En 2018, la police a officiellement tiré 33.000 fois avec des armes “non létales” sur des civils, une augmentation de 900% par rapport à 2009. Une brutalisation du maintien de l’ordre.

Présentées comme un outil garantissant un maintien de l’ordre plus humain, les armes “non létales” conduisent en réalité à une brutalisation du maintien de l’ordre. En annonçant la généralisation de l’usage du pistolet à impulsion électrique, le gouvernement ne réduit pas le risque de violences policières. Au contraire, il les invisibilise en renforçant le mythe des armes “non létales”.

Impossible d’échapper au débat sur les violences policières en ce moment. Les mobilisations aux États-Unis contre le racisme et les violences policières ont bel et bien fini par atteindre la France. Tandis que la mobilisation traversait l’Atlantique, le débat américain s’est élargi à la question des armes “non létales”. Massivement utilisées pour réprimer les manifestants, les réseaux sociaux regorgent désormais d’images de tirs de grenades lacrymogènes, de balles en caoutchouc (connus en France sous le nom de LBD), … et de manifestants blessés. Une situation tristement familière pour l’observateur de la vie politique française.

Une escalade dans l’usage des armes “non létales” en maintien de l’ordre

En 2018, la police française a officiellement tiré près de 33.000 fois avec des armes “non létales” sur des civils, ce qui représente une augmentation spectaculaire de 900% par rapport à 2009. En réaction, des discussions sur la légalité, légitimité et proportionnalité des tirs de balles en caoutchouc, coups de matraque et grenades lacrymogènes ont fleuri. Aussi salutaire qu’elle soit, cette attention publique inédite envers la violence de l’État se limite toutefois à la surface d’un phénomène. La logique profonde qui anime l’escalade de la violence des dernières années reste largement ignorée.

Pour comprendre cette logique il faut interroger les effets réels de ces armes: censées garantir un maintien de l’ordre sans blessures mortelles ou handicapantes parce que non létales, elles génèrent en réalité une escalade des violences policières.

Non létales… sous certaines conditions

Le terme d’arme “non létale” sous-entend que les armes faisant partie de cette catégorie seraient par définition incapables d’infliger des blessures graves. Or, en réalité, cette non-létalité est conditionnée à des consignes d’utilisation très précises.

Prenons l’exemple du LBD 40. Il est non létal à condition de respecter une distance de tir minimale de 10 mètres, sur une cible qu’on peut viser avec précision pour éviter surtout la tête, dans de bonnes conditions de luminosité. Pourtant, il est établi que même en contexte statique, les humains se trompent systématiquement dans l’évaluation des distances, les manifestations sont constituées de foules compactes et mouvantes, et avec l’usage quasi systématique des gaz lacrymogènes la visibilité est médiocre. En contexte réel, l’application des consignes d’usage s’avère ainsi totalement irréaliste.

La non létalité: un terme qui induit et favorise un usage immodéré

L’arme ne se contente pas d’ajouter une option à l’arsenal du policier. Au contraire, sa disponibilité change l’ensemble du comportement de son utilisateur. Cette réalité est attestée par la police britannique et confirmée par la recherche. Ainsi, suggérer qu’une arme est par définition “non létale”, donc quelque part anodine, incite les forces de l’ordre à y recourir avec plus de facilité. Les faits sont là: au lieu d’être utilisées pour adoucir le maintien de l’ordre, en remplacement des armes à feu par exemple, les armes “non létales” sont utilisées en remplacement de la résolution non violente des conflits. En effet, la présence de telles armes dans l’équipement des policiers leur donne une confiance accrue dans leur capacité à gérer une situation par la force.

Si la suggestion de leur innocuité facilite le recours aux armes non létales, il en va de même avec l’impunité dont bénéficient généralement les auteurs de tirs. Alors que le dernier rapport de l’IGPN indique que 60% des saisines de la “police des polices” concernent les violences policières, ce type de “manquement” représente tout au plus 5 % des sanctions. À force de pouvoir agir sans assumer les conséquences de leurs actes, les forces de l’ordre se sentent déresponsabilisées. Ce mécanisme participe à expliquer la hausse spectaculaire des tirs en France.

Le paradoxe des armes “non létales”: une explosion des morts et blessés

La conséquence directe de la hausse spectaculaire des tirs est le nombre vertigineux de blessés par armes “non létales”. Le décompte des morts et blessés pendant la mobilisation des gilets jaunes affiche 2 morts, 25 éborgnés, 5 mains arrachées et plus 300 blessures à la tête –pour ne mentionner que les cas les plus graves. Et ce chiffre correspond sans doute à une sous-estimation du phénomène des violences policières.

D’une part, le chiffre serait beaucoup plus élevé si de nombreux manifestants n’avaient pas été soignés par des équipes de secouristes volontaires sur place; d’autre part, une proportion considérable des victimes préfère ne pas s’afficher en public.

Casse sociale et casse des manifestants

Il reste donc à s’interroger sur les motifs d’une contestation populaire persistante et la nécessité pour le pouvoir de s’en protéger par une répression toujours plus violente: on observe une accélération dans les réformes libérales impopulaires qui nuisent à la qualité de vie et creusent les inégalités –baisse des retraites, affaiblissement du code du travail, baisse des allocations chômage, insuffisance des financements des services publics et difficultés d’y accéder…

Ces politiques réduisent drastiquement le soutien populaire au pouvoir en place, qui, plutôt que de choisir l’apaisement par un changement de cap, mise sur une fuite en avant par l’achat de nouvelles armes non létales et une répression violente des manifestations. Entre 2012 et 2017, leur stock a doublé et même pendant la crise du coronavirus de nouvelles commandes ont été passées. Ainsi, les forces de l’ordre se trouvent suréquipées d’un type d’armes dont la simple disponibilité conduit non pas à un maintien de l’ordre plus doux, mais à sa brutalisation. Au moment où la ville de Minneapolis, tristement célèbre pour le meurtre de George Floyd, se dirige vers un démantèlement partiel de sa police, le gouvernement français persiste dans la surenchère de la violence en annonçant la généralisation de l’usage du pistolet à impulsion électrique.

Paul Rocher

Paul Rocher, Gazer, mutiler, soumettre, Paris, Éditions La Fabrique, 2020, 13 euros.

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