Dans une enquête qui fera date, l’auteur de La Fatigue d’être soi reconstitue les conditions sociologiques qui ont assuré aux neurosciences cognitives leur légitimité.
Comment le cerveau en est-il venu à acquérir, au début des années 1990, une valeur centrale auprès des chercheurs en santé mentale et auprès du public ? Telle est la question que pose Alain Ehrenberg dans La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, second volet d’une recherche dont le premier opus avait été consacré aux mutations de la théorie psychanalytique, aux USA notamment (La Société du malaise, 2010). En réalité, c’est une vaste enquête sociologique sur les neurosciences cognitives qu’Alain Ehrenberg vient de publier. L’idée est de penser les neurosciences comme un objet de croyances – dans la lignée des travaux de Durkheim – plutôt que comme un objet de connaissances à discuter. De là, Alain Ehrenberg fait l’hypothèse que les neurosciences cognitives tiendraient leur autorité morale de leur congruence avec l’ensemble des références des sociétés où elles ont rencontré un écho. Or, si les présupposés et les idéaux contemporains ont connu une mutation au point que les neurosciences sont devenues la référence en matière de vie psychique, il est urgent de faire la lumière sur l’horizon d’attente qui est celui de notre société sur ces questions.
Trois cas exemplaires et une théorie
L’ouvrage commence par le repérage de patients incarnant la fonction progressivement reconnue par notre société au cerveau. Mieux que des concepts, ces figures illustrent les mutations de nos représentations de la maladie mentale. Phineas Gage avait déjà fasciné les neurologues du XIXème siècle. Cet ouvrier de chemins fer est resté dans l’histoire de la neurologie et de la psychiatrie pour avoir survécu à un accident de chantier où il eut le crane fendu en deux par une poutre. A la surprise de tout le monde, il en sortit valide, et c’est son caractère qui s’en trouva profondément affecté. Après son accident, Phineas Gage devint asocial et incapable de mener une activité à bien ou de conserver un métier. Près d’un siècle plus tard, en 1994, son cerveau fut modélisé sur ordinateur, et le neuro-anatomiste A. Damasio montra que, chez ce patient, le cortex préfrontal avait été atteint. Une lésion neurologique pouvait donc être associée à des problèmes « émotionnels ». Cette corrélation intéressait d’autant plus en cette fin de XXème siècle que la symptomatologie de Gage s’apparentait à celle des pathologies narcissiques auxquelles la psychiatrie avait de plus en plus souvent affaire. A. Damasio fit une « hypothèse extensive » selon laquelle, au-delà du cas de Gage, la psychopathie, cette pathologie des personnalités dites asociales, pourrait être associée à des dysfonctionnements des régions préfrontales du cerveau.
Quant aux autres cas emblématiques relatés, ils sont contemporains de l’émergence des neurosciences cognitives qu’ils illustrent. Ray a fait l’objet d’un récit extraordinaire, raconté par O. Sacks en 1981. Ce patient était atteint du syndrome de la Tourette, cette curieuse affection qui se manifeste par des explosions de tics moteurs et de bruits de bouche bizarres, de grossièretés, d’insultes, etc. Il était par ailleurs musicien de jazz, et il avait réussi à utiliser ses débordements dans des prestations musicales virtuoses. Ray illustrait une nouvelle idée de la maladie mentale comme recelant un « potentiel créateur » dont le patient avait à déployer les possibilités. Dernière figure de la galerie que fait défiler A. Ehrenberg, l’autiste rassemble les caractéristiques des deux précédents « patients exemplaires ». Depuis 1978, l’autisme avait fait l’objet d’une profonde réélaboration autour de l’idée selon laquelle cette pathologie correspondrait à un déficit de « théorie de l’esprit » chez les patients, autrement dit à une incapacité à se mettre à la place d’autrui et à inférer ses pensées. En 1982, Lorna Wing s’appuya sur cette proposition théorique pour affirmer la continuité entre les formes de l’autisme strict (l’autisme de Kanner) et l’autisme de haut niveau, en particulier celui du syndrome d’Asperger. Dans les différents syndromes du « spectre autistique », la difficulté porterait sur la synthèse des informations, les autistes n’appréhendant la réalité que dans un détail qui les empêcherait de faire le tri et de hiérarchiser. Ainsi conçu, l’autisme pouvait être présenté comme un « déficit », mais également comme un fonctionnement donnant parfois lieu à des compétences atypiques dont les patients dits « Asperger » fournissaient plusieurs exemples.
Le comportementalisme : la science des hommes d’action
Alain Ehrenberg interroge le système de représentations collectives qui imposa les neurosciences comme une théorie de référence en matière de vie psychique. Deux grandes lignes de fond peuvent être distinguées. Si à la fin du XIXème siècle, une science expérimentale a commencé à chercher à dégager la régularité des comportements, pour Alain Ehrenberg, on le doit d’abord à des changements dans les représentations qui apparaissaient dès le XVIIIème dans les théories des philosophes écossais. Pour ces philosophes des sociétés individualistes, la valeur de l’homme tient à la valeur qu’il crée. Chacun a à être un homme d’action. Embarqué dans une société d’échanges et de sociabilité, l’individu doit se démarquer par son caractère. Dit autrement, chacun est attendu sur les choix qu’il fait et sur la manière dont il les met en œuvre.
Or, si l’on considère l’homme dans cette dimension strictement matérialiste, la démarche fondée sur l’observation des individus et l’inférence de lois générales peut être défendue. Un nouvel objet de recherche expérimental (la « psychologie ») est né, et la notion de comportement, issue de la physiologie, en signe l’émergence. Une conception naturaliste et mécaniciste de l’individu sous-tend la psychologie comportementaliste telle qu’elle a été introduite aux USA par John B. Watson au début du XXème sous sa forme dite « behavioriste », en référence au « behavior » (comportement).
La psychologie comportementaliste est donc apparue en même temps que la psychologie d’introspection – notamment la psychanalyse. L’une et l’autre ont apporté des réponses différentes aux changements qui, entre les années 1870 et 1910, ont profondément modifié les attentes de la société à l’endroit de l’individu.
Le comportementalisme devient cognitif et neuroscientifique
La démarche de la psychologie scientifique connaîtra ensuite deux grandes mutations : dans les années 50, les théoriciens des sciences sociales battent en brèche l’idée selon laquelle l’individu serait entièrement dirigé de l’extérieur, le cerveau se contentant de répondre à des stimuli. Est alors introduit le concept du « traitement de l’information », selon lequel le cerveau ne répondrait pas de façon mécanique aux stimuli. L’« esprit » infléchirait la réponse apportée en fonction de « modèles internes ». L’ordinateur et les programmes informatiques fournissaient la clé d’intelligibilité de ce « traitement de l’information » mis en avant dans les années 50. L’intelligence humaine devint « cognitive » quand l’intelligence artificielle put en apparaître comme le paradigme.
En s’appuyant sur la sémiotique des mathématiques, la psychologie gagnait en légitimité scientifique, mais la psychologie cognitive souffrait d’une double faiblesse. La volonté de contrôle et de reconditionnement qui soutenait sa démarche se trouvait disqualifiée par le nouvel idéal démocratique des années 60-70, l’aspiration à moins de verticalité affectant aussi le rapport entre l’individu et le chercheur scientifique. Autre faiblesse de taille, la psychologie scientifique ne pouvait toujours pas revendiquer d’application thérapeutique. La seconde révolution du comportementalisme consista alors à réintroduire l’homme dans sa capacité à agir par lui-même. Une nouvelle conception du cerveau comme agent du changement fut à l’origine de cette deuxième mutation des représentations collectives.
C’est la « neuropsychologie » qui assura la promotion de l’autonomie cérébrale en introduisant deux idées majeures : selon la théorie formulée par Norman Geschwind en 1965, les dysfonctions cérébrales seraient liées à des problèmes de « connexion », et non pas seulement à des lésions sur des aires localisées du cerveau. La seconde notion majeure était la « plasticité synaptique » découverte par Eric Kandel dans les années 60. Les antidépresseurs et les neuroleptiques avaient montré depuis les années 50 qu’une fonction lésée pouvait être restituée ou contournée. Mais la découverte que les neurones avaient la capacité de créer de nouvelles connexions donnait une base biologique au constat selon lequel le cerveau pouvait agir par lui-même et avoir cette fonction auto-thérapeutique.
Dans les années 80 enfin, l’imagerie médicale apporta sa puissance de conviction. La corrélation entre l’activité mentale et l’activité cérébrale pouvait désormais être vue, et non pas seulement déduite. Mais, pour permettre de dégager des enseignements généraux à partir de ces images, nécessairement individuelles, il était indispensable de constituer de vastes bases de données. A partir des années 1990, la numérisation des images facilita énormément ce travail et, aux USA, cette décennie fut consacrée « décennie du cerveau ». Bush (père) lança un programme de recherche en neuroanatomie. La collaboration entre les équipes devait permettre d’établir des calculs probabilistes et de fixer les variations normales de la circulation neuronale.
La question de la psychopathologie restait néanmoins entière. C’est que pour avancer de ce côté-ci, il fallait abandonner la référence aux classements de la clinique psychiatrique fondés jusque-là sans aucune base physiologique. La classification internationale établie dans les années 1980 (le DSM III) ne faisait elle-même appel qu’aux outils de l’épidémiologie. Un nouveau registre des pathologies, entièrement neuroscientifique, devenait donc nécessaire pour établir des liens entre des troubles mentaux et des troubles des circuits neuronaux. La neuroscience s’est alors engagée dans un vaste programme de recherche – encore en cours actuellement – juxtaposant des niveaux d’analyse de natures aussi hétérogènes que les gènes, les molécules, les cellules, les comportements, etc.
Les neurosciences cognitives comme science appliquée
Une fois décrites les représentations collectives qui permirent le succès des neurosciences cognitives, il restait à A. Ehrenberg à s’intéresser aux pratiques mises en place sur cette base théorique. Là encore, deux volets devaient être distingués. Les neuroscientifiques avaient eu au départ comme ambition de constituer ce qu’on appelle aux USA une « science sociale », c’est-à-dire une science permettant d’améliorer le fonctionnement des sociétés grâce à la connaissance du cerveau. Des applications étaient attendues, notamment en économie. La « compétence sociale » des individus intéressait tout particulièrement. L’idée était de formaliser par des lois scientifiques le fonctionnement de l’intelligence des relations humaines.
Une étape importante fut franchie avec le « tournant émotionnel » qui, dans les années 70, chercha à contrebalancer la description du cerveau sur le modèle de l’informatique, jugée trop réductrice. Pour comprendre les écarts entre la coopération attendue parmi les individus faisant société et leurs comportements réels, l’autre concept majeur introduit par les neurosciences sociales fut celui de « biais cognitif » (D. Kahneman en 1974). La « compétence empathique », c’est-à-dire la capacité à tenir compte de la perspective d’autrui, fut regardée comme la voie royale, d’autant que la découverte des « neurones miroirs » – qui s’activent aussi bien quand le sujet réalise un geste que quand il observe ce même geste chez autrui – lui donnait une crédibilité biologique. Le concept de « théorie de l’esprit » permettait de comprendre le fonctionnement normal et de donner des repères pour distinguer des déficits tels que ceux de l’autisme et de la psychopathie.
D’une façon générale, pour A. Ehrenberg, les neurosciences cognitives ont assis leur autorité sur l’étayage trouvé dans les découvertes scientifiques neuro-anatomiques et biologiques, davantage que sur l’originalité de leur vision de la société.
Développement des Techniques Cognitivo-Comportementales (TCC)
A l’orée des années 80, les neurosciences cognitives restaient attendues pour les applications thérapeutiques qu’elles seraient capables d’apporter. C’est l’époque où elles commencèrent à servir de fondement théorique à des méthodes de prise en charge de la maladie mentale. Les neurosciences apportèrent la justification scientifique aux fameuses Techniques Cognitivo-Comportementales (TCC).
Les TCC proposent des programmes de réhabilitation et de rétablissement des compétences, à commencer par celle qui constitue la référence pour l’intelligence des relations humaines, à savoir la « théorie de l’esprit ». Les techniques d’entraînement du cerveau tentent d’accroître la capacité cérébrale à faire des hypothèses sur l’intention d’autrui. Sur le plan théorique, les neurosciences fondent leur projet sur les possibilités de reconnexion cérébrale permises par la plasticité synaptique. Dans ces programmes d’entraînement, la tendance actuelle est de faire appel à des algorithmes de plus en plus personnalisés. Un nombre croissant d’applications et de robots se développe, dont le but est désormais d’interagir avec l’utilisateur du programme, sachant que celui-ci est allégé de la charge affective des relations intersubjectives réelles.
Si ces techniques consistent en des entraînements et des exercices, elles se défendent de reposer sur le modèle d’apprentissage vertical qui prévalait dans le reconditionnement d’inspiration béhavioriste. Ces nouveaux programmes sont au contraire capables d’accompagner le thérapeute en médiatisant la relation au patient. Dans des sociétés qui ont repensé de fond en comble l’internement psychiatrique pour privilégier la prise en charge à l’extérieur, le paradigme est désormais celui du « potentiel caché » des malades mentaux, qu’ils soient Tourettiens, autistes, ou désormais schizophrènes avec la reconnaissance des mouvements dits des « entendeurs de voix », revendiquant une expérience autre.
Un rituel thérapeutique ?
Après avoir dressé ce vaste panorama des représentations collectives sous-jacentes aux neurosciences cognitives et avoir montré les applications qu’elles promettent, Alain Ehrenberg aborde plus frontalement sa thèse sur ce qui fonderait, selon lui, l’efficacité de ces pratiques thérapeutiques. Pour le sociologue, ces pratiques peuvent être regardées comme des « rituels thérapeutiques », sur le modèle décrit dans les années 50 par l’ethnologue E. Ortigues à propos des rites de guérison des Dogons en Afrique. Ce parallèle ne vise en aucun cas à mettre en question le caractère scientifique des neurosciences ; mais selon Alain Ehrenberg, l’efficacité de la pratique cognitive et neuroscientifique ne se conçoit que dans le cadre de représentations collectives avec lesquelles elle est étroitement liée.
Le dernier chapitre de l’ouvrage est ainsi consacré à trois récits (deux témoignages et une fiction), donnant la parole à des personnes ayant eu à faire face à des difficultés psychiques invalidantes. Dans chacun de ces trois récits, le discours renvoie directement à des représentations des neurosciences. Pour autant, et en parallèle, c’est dans leur histoire personnelle que les trois patients cherchent une intelligibilité de leur mal. La question que soulèvent ces discours est donc de savoir si l’on peut se référer à la fois aux neurosciences cognitives et aux psychologies d’introspection. Le fait est, pour Alain Ehrenberg, qu’il importe de ne priver les sujets contemporains d’aucune de ces deux modalités de réponse à leur mal, chacune répondant à des niveaux d’interrogation différents.
Une analyse qui fera date
C’est un ouvrage important que celui d’A. Ehrenberg. On aura constaté qu’il met en perspective une vaste série de questions évoquées habituellement au cas par cas, dans le cadre étroit de l’actualité qui les met au jour, que ce soit l’hégémonie du modèle de la psychologie comme science expérimentale, la séduction de l’imagerie cérébrale, l’emballement des classifications psychiatriques depuis les années 80 (DSM IV, DSM V, etc.), ou l’émergence de mouvements tels que les « entendeurs de voix ». Or c’est l’ensemble des phénomènes qui prend sens au sein de la vaste et profonde synthèse que nous propose Alain Ehrenberg.
On reste étonné par la mise en perspective de recherches aussi récentes que celles des programmes interactifs pour le développement de sa « théorie de l’esprit » par exemple. Non moins remarquable est l’intelligence du pas de côté réalisé par le sociologue pour dépassionner la question, toujours mal traitée, des présupposés théoriques du cognitivisme et des neurosciences. On retrouve enfin dans cette synthèse l’élégance que l’auteur de La Fatigue d’être soi met à clarifier magistralement ces questions. Les connaissances neurologiques poussées et renouvelées auxquelles ces travaux font appel rendaient leur compréhension littérale pour le moins difficilement accessible.
Au moment où le public français répond de plus en plus à l’offre de soins des neurosciences et où la plupart des intellectuels continuent à ne pas s’y intéresser, ou à les dénoncer sans prendre le temps de s’interroger sur ce qui fait leur succès, cette recherche était sans doute nécessaire.
Alain Ehrenberg, « la Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société », Odile Jacob, 2018, 328 pages.