J’admire beaucoup le travail de Maurice Godelier. Et en plus c’est mon voisin ! Dans cet entretien, nous avons débattu des relations entre psychanalyse et anthropologie. L’article est paru dans “Le Journal des Anthropologues” n° 116-117.

Résumé

Dans cet entretien, Maurice Godelier rappelle ce qui distingue l’anthropologie et la psychanalyse dans leur objet et leur approche. L’anthropologie analyse en effet l’altérité sociale et existentielle d’autrui ainsi que la nature des rapports sociaux. Tandis que la psychanalyse se centre sur le fonctionnement psychique des individus et en particulier les effets de la répression s’exerçant sur la sexualité, le corps et le désir. La proximité de certains de leurs matériaux, comme ceux des mythes et des rêves, ne doit donc pas faire oublier leurs différences fondamentales, ni escamoter les spécificités du travail de décentrement constant et de vigilance critique constituant l’acte fondateur d’une démarche d’anthropologue.

Entretien

Marie Rebeyrolle – Freud a-t-il été un utilisateur des matériaux de l’anthropologie ?

Maurice Godelier – L’utilisation par Freud des matériaux anthro­pologiques est moins une inspiration qu’un prétexte. En d’autres termes, il n’a jamais été véritablement inspiré par l’anthropologie, mais il en a utilisé les matériaux avec un a priori darwinien. Darwin avait en effet proposé deux hypothèses pour comprendre la sociabi­lité de l’homme. La première est que l’homme primitif vivait en société, et la seconde qu’il vivait en hordes, en bandes incestueuses, sachant que Darwin privilégiait la première de ces hypothèses. Freud n’a pas pris cette position – de même que Lévi‑Strauss 50 ans plus tard – pour pouvoir inventer le fantasme du meurtre et de la dévoration du père, événements qui auraient permis ensuite de faire naître la société puisque, avec ce meurtre du père, les fils vont renoncer à leurs sœurs et à leur mère et donc les échanger avec d’autres sociétés qui vont elles aussi faire la même chose. Freud avance 50 ans avant Lévi‑Strauss la même hypothèse, celle de l’échange des femmes par les hommes et pour les hommes, échange qui fait que l’humanité passe de la nature à la culture. Or tout cela ne tient pas debout. Les philosophes peuvent aimer cette hypothèse car ils adorent la thématique du fondement du lien social. Mais que peuvent‑ils y trouver étant donné que l’homme est une espèce naturellement sociale, ce qu’avait déjà démontré le XVIIIesiècle avec l’observation des enfants sauvages ?

Cette hypothèse a permis à Freud de faire émerger la culture à partir de la répression de la sexualité. Cependant, certains psychanalystes oublient pudiquement la dévoration du père par les fils juste après son meurtre. Or par la dévoration on consomme le père pour être unis dans le crime, unis dans ce meurtre. Plus tard on invente un substitut du père qui est le totem – ce totem devenant l’ancêtre, et l’ancêtre un dieu –, de sorte que naissent par une série de déduc­tions fantasmatiques la religion, la morale et le droit, tout cela repo­sant sur l’interdit de l’inceste. Lévi‑Strauss fait plus tard la même hypothèse en éliminant toute référence à un meurtre du père. Il fait sortir l’humanité de l’animalité lorsque les hommes s’interdisent de coucher avec leurs sœurs et leur mère, lorsqu’ils échangent des femmes entre eux et pour eux. Lévi‑Strauss se débarrasse du mythe du meurtre et de la dévoration du père. Mais la dévoration du père ouvrait la voie à des substitutions de cet acte et quelque chose de profond chez Freud est que les totems et autres figures religieuses sont des substituts du père et donc que l’humanité travaille avec des métaphores. Il s’agit là d’un noyau de réflexion intéressant, le reste n’ayant pas de sens pour nous, sauf pour les lévi‑straussiens qui aiment la thèse de l’échange universel des femmes et les psycha­nalystes qui aiment l’interdit de l’inceste.

M.R. – En quoi la psychanalyse et l’anthropologie se différen­cient‑elles ?

M.G. – Aucun psychanalyste ne pourra expliquer par exemple la généralisation du féodalisme comme mode de vie social et régime de pouvoir qui formatent les individus et la société. La psychana­lyse ne peut pas non plus faire sortir du psychisme humain l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme, le monothéisme, etc., qui ont une histoire dans laquelle certaines religions supposent d’autres religions pour naître, comme le polythéisme précède le monothéisme et comme le monothéisme a été précédé par une monolâtrie correspondant à l’alliance exclusive du peuple juif avec un dieu tribal. Qu’ensuite des intellectuels aient inventé l’idée qu’il n’y a qu’un seul dieu dans le ciel qui a tout fait à partir de rien est autre chose, et n’a rien à voir avec l’alliance privilégiée entre un dieu et une tribu, fait qui se retrouve dans de nombreuses sociétés antiques, tous les actes politiques, religieux, militaires, les conquêtes se faisant avec des dieux et des bannières qui claquent.

Reste qu’il est impossible de sortir d’instances psychiques − supposées universelles – la diversité et l’expansion des systèmes sociaux qui sont des systèmes de rapports dans lesquels tous les membres d’une société sont impliqués quelle que soit leur histoire individuelle.

M.R. – Anthropologie et psychanalyse n’expliqueraient donc pas les mêmes choses ?

M.G. – L’anthropologie peut expliquer la logique des rapports sociaux, et pour cela elle a besoin de l’histoire grâce à laquelle on peut parfois mettre à jour la genèse de ces rapports sociaux. En ce sens, elle est organiquement liée à l’histoire. Par exemple, on ne peut expliquer l’origine du sunnisme et du chiisme par le seul fait qu’on vit avec des sunnites et des chiites. Comment expliquer qu’ils se confrontent ? Pour cela, il faut remonter à la mort du Prophète et au fait que ce n’est pas Ali mais Omar qui a été élu comme son successeur. Il y aura donc ensuite les sunnites qui ont suivi Omar, et les chiites qui ont protesté que c’était dans la maison même du Prophète qu’il fallait choisir son successeur, et qu’Ali en tant que cousin et gendre du Prophète devait être choisi. C’est pourquoi un anthropologue qui se contenterait du microcosme qu’il observe sans connaissance de l’histoire et du placement du groupe dans une perspective plus vaste ferait du terrain certes, mais ne ferait pas nécessairement du bon travail. De même, un historien qui ignorerait tout de ce que sont des rapports de parenté, ou de ce que cela signifie de cristalliser dans des rapports politiques et religieux la naissance d’un État – comme l’a fait le Prophète qui a créé à la fois une nouvelle religion et un État, le premier État arabe –, un historien qui ignorerait ces problématiques ne ferait pas toujours de la bonne histoire.

En d’autres termes, il n’y a pas de microcosme sans macrocontexte, et pas de présent sans un passé qui interfère toujours, qui n’est pas mort, un passé qui n’est pas passé et se reconstruit dans le présent.

Or, de ce phénomène d’articulation du micro et du macro, du passé et du présent, le psychanalyste ne peut pas faire grand‑chose pour en rendre compte parce qu’il ne peut pas, à son niveau de connaissance des individus, rendre compte d’un système social qui va se répandre, dans lequel des gens vont se retrouver captifs, mais auquel ils vont aussi adhérer, avec des adhésions totales ou teintées de résistance. Car ce n’est pas forcément pour des raisons intimes que des gens résistent ou n’adhèrent pas complètement aux rapports sociaux au sein desquels ils vivent. Il y a des oppositions – les femmes contre les hommes par exemple – qui font que même si un individu est pris dans une logique sociale, il/elle peut ne pas y adhérer. Cela s’explique par un rapport de domination, et non par des phénomènes psychiques particuliers. Un rapport de domination implique que les dominés peuvent se révolter, résister passivement ou activement et donc être ou non dans un état de résistance. Mais est‑ce la psychanalyse qui va expliquer la résistance d’un individu aux rapports dans lesquels il se trouve pris ? Si c’est un rapport homme‑femme, un rapport sexué, c’est possible, sinon cela devient impossible. Il sera toujours possible de trouver des ressorts psychiques mais non des raisons psychiques. Par exemple, il ne peut pas y avoir de rapports sociaux inégaux sans qu’une partie de ces rapports soit refoulée ou niée, restant dans l’individu à l’état latent. En ce sens, la psychanalyse apporte une troisième dimension par rapport à l’anthropologie et l’histoire, mais n’expliquera pas tous les ressorts psychiques ou toutes les conduites psychologiques.

Plus précisément, la psychanalyse pose en principe qu’une partie du moi est inconsciente et que le tout de la sexualité ne peut être cons­cient. La sexualité des individus est constamment subordonnée, refoulée, domestiquée, et il y a une domestication du sexe néces­saire à l’existence sociale car la sexualité est asociale, c’est‑à‑dire que le désir sexuel est aveugle vis‑à‑vis des positions sociales de l’autre.

L’anthropologie, elle, se centre sur la nature des rapports. Ces rap­ports ont tous une partie idéelle. Par exemple, on ne peut pas se marier sans savoir ce qu’est le mariage. L’idée de mariage n’est donc pas le reflet de l’institution mais fait partie du rapport lui‑même. Ensuite, dès que l’on désire se marier, toute société indique avec qui cela est possible ou non. C’est dans cet espace de contraintes que le désir va se déplacer. Par exemple, dans le mariage arabe, la première épouse est la fille du frère de son père. On n’épouse pas sa sœur, mais la femme de son lignage la plus proche de sa sœur. Dans d’autres sociétés, c’est totalement interdit, cette femme est interdite parce que les enfants de deux frères sont des sœurs ou des frères, donc le tabou de l’inceste interdit cette femme comme épouse. Or, chez les musulmans, c’est la première femme que l’on devrait épouser, même si ce n’est que préféré et non prescrit.

Nous voyons ainsi que le désir des individus est formaté. Mais ce n’est pas parce que le désir sexuel est fondamentalement asocial. Il n’y a pas dans le corps humain ou dans la libido un programme qui dirait « ça m’est interdit » ou « ça ne m’est pas interdit ». C’est d’ailleurs une grande force de Freud que d’avoir montré que le désir sexuel est une pulsion, une énergie tournée vers un autre sexué qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel. Mais il y a là encore un problème, car il n’existe pas véritablement de statut satisfaisant de l’homosexualité chez Freud. C’est pourquoi on voit une telle résistance de la part des lacaniens vis‑à‑vis de l’union de deux homosexuels qui élèveraient des enfants. C’est là que la psychana­lyse referme les conduites sexuelles et de construction psychique autour de la famille nucléaire à l’occidentale « père, mère, enfant ».

Dans Les métamorphoses de la parenté j’ai comparé 182 sociétés. Nulle part je n’ai constaté de permissivité sexuelle généralisée. Il existe partout des contraintes et des interdits sur le sexe. Cependant, Freud et Lévi‑Strauss ont soigneusement évité un grand domaine. Dans l’Antiquité – je prends le Bassin méditerranéen, en Égypte, à Sparte, à Rome –, on épousait au plus proche. À Athènes, on épousait une demi‑sœur de même père. À Sparte, on épousait une demi‑sœur de même ventre. En Égypte, on épousait sa sœur, c’était le mariage préférentiel. Les anthropologues et les psychanalystes isolent les rapports de parenté. Alors que la parenté est structurée par des forces plus fortes qu’elle, en particulier par la religion. Dans l’Antiquité, en Égypte, les archives montrent que le mariage frère‑sœur n’était pas réservé au pharaon, mais que les gens, en épousant leur sœur, imitaient les dieux. Il s’agissait donc du mariage le plus valorisé socialement puisque l’homme s’identifiait ou s’élevait vers les dieux. Ce que n’a pas vu Lévi‑Strauss c’est que la mère ne couchait pas avec son fils avant le mariage de son fils avec sa fille. En ce sens, l’union intragénérationnelle élevait les hommes vers les dieux, mais l’union intergénérationnelle était interdite. Dans la formule iranienne, qui a duré jusqu’au IXe siècle, le mariage frère‑sœur célébré par un moine mazdéen – c’est‑à‑dire le zoroastrisme – qui avait lui‑même épousé sa sœur était là encore le mariage le plus valorisé socialement. Parce que dans le manichéisme, l’univers comme la société sont divisés en forces du bien et forces du mal, de sorte que si la sœur s’unit à son frère, ils reproduisent les conditions de naissance du premier homme né de l’union d’un dieu avec sa sœur. Ce n’était donc pour eux pas un inceste. Par exemple encore, quand les Arabes ont conquis la Perse et interdit le mariage avec la sœur, les moines zoroastriens se sont réfugiés au Nord de l’Inde où ces communautés vivent encore aujourd’hui. À partir de ce moment‑là, comme pour les Arabes, épouser sa cousine parallèle, la femme la plus proche d’une sœur mais jamais la sœur, était possible. Les prêtres zoroastriens ont commencé à dire qu’autrefois ils n’épousaient pas leur sœur mais leur cousine.

C’est la même chose pour le christianisme qui impose l’interdiction de rapports sexuels avant le mariage et hors mariage, et pose la virginité et la chasteté comme des vertus. Le formatage de l’Occident vient du christianisme qui se développe en interdisant tout mariage proche. Par exemple, saint Augustin qui vit en Afrique du Nord affirme dans La cité de Dieu que l’on peut comprendre que les anciens, ignorant le vrai dieu, aient épousé leur cousine. Mais il ajoute que cette pratique doit dorénavant être interdite.

Duby a d’ailleurs bien montré que le christianisme et l’Église retirent aux clans, aux lignages, aux familles le droit de marier leurs enfants. La première étape consiste à ce que les fiançailles aient lieu sur le parvis des églises, le mariage continuant de se faire entre les familles. La seconde étape correspond à la célébration du mariage dans l’église. De même, au départ, le baptême fut réservé aux adultes. Puis l’Église, les théologiens – qui sont des hommes de pouvoir et d’intelligence – imposèrent le baptême des bébés. Dès lors, si un bébé n’était pas baptisé, devenu adulte il ne pourrait plus être enterré dans un cimetière.

Pour le christianisme, le mariage est un sacrement, alors que pour les Baruya par exemple se marier n’est pas une union devant Dieu. De même, pour le christianisme, quand un homme et une femme couchent ensemble, ils deviennent une seule chair, et leurs enfants deviennent la chair de leur chair. Or il s’agit là d’un parti pris, d’une thèse idéologique. Dire à un Baruya que lorsqu’il couche avec sa femme il devient la chair de sa femme le ferait vomir ! Son autorité et sa virilité seraient niées, agressées. Transformer le mariage en sacrement, c’est donc le formater, le socialiser de façon très particulière. Pour le christianisme encore, puisque quand un homme épouse une femme, il devient sa chair, il ne peut plus coucher avec la sœur de sa femme car il coucherait avec sa propre chair. En ce sens, la théorie idéologique chrétienne fait que tous les alliés deviennent des consanguins.

C’est pourquoi il est inutile d’inventer, comme l’a fait Françoise Héritier, un inceste de deuxième type, c’est‑à‑dire l’union entre deux personnes de même sexe à travers une troisième de sexe op­posé. Prenons un exemple. Un homme est marié et a un fils. Il s’avère que tous les deux couchent avec la même maîtresse. Cette situation peut arriver et correspond d’ailleurs à un scénario qui faisait beaucoup rire les Grecs et les Latins. Françoise Héritier dit qu’il s’agit d’un inceste entre un homme et son fils, entre deux individus de même sexe dont les spermes se sont rencontrés dans le sexe d’une même femme. Elle invente que c’est un interdit fondamental qui a toujours été inconscient et prend appui pour cela sur des textes relatifs aux Nuer. Or que pensaient les Nuer ? Ils pensaient eux qu’on était capable de commettre un inceste de pre­mier type par un tiers interposé. Autrement dit, si un père couche avec la même femme que son fils, il va transporter du sperme de son fils dans sa propre épouse. Il va donc faire commettre un inceste classique, un inceste entre un fils et sa mère, sans que ceux‑ci l’aient voulu. Françoise Héritier, elle, a inventé la thèse d’un inceste homosexuel entre père et fils sans que personne ne l’ait voulu qui aurait été alors suivi d’un inceste classique mère‑fils sans que personne ne l’ait voulu. Jamais les Nuer n’ont dit cela. Ils ont eu le génie de penser qu’un inceste mère‑fils pouvait être produit par l’intervention d’un tiers parce que le père et le fils couchaient avec la même femme. C’est de cela dont les Nuer étaient conscients et qu’ils ont théorisé.

M.R. – Le travail de Freud sur la répression de la sexualité peut‑il être utile aux anthropologues ?

M.G. – Freud a fait apparaître l’énorme travail de répression qui s’exerce sur les corps et le désir. Il marque ainsi une rupture. Dans L’avenir d’une illusion – c’est‑à‑dire de la religion –, il a montré que l’instance la plus répressive dans le social était en général liée à des représentations et des pratiques religieuses. De même, dans Totem et tabou, il a cette phrase extraordinaire : « Tout ce qui est sorti de l’esprit humain doit y rentrer ». Autrement dit, tout ce qui est sorti de l’esprit humain doit pouvoir y revenir, mais en étant compris. Ce qui signifie que les grandes religions – qu’elles disent qu’il n’existe qu’un seul dieu ou au contraire qu’il y a un dieu de la pluie, du soleil, etc. – sont des imaginaires qui n’ont aucune réalité hors de l’esprit, mais se mettent à vivre socialement.

L’enjeu est alors de repérer comment on peut passer de l’esprit au social, c’est‑à‑dire comment fonctionnent les pratiques symboliques dont la fonction est de mettre en scène des réalités imaginaires. Par exemple, à partir du moment où l’on met en scène et en acte le combat de Vishnou contre Shiva, cela devient du réel social. Ce qui relevait de l’imaginaire devient de la réalité sociale à travers des pratiques symboliques. Or ce passage n’a pas toujours été très bien analysé par les anthropologues, en particulier à cause du poids de l’anthropologie symbolique. C’est d’ailleurs un paradoxe. Les Mythologiques de Lévi‑Strauss sont des récits d’événements imagi­naires qui fabriquent le monde, des récits à travers lesquels les gens se représentent l’origine du monde et leur place dans le monde, des récits qui sont à l’origine de rites. Or ces Mythologiques n’unissent jamais le mythe et le rite alors que tous ces imaginaires sont des systèmes de pensée qui ont besoin d’être mis en scène dans des rites pour que les gens les perçoivent comme des vérités existentielles. Ce qui signifie que la vie sociale est ritualisée du fait que l’imaginaire devient du réel social.

Les anthropologues ont eu la plus grande difficulté à comprendre cela dans la mesure où ils confondent l’imaginaire et le symbolique, dans la mesure où paradoxalement Lévi‑Strauss a baptisé anthro­pologie symbolique ce qui était une anthropologie de l’imaginaire. Excepté dans La voix des masques où il n’a pas pu séparer l’imaginaire du symbolique puisque les masques sont mis en acte dans des rites. Dans cet ouvrage, le contexte social, les enjeux poli­tiques et les rites sont analysés dans une dynamique intégrant les dimensions du rite, du mythe, des enjeux sociaux et des différences entre les sociétés voisines qui se combattent ou s’unissent. L’analyse de Lévi‑Strauss devient dans ce cadre de plus en plus complexe, alors que les Mythologiques se contentent d’analyser et de comparer des récits de mythes. Ce qui lui a permis de démontrer que du point de vue des personnages et des événements, depuis l’Amérique du Nord jusqu’au Sud, existe un immense champ de transformations et qu’une grammaire des mythes est possible. Bien sûr, Lévi-Strauss avait le droit, sur un plan méthodologique, de séparer rites et mythes. Il n’en reste pas moins qu’une analyse des rites reste à faire permettant de comprendre à quoi ces imaginaires sont utiles pour construire une vie sociale et faire que les gens vivent ces mythes comme des vérités existentielles, vécues comme des actes de foi dans la vérité de l’imaginaire.

M.R. – Existe‑t‑il un passage entre le matériau des mythes et celui des rêves ?

M.G. – Il y a effectivement là un passage entre l’anthropologie et la psychanalyse via le matériau des mythes qui est très proche du matériau des rêves. Dans L’interprétation des rêves, Freud dit que la différence entre un rêve particulier et un mythe, c’est que le mythe est un rêve partagé qui a force de vérité sociale, de vérité collective, tandis qu’un rêve particulier peut simplement être raconté ou non. Il existe par exemple des sociétés où le matin chacun peut raconter son rêve, où le rêve est pris en charge par la communauté qui lui donne sens et indique ce qui peut arriver à l’individu qui a rêvé ou aux autres. Le décodage des rêves est alors toujours un décodage collectif.

À l’inverse, nous assistons en Europe à deux évolutions parallèles. La religion devient une affaire privée et les rêves deviennent une affaire individuelle. D’un côté, il y a privatisation de la religion ou enfermement de la religion dans l’individu. De l’autre, les rêves individuels sont confiés à un psychanalyste ou à des amis proches et deviennent seulement un rapport à soi‑même. D’autres sociétés n’ont pas besoin de psychanalystes. Si on lit les Antiques par exemple, c’était le rôle des devins que d’interpréter les rêves, et un chef ne partait pas à la guerre s’il avait eu un mauvais présage. Nos sociétés ont enfermé cela dans l’individu qui se croit obligé d’aller se confesser à un psychanalyste s’il a des problèmes et pense que cela peut l’aider. Cela dit, si un pont entre le matériau onirique et le matériau des mythes me semble possible, sa théorisation reste encore largement à faire.

M.R. – Qu’est‑ce qui vous a conduit à vous intéresser à la psychanalyse ?

M.G. – La psychanalyse est d’un apport fondamental. J’ai travaillé dans une société qui n’était pas divisée en classes et n’avait pas de castes. Lorsque je suis rentré de trois ans de terrain, je n’ai pas cherché à faire une monographie comprenant les chapitres anthro­pologiques classiques (l’économie, la parenté, la religion, les tech­niques…). Je me suis simplement posé une question : après avoir vécu avec ces gens, pris des notes, etc., quel était l’élément essentiel de leurs conduites individuelles et collectives, quelle était la cheville de leur organisation, qu’est‑ce qui commandait les conduites, les attitudes ou les rapports ? Je n’ai alors rien vu d’autre que la domination masculine.

Pourquoi ? À cause de l’existence des grands appareils d’initiation des garçons et des filles. Tous les vocabulaires et les attitudes pointaient vers la différence entre les sexes : refaire des enfants garçons une seconde fois en les faisant renaître sans les femmes, en les faisant renaître par un sperme entièrement vierge de tout contact avec les femmes. De même le mythe du vol des flûtes – ces flûtes sacrées interdites aux femmes –, leur nom secret, quand j’ai été initié, était « vagin ». Les premiers hommes s’étaient donc emparés sur un plan qu’on appelle symbolique – même si pour les Baruya cela ne veut rien dire –, les hommes s’étaient appropriés une puissance des femmes qui était de mettre au monde des enfants. Tout pointait vers une justification du social en termes de sexe. J’ai ainsi été obligé de me tourner vers la psychanalyse qui met en évidence les rapports homme‑femme, la sexualité, la subordination de la sexualité à autre chose qui en fait le « gueuloir » comme dirait Démosthène, le gueuloir des rapports sociaux à travers quelque chose qui ne parle pas. Car le sexe ne parle pas. C’est pour ça que j’ai parlé du sexe comme d’une « machine ventriloque ». La sexualité comme machine ventriloque parce qu’on lui fait dire beaucoup de choses. Mais un sexe, ça ne parle pas. C’est quelque chose ou quelqu’un qui parle à travers lui, qui parle à travers les définitions ou les représentations de la sexualité masculine et féminine. Et qu’est‑ce qui parle ? L’inconscient d’une part, mais aussi les rapports sociaux, de force et d’autorité d’autre part. C’est pour cela que je suis parti vers la lecture de Freud.

Lévi‑Strauss a dit que ce ne sont pas les hommes qui pensent les mythes mais les mythes qui se pensent entre eux à travers les hommes. Cela me semble relever d’un fantasme idéaliste. Les hommes se pensent et pensent leur destin à travers les mythes. Lévi‑Strauss est allé très loin pour faire disparaître le sujet. C’était l’époque où ses positions théoriques allaient dans le même sens que celles d’Althusser et le « premier » Foucault, l’époque des structures sans sujet et des textes sans auteur (ce sera la position de Derrida). Cela a eu une gloire extraordinaire et a conduit à une telle impasse qu’il a fallu réintroduire le sujet, ce qui correspond d’ailleurs au « deuxième » Foucault. Les structures en fait ne changent pas sans que les hommes les changent. Les rapports ne changent pas sans que les hommes les changent. Il est toujours possible de s’abstenir de reproduire des rapports sociaux, de s’interdire d’être chrétien dans une société chrétienne, d’arrêter autour de soi quelque chose de la société globale, d’interrompre la reproduction des rapports. Cependant, l’interruption globale implique un changement de société.

Par exemple, il existe en France 2,5 millions de familles en union libre qui ont donc interrompu pour elles la reproduction du mariage. Cela dit, pour quelles motivations, c’est une autre question. Incons­cientes ou conscientes ? On peut se demander si l’inconscient est le même chez celui qui reproduit le social et chez celui que ne le reproduit pas. Mais créer une instance qui serait universelle dans l’être ne permet pas d’expliquer la différence des réponses des êtres. D’autant plus qu’il existerait plusieurs inconscients. L’inconscient cognitif, qui n’est pas l’inconscient lié directement au sexe, au désir et à la libido. L’inconscient de la grammaire fran­çaise, car si nous étions toujours conscients de notre grammaire nous ne parlerions pas. Il ne s’agit pas alors de refoulement d’un désir qui ne va jamais s’éteindre et réapparaître sous une autre forme.

M.R. – Que pensez‑vous du « culte » de l’observation participante en anthropologie ?

M.G. – Dire que la méthode de l’anthropologue c’est le terrain, l’immersion, l’observation participante me paraît relever en partie du fantasme. Pour participer vraiment à la vie des autres, il faudrait se marier dans cette société, élever des enfants à la manière des autres et non pas simplement les observer quand ils se marient et élèvent des enfants. Il est donc indispensable de prendre une dis­tance critique par rapport à ce terme d’observation participante. À quoi renvoie‑t‑il ? Au fait que l’on vit avec les autres, que l’on est pour un certain temps dans un lieu à la fois abstrait et concret, ni dans sa société – parce que l’on est chez les autres –, ni complète­ment chez les autres – parce qu’on est encore dans sa société et que l’on va y revenir un jour pour écrire ses livres.

La constitution du travail anthropologique correspond à la constitution de ce lieu abstrait et concret. Car les autres avec lesquels on vit, leurs principes d’existence, leurs représentations philosophiques ou religieuses constituent pour eux, d’une part, des vérités existentielles qui conduisent leur vie quotidienne et, d’autre part, le moyen par lequel ils se reproduisent concrètement, c’est‑à‑dire reproduisent leur société et se reproduisent dans leur société. En revanche, l’anthropologue ne reproduit pas la société des autres et ne se reproduit pas dans cette société, alors que pour ces autres, qu’il observe, les représentations qu’ils ont du monde et d’eux‑mêmes, leurs principes d’action, leurs façons de sentir sont des enjeux d’existence et de reproduction de leur existence.

Cette situation n’est que peu analysée par les anthropologues. Bien sûr il ne s’agit pas d’affirmer par exemple que les connaissances qu’il a des autres, accumulées au cours de son terrain, n’ont aucune valeur, ne sont qu’une invention des Occidentaux, que le produit de ses catégories qu’il a transportées et appliquées. Un anthropologue doit être capable d’évaluer si ses concepts fonctionnent ou pas et, s’ils ne fonctionnent pas, de les changer. Son métier est de produire de la connaissance. Cela nous conduit cependant à l’enjeu du métadiscours. Le métier de l’anthropologue fait qu’il ne sera jamais capable de s’identifier concrètement avec les autres et donc de faire que les connaissances que les autres lui ont fait partager deviennent pour lui (ou pour elle) des conditions de la production de son existence quotidienne, concrète, ce qu’elles sont pour les autres qui eux ne peuvent jamais cesser de se reproduire dans leur société. À l’exception de quelques anthropologues qui passent de l’autre côté – très peu au demeurant –, qui se marient et ont des enfants dans la tribu. Quelques‑uns continuent à écrire – rarement – et témoignent ainsi de leur nouvelle identité, de leur nouvelle vie et des autres avec lesquels ils ont choisi de vivre.

D’une part donc, l’anthropologue effectue une observation en participant à la vie d’autres individus, mais il s’agit bien d’une observation et non d’une participation sous la forme d’une identification. D’autre part, à partir du moment où l’anthropologue découvre que les rapports de parenté des gens parmi lesquels il vit sont de type dravidien ou hawaïen, il passe à autre chose qui n’intéresse pas les gens qui vivent sur le terrain mais devient l’objet d’une analyse se situant à un autre niveau. Car les individus ne se rendent pas toujours compte des contraintes de leur système. Ils les subissent, les affrontent, mais de là à les théoriser, ce n’est pas leur problème. C’est sur ce plan que les postmodernes ont également eu tort. À partir du moment où je fais ce type d’analyse, je suis devant des problèmes qui relèvent de la connaissance de l’humanité et débordent la connaissance de cette humanité‑là. Je suis à un métaniveau de travail. Ce métaniveau fait qu’il existe de très bons anthropologues réalisant des monographies remarquables qui nous rapprochent des gens, la qualité de leur ethnographie faisant que l’on peut comparer le détail du fonctionnement des rapports sociaux qu’ils ont observé avec le détail d’autres sociétés qui sont formel­lement semblables par le système. Cependant, certains de ces anthropologues pourront ne jamais construire de métathéorie. Lévi‑Strauss, lui, a rédigé une ethnographie chez les Nambikwara assez banale. En revanche, il a prélevé des données dans des dizai­nes de sociétés amazoniennes et a construit une théorie comparée de leurs structures et principes de fonctionnement. S’il n’était donc pas un grand ethnographe, il est un grand théoricien.

Cela dit, idéalement, le métier d’anthropologue serait d’être à la fois ethnologue et théoricien. C’est ce que j’ai essayé de faire : d’abord les Baruya, puis le don, l’énigme du don, car le don et le contre‑don sont importants dans de nombreuses sociétés. Lévi‑Strauss et Mauss l’ont bien vu. Mais ils ont oublié qu’il y a d’un côté des choses que l’on vend ou que l’on donne et de l’autre des choses que l’on ne vend pas et que l’on ne donne pas. Ils ont compris l’opposition entre rapports marchands et non marchands, rapports impersonnels et rapports personnels, mais ils ont oublié qu’il y a des choses que l’on ne doit ni donner ni vendre mais que l’on doit transmettre. Les religieux connaissent cela, ce sont les objets sacrés, les formules secrètes… Mais le sacré n’est pas seulement le religieux. Le politique aussi a une dimension sacrée. Ce qui renvoie au domaine de la connaissance scientifique, qui n’est pas celui de la conscience populaire ou des intérêts des individus engagés dans leurs rapports, domaine de la science qui peut apparaître comme un monde d’abstractions, mais dont les abstractions visent des réalités réelles. C’est précisément à cela que le métier d’anthropologue correspond.

M.R. – L’utilisation de concepts psychanalytiques en anthropologie vous paraît‑elle pertinente ?

M.G. – Je ne le pense pas et j’en donnerai un exemple. Bernard Juillerat a décrit à l’aide des paradigmes psychanalytiques un système de parenté dans une région de Nouvelle‑Guinée ainsi que les rites et les mythes qu’il met en jeu. Le problème est que ce système de parenté est identique – sur le plan de sa structure et de ses principes de fonctionnement – à celui d’une tribu d’Amérique du Nord, mais il y est associé à des mythes et à une structure sociale différents. Comment dès lors expliquer l’existence de structures de parenté identiques dans des contextes différents ? Si l’appareil psychique est semblable chez tous les individus, comment expliquer à partir de cette universalité les particularités des sociétés et des univers culturels. Plus généralement, nous n’arrivons pas pour l’instant à expliquer cette apparition de structures identiques dans des contextes différents, ce qui prouve une certaine autonomie de ces structures. Il existe ainsi des zones d’ombre totale dans les sciences sociales.

Marx avait avancé l’hypothèse d’une correspondance entre infrastructures et superstructures. Lévi‑Strauss, lui, parlait de primat des infrastructures et de correspondances structurales, en particulier entre économie et parenté. Mais on n’a jamais réussi à trouver de telles correspondances entre un mode de reproduction de l’homme par la parenté et un mode de reproduction de l’homme par l’économie. Mon hypothèse a été de mettre le rapport entre les sexes et l’institution d’une domination d’un sexe sur l’autre comme déterminants stratégiques, en avançant que cela constitue le cœur des logiques sociales que j’ai observées.

Peut‑être que la première domestication dans l’humanité fut celle d’une partie de l’humanité par l’autre, des femmes par les hommes. Cela s’est joué autour du fait que les femmes portent les enfants, et autour de l’enfant en tant qu’il signifie la reproduction de rapports et de groupes sociaux. Car l’enfant est la continuité de rapports sociaux et de l’identité d’un groupe. À travers lui les mêmes rap­ports sont portés par d’autres générations. L’enfant est donc un enjeu et un pivot. Nous produisons des rapports sociaux qui chan­gent ou non, et ce sont les enfants qui vont les porter ou non.

Autrement dit, produire de la société induit de produire des rapports sociaux nouveaux, des modes de pensée et d’action nouveaux, ce que l’on appelle une culture. C’est pourquoi la culture n’est pas séparée des rapports sociaux, et les batailles entre les Français et les Anglais et la Social Anthropology d’un côté, et les Américains et la Cultural Anthropology de l’autre me semblent vaines et dépassées. Ce qui compte c’est de voir comment les gens produisent leur vie. Ce qui demande un effort analytique, celui de décomposer et recomposer la production de l’existence par les autres et le fait qu’ils adhèrent ou non à leurs principes parce que ces derniers constituent pour eux des vérités existentielles. Il faut pouvoir saisir ce qui opère dans les rites, les cérémonies, les pratiques symboli­ques grâce auxquels les gens voient que leur dieu existe. Cette anthropologie est à la fois critique de ses concepts − réflexive – et un outil puissant de connaissance de l’autre.

M.R. – Quel est de votre point de vue l’enjeu fondamental de l’anthropologie ?

M.G. – L’enjeu de l’anthropologie est de comprendre l’altérité sociale d’autrui. Pour ce faire, je distingue chez l’anthropologue trois « moi » : le moi social, le moi intime et le moi cognitif.

Le moi social correspond au fait qu’un brahmane par exemple est né brahmane et que ses enfants seront brahmanes. Si ses enfants ne veulent pas accepter les interdits rituels, alimentaires, ils deviendront alors des out‑castes et auront un destin de paria. C’est le travail de l’anthropologue que de comprendre cette logique des castes, le principe de l’hindouisme, etc.

Le moi intime correspond, lui, à ce moi que chacun développe par les rencontres et les échanges qu’il noue avec autrui, son père, sa mère, par les bonheurs, les malheurs, les souffrances qu’il vit. L’anthropologue doit se mettre à l’écoute des gens, les rattacher à leur position d’aîné, de cadet, de grand guerrier, de fils de grand guerrier par exemple, mais c’est probablement le psychanalyste qui peut le mieux se mettre à l’écoute de ce moi intime. Ce n’est pas le travail de l’anthropologue qui est de comprendre la nature des rapports dans lesquels les gens se trouvent pris et qu’ils reproduisent jusqu’à un certain point par leurs actions.

Il existe en fait une sorte de paradoxe. L’anthropologue vit avec des individus mais à un moment donné il fait abstraction provisoire­ment de leur individualité pour comprendre la nature des rapports que ces individus entretiennent entre eux. Ensuite, quand il maîtrise la connaissance de ces rapports, l’anthropologue peut revenir vers chaque individu à partir de la connaissance de leurs rapports sociaux. C’est un mouvement sans fin.

Enfin, un moi cognitif est à construire chez celui ou celle qui désire devenir anthropologue. Un anthropologue est quelqu’un qui part avec ce qu’on lui a appris dans sa société sur ce qu’est une société, sur les types de parenté, etc., qui part donc avec un appareil de concepts et de connaissances. Il devrait partir également avec une vigilance critique, c’est‑à‑dire être prêt à critiquer ce qu’il a appris si cela ne correspond pas à ce qu’il observe. Mais il part avec un appareil théorique de son temps qui est une construction. Il travaille avec ce moi cognitif. Il va devoir se décentrer par rapport à sa propre culture, sa propre société. Ce décentrement systématique, cette suspension de son jugement, ce travail sur soi, cette ascèse analytique est l’acte fondateur de la démarche d’un anthropologue qui doit se mettre à distance de lui‑même et de sa culture d’origine pour observer. Cela n’a donc rien à voir par exemple avec le travail du journaliste qui traque l’événement et en témoigne, sans forcément le comprendre d’ailleurs.

Sachant que ce travail de décentrement constant doit également s’accompagner d’une vigilance critique qui correspond à un travail permanent de réflexivité critique, de refus d’imposer un schéma analytique, de seulement le proposer pour expliquer.

Ce travail du moi cognitif est celui de l’observation, l’anthropologue ne devant pas ensuite s’automystifier avec le mot « participante », car il doit savoir exactement à quoi il participe et jusqu’où il participe. Il ne suffit pas d’être avec les autres. Il est essentiel de faire des enquêtes systématiques, de faire des années de terrain durant lesquelles on produit des centaines de généalogies grâce auxquelles on repère si des choses sont récurrentes ou bien si elles constituent des singularités. Le minimum est de faire deux ans de terrain. Six mois pour commencer, six mois pour travailler, six mois pour voir que l’on n’a rien compris et six mois pour tout recommencer. Idéalement aujourd’hui, compte tenu de la globali­sation du monde, un anthropologue devrait pouvoir passer de sa société à une autre et réciproquement : faire du terrain en France et faire du terrain « ailleurs », ce qui est possible avec l’anthropologie urbaine.

Le métier d’anthropologue a cela de formidable qu’il s’efforce de comprendre l’altérité des autres en partant du postulat que l’altérité sociale des autres n’est pas absolue mais toujours relative. Tout ce que les hommes ont inventé pour créer leur vie sociale, d’autres hommes peuvent le comprendre sans être obligés de s’identifier à l’autre, ni d’appliquer pour leur propre vie les principes qu’ils ont compris chez ces autres. Par exemple, ce n’est pas parce que j’ai compris la logique de castes que je vais moi‑même me transformer en brahmane, et ce n’est pas parce que je ne vais pas me transformer en brahmane que je n’ai pas compris cette logique.

Une partie du procès fait aux anthropologues relève de cette incom­préhension. Al-Qaïda par exemple se sert des thèses des postmo­dernistes pour montrer que les Européens n’ont jamais rien compris à l’islam, qu’ils ont fait un travail d’exploitation et de domination, de mépris culturel, d’ignorance. J’aimerais bien que l’on me traduise les prêches prononcées dans les madrasa des Taliban, la vision de l’autre qu’ils ont, les mythes qu’ils ont sur nous comme nous en avons sur eux… Seulement nous, anthropologues, ne som­mes pas là pour produire d’autres mythes. C’est pourquoi le décentrement est fondamental qui correspond à un travail sur soi, une ascèse, mais c’est aussi une source de jouissance énorme lorsque nous comprenons quelque chose de l’autre. Ce qui n’est ni immédiat ni intuitif. Ce qui demande un travail patient et long jusqu’au moment où deux choses que l’on n’avait pas comprises s’enchaînent l’une à l’autre dans notre tête et qu’on en comprend le sens pour les autres et donc également pour soi en tant que s’efforçant de les comprendre. Il correspond à l’effort nécessaire pour comprendre autrui, pour se mettre à distance de ce qui est vérité existentielle et sociale pour soi afin de comprendre ce qui est vérité et existence pour les autres. Mais comprendre n’est pas encore expliquer pourquoi chaque société est devenue ce qu’elle est.

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Entretien Maurice Godelier et Marie Rebeyrolle “Comprendre l’altérité sociale et existentielle d’autrui”