Marc Augé a été mon directeur de thèse. Ce sont ses travaux qui m’ont donné envie de faire de l’anthropologie. Dans cet entretien, nous avons débattu des relations entre anthropologie et psychanalyse. L’entretien est paru dans “Le Journal des Anthropologues” n° 116-117.

Résumé

Dans cet entretien, Marc Augé revient sur l’histoire des relations entre anthropologie et psychanalyse, certaines des impasses qui l’ont jalonnée et l’avenir possible de ces deux disciplines. Il insiste sur ce qui peut faire écho de l’une à l’autre, dont en particulier un objet identique, et analyse en quoi le sens qu’elles donnent à cet objet, à la relation de l’individu au social, s’inscrit dans un mouvement inverse et ne peut être confondu. C’est pourquoi, par exemple, les tentatives pour plaquer le langage de l’une afin de comprendre les réalités analysées par l’autre se révèlent d’un piètre intérêt. C’est pourquoi, encore, il est vain de chercher une hypothétique complémentarité entre ces deux disciplines, même s’il existe des rencontres entre des personnes. Reste que des passages peuvent apparaître, tel celui où la psychanalyse contribue à mieux comprendre le rapport de l’ethnologue à son terrain, autrement dit à cerner cette expérience de l’altérité et d’un double décentrement à l’œuvre sur le terrain. Reste, enfin, que l’anthropologie et la psychanalyse s’efforcent chacune d’identifier les contraintes auxquelles nous sommes soumis et pourraient ainsi venir alimenter une sorte de vigilance future passant par des formes intellectuelles ayant quelque chose à voir avec ce que nous appelons un peu maladroitement ou provisoirement les rapports entre anthropologie et psychanalyse.

Entretien

Marie Rebeyrolle – Quel regard portez‑vous sur l’histoire du débat entre anthropologie et psychanalyse ?

Marc Augé – Le débat entre anthropologie et psychanalyse est une veille histoire commencée avec Freud lui‑même, qui s’intéresse aux matériaux anthropologiques, sans doute avec l’idée que l’on y trouve, comme dirait Durkheim, des formes élémentaires de questions se posant de façon contournée dans d’autres contextes. C’est un vieux débat, une vieille et impossible rencontre que j’illustrerai par quatre exemples.

Le premier exemple est celui de la rencontre entre Lacan et Lévi‑Strauss. Très tôt, en effet, Lévi‑Strauss fait référence à Lacan, qui à l’époque n’est pas aussi connu qu’il l’a été ensuite. Il s’agit de son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, dans laquelle il écrit : « Car c’est à proprement parler celui que nous appelons sain d’esprit qui s’aliène, puisqu’il consent à exister dans un monde définissable seulement par la relation de moi et d’autrui ». Ajoutant en note de bas de page : « Telle est bien, nous semble‑t‑il, la conclusion qui se dégage de la profonde étude du Dr Jacques Lacan, « L’agressivité en Psychanalyse », Revue française de psychanalyse, n°3, juil.‑sept. 1948 ».

Parlant de ce que nous pourrions appeler l’aliénation au social, Lévi‑Strauss se réfère donc aux travaux de Lacan pour illustrer son analyse. Et il est vrai que la symbolique des sociétés s’inscrit dans cette relation entre les uns et les autres, entre l’un et l’autre, telle qu’elle est mise en forme et instituée dans des relations de parenté, d’alliance, de pouvoir, entre homme et femme, etc. Ce qui permet de comprendre que le thème de la relation soit central en ethnologie, ce matériau se donnant à voir et servant à repérer une symbolisation de ces rapports. Mais cette aliénation au social est une thématique que nous retrouvons ailleurs, par exemple chez Castoriadis.

Le deuxième exemple concerne les travaux de Devereux, et plus généralement de l’ethnopsychiatrie, qui sont sensibles au fait que, de même que Lévi-Strauss nous faisait remarquer que les sauvages avaient des enfants et donc n’étaient pas des enfants, ceux qu’étudiaient les ethnologues reconnaissaient la folie. Devereux a ainsi fait remarquer qu’il existait chez les Indiens d’Amérique du Nord une grande cohérence dans leurs procédures de repérage ou dans leur sensibilité aux matériaux du rêve qui les rendaient plus tolérants et plus aptes à comprendre les états névrotiques. Simplement, Devereux qui est un rationaliste n’a pas cédé à la tentation de croire qu’il existe dans les sciences « autres », dans les sciences « sauvages », quelque chose que n’aurait pas découvert la recherche occidentale. Il note que tout cela part d’un cadre préétabli, d’une cosmologie préétablie, qui en limitent les effets, ce qui fait que cela ne peut pas être comparé à la clinique moderne.

Le troisième exemple renvoie à certains ethnologues de ma génération et de la suivante qui ont essayé de travailler, de mon point de vue de façon assez obscure, sur les rapports entre ethnologie et psychanalyse en usant du langage de l’une des disciplines pour décrire les réalités analysées par l’autre discipline. Or, plaquer un langage analytique ne me semble pas apporter grand‑chose ni témoigner d’une rencontre possible.

Enfin, le quatrième exemple se réfère à ma rencontre, après mes terrains africains, avec certains psychanalystes qui étaient intéressés par ce que les ethnologues ont résumé sous le terme de « notion de personne ». Cette notion de personne renvoie à la manière dont on se représente, dans des sociétés différentes, la personne indivi­duelle. Par exemple, dans le matériau africain, on voit bien que l’individu est une unité instable où se croisent des instances diffé­rentes. Il y a donc là quelque chose qui a attiré les psychanalystes, qui se sont d’ailleurs parfois disputés pour savoir si tel ou tel élé­ment de la personne en Afrique de l’Ouest représentait par exemple le « ça » freudien ou le « surmoi ». Ce qui nous renvoie une nou­velle fois à l’utilisation du langage de l’une des disciplines pour analyser le matériau de l’autre discipline.

M.R. – L’expérience de terrain peut-elle constituer un matériau d’investigation pour les psychanalystes ?

M.A. – Il y a peut‑être en effet une autre manière de prendre les choses qui serait de s’intéresser aux ethnologues eux‑mêmes. Quel est le rapport de l’ethnologue à son terrain ? Quelle est cette expérience de l’altérité qui est faite au cours d’une recherche ethnologique ? D’une certaine manière, cette expérience procède d’un double décentrement. Car dès lors qu’un groupe est interrogé, mis dans le regard de l’ethnologue, quelque chose bouge puisqu’il ne s’agit pas d’une présence neutre, mais d’une présence qui affecte le milieu et le fait réagir.

Le premier décentrement concerne l’informateur qui met à distance son propre milieu pour essayer de l’expliquer à l’ethnologue. Or il s’agit là d’un exercice totalement inhabituel. Pour que l’ethnologue produise des récits, mette en forme littéraire les choses qu’il observe, fasse des synthèses qui n’ont pas l’occasion d’être faites localement, il faut que ses informateurs soient capables d’une es­pèce de recul qui implique ce décentrement. Le second décentre­ment concerne l’ethnologue lui‑même qui n’arrive pas comme le porteur de sa propre culture susceptible d’un ethnocentrisme for­cené. Au moins dans une vision inaugurale des choses, l’ethnologue est seul, sorti de son milieu et a à expérimenter une épreuve de solitude. On a d’ailleurs vu parfois des ethnologues se faire « manger » par le milieu qu’ils étudiaient et passer de l’autre côté.

L’ethnologie est en ce sens la rencontre de deux procédures de décentrement, ce qui peut intéresser les psychanalystes en tant qu’expérience particulière du rapport à l’autre indépendant des représentations ethnographiques liées à l’activité même de l’ethnologue. L’ethnologue n’est donc pas le psychanalyste de ce qu’il écoute et ne se psychanalyse pas lui‑même, mais il opère quelque chose qui touche à cela. Et cette expérience particulière peut être intéressante à étudier pour les psychanalystes. Sachant qu’il existe des cas de figure exemplaires. Il suffit pour cela de relire par exemple le journal de Malinowski.

En revanche, j’ai du mal à concevoir le rapport entre psychanalyse et ethnologie comme un dialogue entre deux disciplines, car il n’existe pas à proprement parler de dialogue entre disciplines ni de rapport de complémentarité, même s’il y a des rencontres entre des personnes et des confrontations d’expérience de sorte qu’une discipline peut faire écho à une autre.

M.R. – Psychanalyse et anthropologie partiraient‑elles d’un même objet tout en lui donnant un sens différent ?

M.A. – L’objet de la psychanalyse et de l’anthropologie est identique, mais le sens qu’elles lui donnent s’inscrit dans un mouvement strictement inverse. En effet, le psychanalyste a devant lui un sujet pris dans un tissu de relations qui l’ont constitué comme sujet à travers ses négociations avec les autres, relations qui fonctionnent ou non et le produisent en tant qu’individu jamais totalement identifié à lui‑même. Quoi qu’il en soit, le psychanalyste part de cette parole individuelle pour aider cette parole à se reconstituer elle‑même. L’ethnologue est, lui, dans une démarche très différente. Son objet est de comprendre le système de contraintes et de construction qui fait la société. Il n’est pas de saisir ce système comme influençant les destins individuels, mais au contraire de saisir la structure globale à travers des destins individuels.

Il s’agit donc de mouvements de sens strictement inverses. Or, comme souvent dans ces positions symétriques inverses, il peut y avoir écho de l’une à l’autre. En outre, comme l’ethnologue tra­vaille avec des informateurs, des interlocuteurs privilégiés, il est confronté à des problèmes individuels. Lévi‑Strauss disait d’ailleurs, toujours dans son introduction à l’œuvre de Mauss, que pour comprendre complètement un fait social total, il faudrait com­prendre la manière dont il est perçu par chacun de ceux qui entrent dans son élaboration. Il s’agit bien sûr d’un idéal que le plus ambi­tieux des romanciers ne pourrait réaliser. Mais cela signifie que cette perception individuelle est le point aveugle et le point d’aboutissement impossible pour l’ethnologue. Sachant que le mouvement de la psychanalyse est inverse, qui part de l’individu pour l’aider à maîtriser ce qui l’entoure.

M.R. – L’anthropologie oscille‑t‑elle comme la psychanalyse entre un point de vue optimisme et pessimisme ?

M.A. – On trouve chez Freud une ambivalence marquée quant à l’objectif de la psychanalyse : sert‑elle à guérir ou à analyser ? Freud semble n’avoir jamais renoncé à cette idée de guérison. Pourtant, lorsqu’il analyse les symptômes généraux de la culture, un pessimisme profond apparaît car il pense que l’humanité sera toujours dominée par un certain nombre de pulsions empêchant le point de vue rationnel de s’imposer. Il y aurait ainsi une double lecture de Freud. Dans son versant optimiste domine l’idée que la guérison individuelle est possible et passe par la vérité. Dans son versant pessimiste domine l’idée que la pulsion de mort empêche d’être sereinement optimiste sur l’avenir du collectif.

Cette ambivalence n’a pas lieu dans les débats ethnologiques, car l’ethnologie ne s’attribue pas de fonction thérapeutique. Elle n’a pas à se prononcer là‑dessus, d’autant qu’il existe un poids de la métaphore scientifique : l’ethnologie a pour objectif de décrire les choses telles qu’elles sont.

Il est vrai cependant que ce débat a existé dans l’histoire des sciences humaines et sociales. Il y a eu ainsi une anthropologie optimiste, dans les années 1960, lorsque l’on s’est interrogé sur les conditions du développement et du progrès. Mais devant les échecs historiques, un repli s’est opéré.

Le seul rapprochement pertinent est de comparer Freud à Durkheim, qui était un homme optimiste sur l’évolution de la so­ciété, sur la manière dont les hommes se remémorent les choses et les commémorent. Sans doute était‑il sensible à la possibilité d’une religion sans dieu. La pensée de Durkheim est en tout cas sous‑tendue par l’idée du progrès. Mais Freud est, lui, beaucoup plus pessimiste. S’il existe donc un effet d’écho, l’observation psychanalytique des sociétés n’a jamais suscité de sentiment d’optimisme comme cela a pu se passer en ethnologie.

De ce point de vue, vivant aujourd’hui une époque où nous avons du mal à imaginer l’avenir – une époque de pessimisme ambiant –, il n’est pas étonnant que la psychanalyse, qui se définit comme non prioritairement thérapeutique, soit à l’aise. Même si elle est remise en question parce qu’elle n’a pas la performativité que l’on serait en droit d’en attendre dans une perspective strictement médicale. La contradiction actuelle de la psychanalyse vient donc de ce qu’elle se situe à mi‑chemin entre un idéal de vérité et un idéal de mieux-être. Nous pourrions d’ailleurs faire l’hypothèse qu’elle n’a pas réussi à trouver sa place dans un dispositif thérapeutique dans la mesure où cela n’est peut‑être pas au fond son objet.

M.R. – En quoi l’anthropologie diffère‑t‑elle de la psychanalyse sur le thème de la violence ?

M.A. – La violence est un thème partagé par l’anthropologie et la psychanalyse qui ne l’abordent cependant pas par les mêmes cheminements. L’anthropologie observe que la violence naît quand le lien entre l’un et l’autre n’est plus formulable. La violence indique en ce sens l’échec de la relation. D’ailleurs, tous les rituels d’inversion sont faits pour contenir et dominer cela, le conflit et l’affrontement apparaissant justement lorsque les médiations sym­boliques sautent. En revanche, pour la psychanalyse, la violence et la menace sont inhérentes au social.

M.R. – Comment le passage de la description à l’interprétation opère‑t‑il en anthropologie ?

M.A. – L’anthropologie part du repérage de faits, s’efforce de les mettre en relation à l’intérieur d’une même société, puis développe une dimension comparative plus générale grâce à laquelle elle construit une anthropologie de la parenté, du pouvoir, etc. Quelque chose s’élabore ainsi pour sortir du point minimal où l’élément d’observation est isolé, et c’est cela qui opère le passage de l’ethnographie à l’anthropologie.

L’autre manière d’aborder la question est de se demander s’il existerait une cure ethnologique qui serait celle de l’ethnologue lui‑même. C’est une question intéressante car c’est un autre cheminement pour se demander si l’on rencontre dans des cultures différentes des questions qui relèvent de l’universel.

De mon point de vue, ce sont les questions qui relèvent de l’universel et non les réponses. Il n’est ainsi pas vrai que du point de vue de l’homme individuel ou générique, de l’homme en soi ou de l’homme des droits de l’homme, toutes les cultures soient égales en dignité. La grande majorité des cultures ont des procédures d’exclusion. Mais ces procédures sont plus ou moins marquées et l’on ne peut pas, au nom d’un relativisme généralisé, penser que l’identification de chacune d’entre elles suffit à proclamer l’idéal du pluriculturalisme. En d’autres termes, nous sommes aujourd’hui victimes de métaphores. Par exemple, lorsque l’on parle du « dialogue des cultures », qui dialogue ? Une culture est un ensemble dans lequel il existe de la diversité et de l’inégalité. Demander l’égalité entre les cultures c’est donc supposer que l’on se désintéresse de l’inégalité à l’intérieur de chacune d’entre elles.

C’est pourquoi, au terme de son enquête, un anthropologue un tant soit peu cohérent ne peut que revendiquer la priorité en droit de l’individu. Reste que les cultures sont universelles en ce qu’elles posent des questions qui ont une portée universelle, sachant que les réponses sont, elles, historiques et particulières. C’est donc en continuant d’investiguer les questions que l’on peut élaborer quelque chose d’autre, qui serait comme l’horizon inatteignable et toujours lointain d’une véritable quête anthropologique, tels que par exemple le rapport entre la vie et la mort, les relations entre les sexes, la filiation, l’hérédité, l’héritage… Les réponses à ces questions sont bien sûr extraordinairement diverses et soumises à l’inégalité historique, et lorsque nous étudions les cultures nous n’avons que des réponses. Mais lorsque nous observons les terrains, nous voyons ces réponses en mouvement, nous les voyons qui s’agitent, voire se contredisent. Nous pouvons alors imaginer les questions auxquelles ces réponses ont répondu. Les questions sont là. D’une certaine façon, le travail anthropologique consiste à accoucher de ces questions, à transformer ce que l’ethnologue observe en des réponses à des questions non dites. C’est en ce sens qu’il travaille dans un registre plus universaliste.

M.R. – Quel est de votre point de vue l’objet central de l’anthropologie ?

M.A. – La sociologie s’occupe du collectif et la psychanalyse de l’individu. L’anthropologie est, elle, intermédiaire puisqu’elle s’occupe de la relation, c’est‑à‑dire du même et de l’autre dans des contextes très divers. La caractéristique de la relation est d’être toujours multiple et plurielle, tout en pouvant être observée dans des contextes isolés – par exemple la relation père‑fils –, et c’est cela que l’on observe ethnographiquement, c’est‑à‑dire concrète­ment. L’observation anthropologique se centre ainsi sur des indivi­dus singuliers en position d’action réciproque. Le premier mouvement pour un ethnologue n’est donc pas d’identifier des individus par rapport à d’autres mais de prendre des couples de relations et de voir ce qui les fait fonctionner. Ce qui n’est pas tout à fait le domaine de la sociologie qui s’occupe de grandes masses. Nous pouvons donc parler d’une expérience plus intime de la relation d’altérité en ethnologie, de cette relation du même et de l’autre à l’intérieur d’une même culture. De sorte que l’identité individuelle ne se construisant que dans la relation aux autres, le matériau ethnologique sur les relations peut parfois se doubler d’une interrogation sur le normal et le pathologique, ces catégories existant localement et intervenant pour qualifier la relation. Cela dit, l’objet de l’anthropologie est fondamentalement la relation et le jeu des relations, et non l’approfondissement des termes de la rela­tion selon les critères du normal et du pathologique.

M.R. – Comment l’anthropologie travaille‑t‑elle la question de la sexualité, centrale en psychanalyse ?

M.A. – L’ethnologue se centre prioritairement sur des objets structuraux (l’alliance, la filiation…). Il étudie la sexualité du point de vue de la symbolique, c’est‑à‑dire de la manière dont la sexualité intervient dans des procédures d’initiation, de formation des jeunes gens, etc., sans se poser la question de ses répercussions sur le psychisme individuel.

Cela dit, l’anthropologie culturaliste traditionnelle a effectué de nombreuses comparaisons entre les cultures du monde, non seulement en fonction de la place mais aussi du style qu’elles don­naient à la sexualité. Il existe ainsi des styles de sociétés, de rapport entre les sexes et de rapport à la sexualité, très différents. Mais autant cela apparaît essentiel dans la matière de la psychanalyse, autant cet aspect de la recherche ethnographique reste descriptif et n’entre pas dans la problématisation de son objet en tant que tel. Reste que le matériau ethnographique peut dans ce cadre constituer une source de réflexion pour les psychanalystes.

Répétons‑le, le questionnement de l’anthropologie et celui de la psychanalyse sont différents et leur cheminement est de sens inverse, même si ces deux disciplines peuvent apparaître proches compte tenu de la proximité de leur objet de départ.

Cela alimente d’ailleurs les difficultés, voire les malentendus entre ces deux disciplines. Car le matériau ethnographique peut se lire métaphoriquement en termes psychanalytiques. Par exemple, j’ai volontiers parlé des « instances », au sens freudien du terme, pour rendre compte des représentations de la personne en Afrique de l’Ouest. Mais il s’agissait d’une approximation, d’une métaphore. De même, lorsque l’on observe ceux qui vont trouver les guéris­seurs ou les prophètes, on a à l’évidence affaire à des cas de névroses, voire de psychoses. On se rend alors compte que l’élaboration de ce qu’on appelle rapidement des systèmes religieux ou des cosmologies repose sur ce matériau. C’est pourquoi il existe là encore quelque chose qui évoque les problèmes psychiques et qui ne va donc pas sans faire écho à la recherche psychanalytique. Enfin, il y a la solitude de l’ethnologue qui peut se demander pourquoi il a choisi de faire ce métier et qui a intérêt à surveiller ce qu’il fait pour ne pas mélanger les choses.

M.R. – Quel peut être l’avenir de l’anthropologie et de la psychanalyse ?

M.A. – Il y a quelque chose de commun à la psychanalyse et à l’anthropologie qui vient de ce qu’elles rencontrent des difficultés institutionnelles au moment même où elles se répandent un peu partout. En effet, l’anthropologie est un terme qui s’est diffusé extraordinairement, de même que ceux de culture ou d’identité, et on a l’impression que la psychanalyse est également partout, comme référence ou plus exactement comme mot.

Cela dit, l’anthropologie n’est pas prioritaire dans les disciplines enseignées, et son objet est en passe de disparaître si on le limite aux objets traditionnels. C’est pour cela que j’avance que ce qui compte c’est la relation en tant qu’objet intellectuel de l’anthropologie, car s’ouvre alors un champ extrêmement diversifié d’observation et de réflexion. Reste à savoir si cette anthropologie de la relation, cette anthropologie contemporaine des sociétés, va se développer.

Quant à la psychanalyse, elle peut, comme l’anthropologie, être victime de son succès. On peut craindre en effet que tout le monde se mettant à faire de l’anthropologie ou de la psychanalyse – se mettant à être anthropologue de soi ou psychanalyste de soi –, plus personne ne prenne la peine d’un véritable travail anthropologique ou psychanalytique, ce qui signerait la fin de l’anthropologie et de la psychanalyse en tant que disciplines. Cette question se pose aux deux disciplines, même si l’anthropologie n’a aucune visée thérapeutique, alors que la psychanalyse est, elle, moins menacée comme instrument de réflexion sur l’individu et la société que comme pratique thérapeutique dont certains pensent qu’elle pourrait être avantageusement complétée ou substituée par des thérapies du comportement.

Quoi qu’il en soit, anthropologie et psychanalyse connaissent actuellement le même danger, ce qui ne signifie cependant pas qu’elles connaissent le même destin, ni même que leur destin soit de disparaître.

Nous avons en effet vécu un changement d’échelle, puisque nous sommes passés à la réalisation du fait de vivre à l’échelle de la planète, même si cette affirmation est pour une part illusoire. Dire cela signifie que la communication est devenue essentielle, que nous vivons dans un monde d’images et de messages, et que d’une certaine manière c’est fantastique, tout en posant des problèmes de relation, des problèmes sur la nature même de la relation que nous établissons avec les autres ou différents types d’autres. Cela interroge directement la psychanalyse et l’anthropologie, ce qui devrait en faire des disciplines de pointe ou des réflexions de pointe. La question reste alors de savoir si elles seront des disciplines ou des réflexions, c’est‑à‑dire si elles auront un avenir institutionnel en tant que disciplines ou si elles entreront dans le bagage commun d’un certain humanisme dans lequel l’apport strictement disciplinaire sera dissout.

Si j’imagine l’avenir, je ne vois pas nécessairement la généralisa­tion de la démocratie dans le monde, mais plutôt l’apparition d’une aristocratie du savoir dans des pôles – car la science coûte très cher –, une aristocratie du savoir en lien avec l’aristocratie du pou­voir et de l’argent. Et à côté, je vois une masse de consommateurs ou de communicateurs – c’est la même chose puisque l’on consomme les images. Ainsi, de même que les villes se décentrent lorsqu’elles existent par leurs moyens de communication, de même que la demeure se décentre parce que le foyer est occupé par les moyens de communication et n’est donc plus le lieu de l’intimité, de même l’individu se décentre dans la mesure où il devient dépen­dant, jusque dans sa corporéité, de tous les instruments qu’il a sur lui. Or ce décentrement pose un problème de relation et d’identité, et ces transformations dans la personne vont engendrer leurs pro­pres questionnements, problèmes et difficultés. Le risque réside dans cette répartition entre une aristocratie du savoir, une masse de consommateurs, et une masse de sous‑consommateurs, car l’écart entre les plus riches et les plus pauvres des pauvres s’accroît, de même que l’écart entre les plus savants et les plus analphabètes des analphabètes s’accroît. En ce sens, la projection à 50 ou 100 ans peut être terrifiante, compte tenu des problèmes de violence, d’identité et de relation que cette nouvelle configuration engendrerait.

Pour conclure, et revenir à la question de l’avenir de l’anthropologie et de la psychanalyse, je dirai que nous sommes en train de changer dans notre intimité. L’individu ne sera plus demain tout à fait ce qu’il était hier. Il sera à la fois affranchi de contraintes anciennes et soumis à des contraintes nouvelles. Or l’intérêt de l’anthropologie et de la psychanalyse vient de ce qu’elles ont essayé, chacune à sa façon, d’identifier ces types de contraintes. Je crois en ce sens à la nécessité d’une sorte de vigilance future qui passera par des formes intellectuelles ayant quelque chose à voir avec ce qu’un peu maladroitement ou provisoirement nous appelons les rapports entre anthropologie et psychanalyse.

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Entretien Marie Rebeyrolle Marc Augé “L’avenir d’une impossible rencontre”