonctionnons de manière très horizontale, avec beaucoup de télétravail et peu de pression. Ça paraît un peu idyllique, notamment pour moi qui ai un enfant en bas âge… »
Maxence n’est pas aussi tendre avec ceux qui lui versent son – confortable – salaire tous les mois. Lui aussi a toujours été investi. Trop même. À faire des nocturnes et des week-end charrette, mais là… Depuis l’automne, date où sa précédente boîte a été rachetée par un grand groupe de médias, délocalisant sa vie en-dehors du Grand Paris, le commercial a peu à peu décroché. « Aujourd’hui sur mes heures de bureau, je ne fous plus rien. J’arrive en réu et je baratine facilement, je touche mon chèque, et voilà… On ne va pas se mentir, je suis le profil parfait de celui qui “quiet quit”. Et je pense que je suis loin d’être le seul autour de moi à faire ça. »
Un sentiment, des chiffres et « beaucoup de conneries »
Quiet quitting (démission silencieuse, ou le fait de ne pas en faire plus que sa fiche de poste, ndlr), Grande démission made in USA , phénomène des vidéos “Act your wage” (« pas plus que mon salaire ») sur TikTok… Depuis la crise Covid, les concepts se multiplient pour dépeindre la réalité d’un nouveau monde : les travailleurs et travailleuses, bousculés à raison par les récentes crises, notamment sanitaire, ont revu leurs priorités. Désormais, la vie personnelle, les proches, les hobbies, priment sur le professionnel. Selon une note de la Fondation Jean Jaurès, en 1990, 60% des Français accordaient au travail une place “très importante”, contre 24% aujourd’hui. La fameuse « valeur travail » aurait ainsi dégringolé de son piédestal en Occident.
Et depuis un an, on ne compte plus les sorties médiatiques qui viennent le confirmer. En octobre 2022, une étude Ifop pour les Makers avançait que 37% des Français étaient concernés par le quiet quitting. Le rapport State of the Global Workplace 2022 de Gallup enfonce le clou : le taux d’engagement au travail des Français s’élèverait à… 6 %. Le pire d’Europe. De quoi inquiéter (à nouveau) la Fondation Jean Jaurès, pour qui une “épidémie de flemme” sévirait dans tout l’Hexagone. Les médias en ont fait leurs Unes, et les luttes actuelles contre l’allongement du temps de travail à 64 ans viennent encore verser de l’huile sur le feu d’un soi-disant “Grand Désengagement”…
Pourtant, ils sont tout aussi nombreux, les experts qui se dressent contre ces messages et pourcentages de Cassandre. Moins médiatisés, ils fustigent à bas bruit des photographies trop figées de la société, et, avec elles, une propension un peu trop leste à jeter l’opprobre sur « ces paresseux de Français ». « Le désengagement des salariés, ça fait 20 ans qu’on nous en parle, il n’y a rien de nouveau ! », s’exclame Marie Rebeyrolle, Docteure en Anthropologie sociale et spécialiste de l’entreprise depuis plus de 20 ans. « Évidemment, ce désengagement prend de nouvelles formes : désormais les jeunes font des millions de vues avec des choses comme “Act Your Wage” sur TikTok, donc ça fait du bruit, mais les gens ne sont pas plus désengagés qu’avant… » Pour l’autrice de Utopie 8h par jour (Ed. L’harmattan), pas de tsunami de démissions en cours ou à venir donc, et surtout pas de phénomène global.
Au royaume des contradicteurs, certains avancent leurs propres chiffres pour combattre à armes égales. Parmi eux, l’Institut Montaigne – un think tank libéral – sortait en février dernier une enquête au titre évocateur : « Les Français au travail : dépasser les idées reçues ». Le chiffre claque comme une riposte : 77% des interrogés sont satisfaits de leur travail. Et quand on évoque le possible désengagement des travailleurs à Lisa Thomas-Darbois, responsable du projet, elle ne passe pas par quatre chemins : « Rien, dans notre enquête, ne vient valider un quelconque désengagement. Au contraire, ce pourcentage de 77% prouve que la valeur travail est très forte en France, et surtout, on constate qu’elle est stable depuis des années. » Pour éviter les biais et s’approcher de la vérité, l’Institut a sondé une population variée de 5 000 actifs – salariés et indépendants – contre des panels souvent moindre pour la plupart des sondages réalisés. Le travail sur le rapport aura duré plus d’un an, avec des données croisées avec des dizaines d’études depuis les années 2000. « Surtout, au-delà des réponses simples – “oui ou non je suis engagé” -, nous avons croisé toutes les variables possibles pour comprendre les comportements et profils derrière ces réponses », pose Lisa Thomas-Darbois.
Un autre qui sort le grand jeu de la data, équipé comme aucun autre institut, c’est Kevin Bourgeois, cofondateur et Président de Supermood, plateforme dédiée aux feedback collaborateurs. Avec son premier Baromètre National de l’Engagement au Travail(BNET) sorti début 2023, fort de plus de 10 millions de réponses et 400 000 salariés interrogés chaque mois dans 250 entreprises françaises, le spécialiste des People Analytics divise quant à lui la population (uniquement salariale ici) en trois catégories : les engagés (44% des répondants), les passifs (30%) et les désengagés (26%). Interrogé sur une potentielle grande vague de désengagement, Kévin Bourgeois ne mâche pas ses mots : « Globalement, je pense qu’il y a beaucoup de conneries sur le sujet. Ce sont des sentiments qui sont extrapolés, et quand on regarde les data, ce n’est pas vraiment ce que ça nous dit. » Si les “Quiet quitters” existent bel et bien – et témoignent ! – ils sont souvent une seule et même population, bien connue des papiers glacés : « Le cadre supérieur qui évolue dans une grande boîte parisienne ».
Le mythe du “Français réfractaire”
En moulinant ses millions de données, Supermood arrive à une tout autre conclusion : si le taux d’engagement baisse effectivement actuellement en France, c’est parce que, paradoxalement, le niveau d’engagement était « historiquement haut » au plus fort de la crise Covid. Selon le BNET, nous étions alors 60% à nous déclarer “engagés”, contre 44% aujourd’hui. « Cette différence s’explique parce qu’il y avait un ennemi commun, le virus, et beaucoup de solidarité entre les gens. Ça s’explique aussi parce que de nombreuses entreprises ont vraiment bien réagi et se sont occupées de leurs collaborateurs. (…) Désormais, ce qu’on constate, c’est qu’on est en train de revenir à des niveaux d’engagement moyens, qui sont ceux qui précédaient la crise sanitaire. »
Alors, du haut de sa pile de data, Kevin Bourgeois appelle à prendre de la hauteur : « Le problème c’est qu’on essaie d’expliquer la situation actuelle par des micro variables qui ont un impact faible. » Eco-anxiété, perte de sens, médiatisation du phénomène des bullshits jobs qui auraient entraîné des reconversions en cascade dans les métiers manuels… L’entrepreneur balaie ces “détails” d’un revers de main et pose les « vraies variables macro, c’est-à-dire l’économie avec un grand E, l’inflation… ». Le turn-over qui augmente dans les entreprises ? La conséquence d’un marché du travail dynamique, qui facilite la décision des salariés de changer d’entreprise. La difficulté de certains secteurs comme la restauration ou le sanitaire à recruter ? Rien à voir avec la “disparition” des travailleurs, ceux-ci ont juste suivi la loi du marché : si on peut gagner davantage et dans de meilleures conditions, pourquoi s’en priver ?
Mais alors : pourquoi un tel effet de halo sur un prétendu Grand désengagement général ? Marie Rebeyrolle, l’anthropologue spécialiste de l’entreprise, avance sa thèse. « Je pense qu’en reprenant cette notion de “désengagement”, qui paraît objective alors qu’elle n’a rien de scientifique, cela permet de coller au discours dominant qui dit que les Français sont fainéants, que nous sommes réfractaires au changement, que l’assurance chômage est trop laxiste… » Marie-Anne Dujarier, professeure de sociologie à l’université Paris Cité, questionne elle aussi les sources de ces « rumeurs » infondées. « Peut-être que cela fait plaisir à une certaine droite, au moment où elle fait passer la réforme du chômage et des retraites ? Et peut-être que ça sert une certaine gauche, qui se réjouit que “ça y est” : les employés auraient réalisé que le salariat était aliénant et qu’il fallait le quitter ? »
Présente dans les médias pour couper court aux on-dit, la sociologue clinicienne du travail remet l’église au milieu du village : « Faire croire que l’on peut quitter son emploi sur un coup de tête, ou que les travailleurs sont tous des paresseux qui ne font plus rien, c’est une représentation fausse de la réalité de millions de Français. Pire, c’est d’une extrême violence quand on sait que toutes les études montrent au contraire une intensification des tâches, une forte pénibilité physique et psychique, une augmentation des accidents et maladies, ainsi qu’un contrôle managérial omniprésent. »
« Tu n’as pas envie de faire d’efforts pour ces gens-là »
Pour autant, si aucun tsunami de démissions ne s’annonce à l’horizon, difficile de nier les transformations qui traversent notre rapport au travail, et à la vie elle-même. Oui, pour celles et ceux qui peuvent se le permettre, l’envie de rééquilibrer la vie perso et la vie pro est bien réelle. « Et ce qu’on observe également, poursuit Kevin Bourgeois de Supermood, c’est que le levier du sens est de plus en plus important pour l’ensemble des travailleurs, pas simplement chez les plus jeunes, et qu’ils sont de moins en moins satisfaits de ce qu’ils ont. » Les travailleurs aisés seraient donc devenus plus exigeants, et le désengagement voire le départ rapide guettent ceux qui ne trouvent pas la corrélation entre leurs critères essentiels et la réalité de leur vie pro.
Les raisons de son désengagement, Arthur les cite ainsi de tête, et les impute directement à son employeur. « Je travaille dans une entreprise où il n’y a aucune confiance envers le salarié. » Au siège du groupe alimentaire où le contrôleur de gestion exerce, dans le Nord, chaque écran d’ordinateur est tourné vers le couloir, afin qu’il soit visible de tous. « Quand je suis arrivé, on m’a clairement dit : “pars du principe que tout est interdit.” » Aucune éthique, un management par la peur : Arthur a lui aussi choisi la voie du quiet quitting. « Je fais un maximum correctement ce qu’on me demande de faire, parce que je ne veux pas mettre les fournisseurs qui dépendent de moi en mauvaise posture, mais je ne m’engagerai sur rien d’autre. Je n’accepterai aucun projet supplémentaire, même si celui-ci à l’air bien. Tu n’as pas envie de faire d’efforts pour ces gens-là. »
Le problème ? C’est que le quiet quitting, « ça déprime » souffle Arthur à l’autre bout du téléphone. Un sentiment que Maxence partage chaque soir à ses proches : « Honnêtement, ce n’est pas la grande démission là, c’est la grande dépression… Venir tous les jours au bureau, parce qu’on me refuse le télétravail, et passer huit heures par jour à ne rien faire, clairement c’est dur psychologiquement. Tu te questionnes sur ton utilité, tu te poses un milliard de questions. » Depuis son cabinet, Christophe Nguyen, psychologue du travail et expert pour le Lab de Welcome to the Jungle, analyse : « Le fait de ne pas en faire “plus” que ce que sa fiche de poste exige, ça peut être au départ une bonne réaction pour se préserver du surmenage. Mais c’est une réaction à court terme, qui ne peut pas être bénéfique pour notre santé à long terme. On passe tellement de temps au travail qu’il faut au minimum que cela développe notre bien-être et notre santé. »
Pour celui qui préside également le cabinet Empreinte Humaine, quiet quitter n’est donc pas anodin. « Il faut se demander d’où ça vient, et ne pas hésiter à se faire aider par un tiers, pour prendre les bonnes décisions. » Et si changer d’entreprise, ou de secteur, voire entreprendre une reconversion, sont tout autant de bonnes idées selon le profil et les besoins, Christophe Nguyen met en garde : « Il faut vraiment se poser les bonnes questions, pour ne pas tout quitter du jour au lendemain après une frustration par exemple, ou parce qu’on aura surfé sur une mode, et qu’on pourrait le regretter plus tard dans sa carrière… Il faut voir et penser à plus long terme. » Le psychologue cite le phénomène des salariés boomerang, ces femmes et ces hommes qui avaient déserté leurs entreprises avant de rapidement y revenir : « L’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs, et c’est très important de faire un bilan sur ses motivations profondes, qui ont beaucoup bougé avec les actualités récentes, et se poser la question de la durabilité… On peut aussi parler de ses doutes à son management ou à son employeur ! »
Se ré-engager par elle-même, Eline la jeune maman a bien tenté… en vain. « Ça m’arrive fréquemment de tenter de me rebooster et de refaire le tri moi-même dans mes priorités, mais c’est de plus en plus compliqué. » Sa perte de motivation, la manageuse l’attribue avant tout à… son propre management. « Je n’ai aucun soutien, aucune reconnaissance, on ne nous partage pas la vision… Je voudrais partir mais comme je souhaite faire un deuxième enfant, c’est trop risqué. Je reste bloquée et je tente de trouver des stratagèmes pour quand même passer mes journées sans déprimer. » Faire de nombreuses pauses “scrolling” en fait partie. Un comportement de “survie” qui existe depuis que le travail et ses contraintes existent, rappelle l’anthropologue Marie Rebeyrolle, mais qu’il serait temps de voir disparaître : « Bien sûr que les gens trouvent des subterfuges pour tenir ! Mais ça ne suffit pas… Tout simplement parce que c’est aux entreprises d’agir : en commençant par payer dignement les gens et améliorer leurs conditions de travail. »
Face au désengagement, outre la rémunération, les mêmes leviers sont cités : la qualité du management (proximité, bienveillance, écoute, etc.), un temps de travail adapté, le besoin d’autonomie, la clarté des projets et de la vision globale d’entreprise, ou encore une reconnaissance qui va au-delà des quelques chiffres d’une fiche de paie. Mais c’est à chaque entreprise de trouver ses failles… et ses solutions. Pierre-Henri Multon est consultant en Ingénierie de la Motivation. Depuis 2021, avec son cabinet Aspasie, il sonde et conseille des PME sur leurs problématiques de désengagement. « La première étape, et c’est la plus compliquée, est que le dirigeant accepte que son organisation n’est pas parfaite, et qu’il doit écouter les salariés sur ce sujet. » Après une “enquête d’engagement” en interne, le consultant peut remonter les facteurs de démotivation, trouver une manière d’agir dessus, et seulement après, « travailler sur les facteurs de motivation ». « Parce que si vous organisez un super team building, alors qu’en parallèle il règne dans votre entreprise une ambiance dégueulasse, le team building n’aura aucun effet. Voire même cela engendrera de l’ironie chez vos salariés ! »
À moins d’être totalement désengagé, démissionnaire, réfractaire – « mais ces profils sont peu nombreux, la majorité des gens veulent bien faire les choses ! » soutient Pierre-Henri Multon – toute femme ou homme peut se réengagager dans son travail, assurent à nouveau d’une seule voix les experts interrogés. Encore une fois pour une raison plus primaire qu’idéaliste : parce que nous souhaitons tous utiliser le mieux possible les 35 heures ou plus de vie professionnelle qu’il nous faut exercer chaque semaine. Même Maxence, qui attend désormais son licenciement en multipliant les provocations, sait qu’il saura trouver le cadre qui lui redonnera envie de s’engager. « Par contre, cet épisode m’a fait comprendre que j’avais trop longtemps construit mon identité sur mon travail et pas sur la personne que j’avais vraiment envie d’être… C’était une erreur, qui peut mener à une dépression si les choses se passent mal. Je ne veux plus vivre pour travailler. »
Récemment formé au coaching psychanalytique, Pierre-Henri Multon conclut à sa manière : « Je pense que tout le monde a des intérêts dans la vie et peut les relier à un métier. Je me rapproche là-dessus de l’existentialisme de Sartre : l’être humain est un être qui s’accomplit dans l’action. On ne peut pas se contenter de manger et de dormir… »