Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école ? Une analyse critique de l’ouvrage de Lucie Tanguy sur le sujet.
Les prises de position des milieux patronaux au sujet du système éducatif français ne sont pas une nouveauté. La récente (fausse) suppression d’un chapitre sur le marché dans l’enseignement des sciences économiques et sociales en classe de seconde a suscité de nouvelles désapprobations et les regrets de chefs d’entreprise de ne « pas être entendus » par l’Éducation nationale [1]. Ces déclarations émergent dans un contexte de renouveau de la réflexion sur la manière de réformer l’école et ses enseignements [2].
L’ouvrage de Lucie Tanguy, directrice de recherche au CNRS qui s’est intéressée à la sociologie du travail et de l’enseignement professionnel, propose au lecteur de comprendre entre autres comment des acteurs économiques privés sont devenus légitimes pour se prononcer sur le contenu des programmes scolaires. Son but est d’expliquer une transformation majeure en cours dans l’école républicaine : l’introduction de l’esprit d’entreprise, et de nombreux autres impératifs historiquement extérieurs à celle-ci qui en découlent. En sociologue, l’auteure entend d’abord analyser la situation, mais sa position est claire : ce n’est pas parce que ce changement a lieu qu’il est bon. Au contraire, avec force ironie, elle critique cette ingérence du privé dans les affaires scolaires : « On peut légitimement se demander si, à l’inverse, les “entrepreneurs” accepteraient la présence d’enseignants dans leurs entreprises pour les “animer en étroite collaboration” » (p. 38).
Sa méthodologie est simple : à travers l’analyse de l’enseignement professionnel et technique, car « l’histoire a montré que les transformations qui les affectent sont souvent annonciatrices de celles qui s’étendent ensuite aux autres segments du système éducatif » (p. 13) puisqu’il s’agit là de la frange la plus marginale de l’Éducation nationale [3], elle entend comprendre le sens de l’évolution en cours dans l’école. Elle affirme que l’objectif de formation d’un citoyen et travailleur qualifié doté d’une culture commune cède le pas à celui de réduire le chômage des jeunes et d’améliorer la compétitivité des entreprises. Elle s’appuie sur la littérature administrative régionale et européenne (circulaires, discours de recteurs), les sites internet de conseils régionaux et de rectorats, et des enquêtes de terrain notamment auprès de mini-entreprises créées par des élèves.
Nous insisterons ici davantage sur l’apport des deux premiers chapitres, issus des observations de terrain, que des deux derniers qui consistent principalement en une analyse sémantique des discours des responsables politiques, académiques et économiques régionaux et européens.
Une insertion globale de l’esprit d’entreprise à l’école
Le contexte dans lequel se produit l’entrée de l’entreprise dans le monde de l’éducation est celui de la décentralisation. Au nom du principe de subsidiarité, l’État central a renforcé le pouvoir des régions en matière de politique éducative et d’insertion professionnelle des élèves sortants du système scolaire. Les conseils régionaux ont eu tendance à définir les formations à partir de la demande des entreprises, notamment au travers de campus de métiers, lieux de formation au service des PME locales, où entreprises et établissements de formation doivent coopérer. L’auteure regrette néanmoins que cette priorité accordée aux politiques économiques sur les politiques éducatives ne donne pas lieu à de véritables évaluations :
« L’accès des jeunes à l’emploi est devenu une priorité indiscutable et indiscutée qui tend à exclure l’examen du bien-fondé des réponses apportées à ce problème dans le moment présent sans interrogation sur ses conséquences pour le futur proche. (p. 146) »
Les conséquences néfastes sont selon elle nombreuses : une socialisation différenciée du fait de l’individualisation croissante des parcours scolaires, l’abandon de l’objectif de réduction des inégalités sociales par l’éducation (l’origine sociale n’étant jamais perçue comme un obstacle à l’insertion professionnelle), des contenus d’enseignement appauvris au profit de l’apprentissage de comportements d’entreprise, et l’absence de certitude que les formations mènent directement à un emploi puisque celui-ci dépend des capacités d’accueil des entreprises.
Cette évolution est accompagnée et soutenue par la politique européenne d’éducation et de formation née du traité de Maastricht. Celle-ci disqualifie l’éducation traditionnelle et le diplôme, car ils étoufferaient la créativité et l’innovation des jeunes, et contribueraient à rigidifier davantage le marché du travail. Sont davantage valorisés d’autres principes :
« [Le] primat accordé à l’individu sommé de construire lui-même et d’entretenir en permanence, et à toute occasion, ses capacités productives ; [la] mise en place de dispositifs individualistes de compétences fractionnées en rupture avec les modèles collectifs de reconnaissance de la qualification par les diplômes ; [le] renforcement des liens entre l’école et l’entreprise ; valorisation de l’apprentissage. (p. 172) »
La Table ronde des industriels européens (ERT), puissant lobby patronal européen, reproche en effet aux systèmes scolaires d’être incapables de résoudre le problème du chômage des jeunes et de leur inculquer les valeurs de l’entrepreneur telles que le goût du risque au mépris des conséquences désastreuses que cela peut avoir sur des salariés, le dynamisme, la volonté de « faire de l’argent », notamment dans la mesure où les enseignants ont choisi la sécurité de l’emploi plutôt que le risque.
Une entreprise collective
Les enquêtes de terrain de l’auteure auprès de mini-entreprises permettent d’éclairer comment, concrètement, le discours et les objectifs des entreprises pénètrent dans l’école. Il s’agit d’abord d’une option facultative (en collège et lycée professionnel) soumise à acceptation du conseil d’administration de l’établissement, ce qui suppose donc une bienveillance de l’équipe éducative à l’égard du projet. Dans ce projet, les élèves doivent déterminer une marchandise, faire des enquêtes, la produire, trouver des financements… Les élèves sont donc les premiers acteurs de la mini-entreprise. Ils participent au recrutement de leurs camarades et intègrent rapidement certaines dispositions managériales. Ainsi du PDG qui cherche à piéger ses camarades dans les entretiens d’embauche, l’auteure met l’accent sur la compétition, ou de cet élève-entrepreneur qui n’hésite pas à licencier son camarade :
« Réfractaires à la discipline de l’école, ils imposent celle de l’entreprise de la manière la plus brutale et la plus arbitraire : le licenciement (en l’occurrence, l’expulsion) pour indiscipline. La mini-entreprise apparaît ainsi comme une organisation où l’autorité s’impose sans recours possible puisqu’elle ne comporte pas de travailleurs et donc pas de représentant pour faire respecter le droit du travail. (p. 55) »
Là réside une des principales critiques de l’auteure : l’entreprise découverte par les élèves est une entreprise aseptisée, où les travailleurs sont des « collaborateurs », où syndicats, délégués du personnel, grèves, n’existent pas. Les élèves ne sont de plus confrontés qu’aux postes de gestion et de direction et non d’exécutants.
Les professeurs participant aux mini-entreprises sont très favorables aux projets. Dans l’enquête, il s’agissait cependant de professeurs d’enseignement général en sous-service, comme les professeurs d’atelier, qui enseignent les connaissances et savoir-faire liés aux métiers. Cela révèle la faible insistance sur les contenus techniques au profit du savoir-être. En théorie, ils doivent être des coachs ; en pratique, ils donnent une impulsion aux projets (participent au financement de l’entreprise, fournissent les idées de marchandises à produire…).
Ils travaillent en partenariat avec des militants associatifs, comme l’association Entreprendre pour Apprendre, qui organisent les activités et agissent, selon l’auteure, comme « des propagateurs des théories du management dans l’école » (p. 41). Ils connaissent mal la réalité scolaire (après une séance de recrutement en classe de 3e, ils reprochaient aux élèves de ne pas avoir lu les fiches de poste ; ne connaissaient pas leurs noms ; sélectionnaient les élèves en amont pour éliminer les éléments potentiellement perturbateurs). Ce sont généralement moins des chefs d’entreprise que des spécialistes en communication et management. En revanche, leurs associations sont bien financées par des réseaux de grandes entreprises et de banques.
Quelle est la valeur de ces projets ? L’auteure souligne qu’ils sont coûteux (l’État verse 5 400 000 euros de subventions à l’association Ingénieurs pour l’école, ce qui pose la question de la réelle réduction des coûts en déléguant des tâches au secteur privé), alors même qu’aucune étude n’est réalisée sur leur efficacité en terme d’insertion professionnelle. Enfin, elle déplore que les marchandises produites ne satisfassent pas des besoins utiles, et qu’aucun recul critique ne soit déployé sur l’importation du langage issu du marketing et de la publicité.
Le changement de mission de l’apprentissage
L’apprentissage consiste à se former directement au sein de l’entreprise, et s’est développé du CAP à l’enseignement supérieur. La thèse de l’auteure est simple :
« À l’adoption d’une voie de formation de travailleurs qualifiés et de citoyens instruits de leurs droits dans le cadre d’un système éducatif unifié succède donc une préférence pour l’apprentissage en entreprise qui s’adresse à toutes les catégories de public en vue d’accéder à des positions professionnelles plus élevées. (p. 87) »
Les lycées professionnels sont en effet ignorés par les discours politiques sur la formation qui vantent le succès de l’apprentissage, qui permettrait une meilleure insertion professionnelle ainsi qu’une mobilité sociale ascendante.
Cependant, les études citées montrent que les apprentis « du bas » ne sont pas les mêmes que ceux du « haut » : les premiers sont formés aux emplois dans la production, tandis que les seconds n’ont pas connu l’apprentissage « du bas ». Ils ont le profil d’étudiants : issus de classe moyenne, déjà diplômés par ailleurs, cherchant à se valoriser sur le marché du travail, et visent des emplois en gestion, communication, information…
Bien qu’il facilite la transition vers l’emploi, l’apprentissage ne réduirait donc pas la sélection sur le marché du travail, au contraire. Le profil typique de l’apprenti est un homme blanc. Les enfants de parents nés au Maghreb ou en Afrique noire sont plus rares : « L’apprentissage importe, dans le système éducatif, les discriminations à l’œuvre sur le marché du travail » (cité p. 113). De même, les femmes sont également évincées, ce qui explique les taux d’insertion professionnelle positifs puisque les individus qui connaissent le plus de difficultés sur le marché du travail y sont moins représentés.
L’ouvrage entend donc dévoiler le changement en cours dans l’école, qui consiste en un recul de l’État sur sa mission d’instruction et de socialisation de la jeune génération à une culture commune, une délégation de ses compétences nationales à des autorités régionales ou des associations représentant les intérêts de grandes entreprises, et l’abandon de l’ambition de former un travailleur-citoyen capable de s’adapter aux évolutions technologiques (perspective de long terme) pour un travailleur « prêt à l’emploi » pour les entreprises et détenteur d’un savoir-être plutôt que de savoirs (perspective de court terme). Il critique également le recours systématique au langage et aux pratiques de l’entreprise sans vérifier leur efficacité par rapport aux objectifs annoncés, ce qui est le propre d’une idéologie.
Cela se traduit, selon l’auteure, par un abandon du principe de laïcité, qu’elle entend comme la neutralité de l’État par rapport aux idéologies : « Si les directions d’entreprise sont habilitées à transmettre aux élèves leurs représentations, pourquoi les représentants des salariés ne le seraient-ils pas ? » (p. 83).
Au terme de cette lecture, si ce travail permet au lecteur d’avoir une synthèse à jour des travaux universitaires sur la question, on peut néanmoins regretter le faible apport empirique de l’ouvrage : en effet, seules deux enquêtes de terrain viennent s’ajouter aux déclarations essentiellement trouvables sur internet. De plus, ces enquêtes semblent venir illustrer la prise de position déjà solidement constituée de l’auteure sur le sujet. Par exemple, qu’en pensent les élèves, les premiers concernés ? Si, comme l’auteure le souligne, ce n’est pas la formation qui crée des emplois, qu’en est-il de l’insertion professionnelle de long terme des élèves qui sont passés par là (après deux ou trois ans) ? Sans doute des entretiens avec d’autres acteurs que les enseignants, comme les chefs d’établissement ou les chefs d’entreprise directement impliqués dans les projets auraient été féconds pour comprendre les motivations derrière l’entrée progressive de l’entreprise à l’école. Les justifications et explications de ces acteurs permettraient sans doute de mieux saisir aussi bien le processus à l’œuvre que les déclarations des responsables politiques et académiques : cela amènerait à différencier les effets réels de cette politique selon le type d’établissement, le type de spécialités dans les formations, le type d’entreprise partenaire, etc. L’auteure paraît ainsi déléguer régulièrement le soin au lecteur de poursuivre ces recherches, que l’on pouvait espérer trouver dans son livre.
Lucie Tanguy, Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école. Le tournant politique des années 1980-2000 en France, Paris, La Dispute, 2016, 224 p.