Le chant – à commencer par la chorale – connaît un engouement croissant, y compris dans les entreprises.

Chaque vendredi soir, Bruno Deletré prend la route de Valenciennes. Directeur général du Crédit foncier de France en semaine, cet X-ENA endosse le week-end ses habits de directeur du choeur de musique sacrée La Chapelle du Hainaut, créé avec des amis en 1989 dans sa ville natale. « Petit à petit, ce choeur s’est professionnalisé. Aujourd’hui, nous embauchons des chanteurs dont c’est le métier et nous montons quatre à cinq programmes différents par an. En février, c’était une messe de Hassler, en mars le “Stabat mater” de Vivaldi et, là, je boucle juin autour de Pergolèse et Vivaldi. La musique, c’est vital, elle fait partie de mon équilibre personnel, c’est un peu ma deuxième jambe », explique ce quinquagénaire hyperactif qui baigne dans la musique depuis qu’il a commencé le violon à l’âge de 5 ans. Instrument, chant, direction de choeur, le banquier musicien les pratique aujourd’hui aussi assidûment que l’octroi de crédits immobiliers. Si, à 17 ans, Bruno Deletré avait hésité à se lancer dans des études musicales, il a finalement opté pour une prépa scientifique plutôt que « finir professeur de conservatoire ». Il est loin d’être le seul dirigeant à apprécier ce hobby. C’est aussi le violon d’Ingres de Xavier Huillard, le PDG de Vinci, de Pascal Breton, le producteur de la série « Marseille », de Fleur Pellerin, l’ex-ministre de la Culture, qui pratique volontiers le karaoké tout en fantasmant sur le chant lyrique, ou du psychiatre Boris Cyrulnik, qui pousse régulièrement la chansonnette avec sa femme. Quant à Pierre Kosciusko-Morizet, l’un des pionniers du e-commerce, compositeur fan de chanson française, notamment de Léo Ferré, il a même un moment pensé embrasser la carrière.

Le chant, comme l’ont prouvé les succès cinéma (Les Choristes) ou télé (« The Voice »), séduit un large public. Source d’émotion, de partage et d’énergie, il est apprécié tant à titre individuel que collectif. « Adaptée à tous les âges et tous les milieux, cette discipline très complète engage à la fois le corps, la tête, les émotions et le sens artistique », résume Julie Safier, chef de choeur au sein du groupe de presse professionnelle Le Moniteur pendant dix ans. Contrairement à la pratique d’un instrument ou de certains sports, c’est un art accessible à tous à peu de frais puisque chacun, à de rares exceptions, est doté dès la naissance d’une voix. Unique à l’instar d’une empreinte génétique, elle ne se modifie toutefois pas à l’envi, comme un défaut physique par le miracle de la chirurgie esthétique. Baryton amateur, Olivier Paquier, président d’EDF Energies nouvelles réparties, a bien tenté l’expérience : « Pendant trois ans, j’ai essayé de chanter le répertoire de ténors que j’adore. » Peine perdue. Aujourd’hui, cet amateur d’opéras russes et italiens le reconnaît : « J’ai perdu du temps et je me suis abîmé la voix en m’essayant dans une autre tessiture. La voix, il s’agit de la découvrir et non de la transformer. » Et cela peut prendre du temps. « C’est une forme de mise à nu, on est sans filet », ajoute cet homme profondément sincère qui pratique le chant depuis Sciences Po et l’ENA, d’abord au sein de chorales, puis en soliste depuis sa découverte de l’opéra à Moscou, où cet ancien haut-fonctionnaire a été attaché financier de 1995 à 1998.

Si les professionnels sont rompus à cette forme d’introspection, les amateurs ont parfois plus de mal à maîtriser leur trop-plein d’émotions. Chef de choeur à la Maîtrise de Paris, Valérie Yeng-Seng en a été souvent témoin. « Quand on va aux tréfonds de soi, cela peut même provoquer des larmes, mais c’est une victoire sur soi-même. Corrompus par les émissions comme “Star Academy”, les jeunes pensent qu’il suffit de chanter pour devenir une star. Mais, pour débuter, estime cette jeune soprano, on a avant tout besoin d’humilité, de générosité, de courage et de rigueur au travail. La voix vient en dernier. Il faut apprendre à se connaître et à ressentir des sensations immatérielles. »

Un booster d’énergie

Anne Laffilhe, chef de choeur à Air France, utilise volontiers une pédagogie très imagée inspirée des arts plastiques ou culinaires. Avant les vocalises, la répétition s’ouvre par des exercices de relaxation. Lors de son premier week-end chantant organisé par l’association Chanson contemporaine à Vimy (Pas-de-Calais), Frédérique Barret, directrice de bibliothèque dans une petite ville du Nord, a commencé, avec les 200 autres participants, par des mouvements de qi gong pour réveiller le corps. Et certains recommandent de se masser le front, les oreilles, voire de masser les épaules du voisin avant d’entonner la moindre note ! L’auteur-compositeur Louise Vertigo, elle, allie qi gong, tai-chi et méditation afin de supprimer tout noeud intérieur susceptible d’entraver la circulation du souffle, « le carburant de la voix ».

La détente est primordiale ! « C’est sans doute pour cela que le chant génère autant de bienfaits », estime Julie Safier. Marianne Huvé-Allard, directrice de la communication de la filiale de gestion d’actifs de BNP Paribas, en convient volontiers : c’est un vrai booster d’énergie. Et un formidable vecteur de création de lien. C’est le chant choral, découvert lors d’une année sabbatique aux États-Unis, avant de présenter Sciences Po, qui lui a permis de rencontrer d’autres étudiants. Et c’est d’avoir convaincu, à son retour à Paris, sa soeur et sa mère de la rejoindre dans la chorale du conservatoire du VIe arrondissement qui a resserré le tissu familial. Depuis, cette mélomane avertie n’a guère cessé de chanter. Les répétitions de la chorale d’amateurs qu’elle a rejointe depuis 2007 ont souvent lieu le lundi en soirée. « Cela me donne la pêche pour toute la semaine. Et je n’ai aucune peine à me lever le lendemain matin », explique cette jolie brune dynamique. De temps en temps, elle y consacre même un week-end. Quand on aime, on ne compte pas ! « J’en ressors en pleine forme avec le sentiment d’avoir progressé. »

Pour Pierre-Adam Gilardot, ingénieur électronicien chez Renault, « le chant est un moyen de valoriser ses compétences pour soi, de s’épanouir ». De la clarinette et de la danse pratiquées jusqu’à l’âge adulte, ce tempérament artiste est passé un peu par hasard au chant lorsqu’il a fallu secourir les choeurs défaillants d’une représentation de la Belle Hélène. Fan de Verdi, ce ténor savoure les applaudissements qui récompensent l’effort fourni, avec la petite dizaine d’élèves de Florence Schiffer, pour assurer cinq concerts par an. Ce 14 avril, tandis qu’un déluge s’abat sur Paris, il revêt la chemise blanche et le pantalon noir du lieutenant de marine Benjamin Franklin Pinkerton pour charmer Madame Butterfly, délicieuse Japonaise en kimono rose pâle à fleurs violettes. Applaudi chaleureusement, ce solide Bourguignon aux tempes grisonnantes et à l’esprit volontiers caustique n’a qu’un regret : devoir laisser à un autre le soin de chanter le duo d’amour de la fin du premier acte du célèbre opéra de Puccini. Il est vrai qu’il l’avait chanté lors de la première représentation, quinze jours plus tôt. Plus qu’un passe-temps, la musique est « essentielle à l’équilibre de Pierre-Adam », précise son épouse, qui ne manque jamais de relancer les amis pour les concerts. Il consacre à la musique un à deux déjeuners par semaine, sa soirée du jeudi, une semaine de vacances l’été… Depuis peu, ce perfectionniste s’est inscrit à un cours d’histoire de la musique. « Je me sens mieux armé pour comprendre les partitions et l’esprit des personnages, tels qu’ils ont été conçus par les compositeurs. Il faut se plonger dans leur univers pour être dans le juste. »

Valeurs humaines et lien social

En apprenant à mieux se connaître et à s’aimer soi-même, on apprécie plus les autres, remarquent souvent les pratiquants. Une chorale est un moment de partage et de convivialité. C’est bien comme cela que Mario Colaiacovo, l’ex-PDG de Safran et ancien président de la Maîtrise de Paris, l’entendait quand il a créé Les Compères, en 2006, avec Anne-Marie Raffarin, épouse de l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac : une chorale pour les conjoints des personnalités de l’entreprise, de la politique et de la diplomatie, choisis par cooptation. Ils sont une cinquantaine à se réunir une fois par semaine, et parfois le week-end chez l’un ou l’autre, pour répéter un concert annuel joué au profit d’une oeuvre caritative. Ce 14 avril, ils travaillent au théâtre du Châtelet, qui les accueille. L’atmosphère est très détendue entre gens du même monde. Après quelques rappels à l’ordre des deux chefs de choeur, et la quête éperdue d’un malheureux pupitre pour leurs partitions, France Duhamel, l’épouse du journaliste Alain Duhamel, et Valérie Yeng-Seng lancent les premiers échauffements de voix. Il est temps, car, aujourd’hui, ils rencontrent pour la première fois Jean-Philippe Lafont, le baryton basse français bien connu, qui a accepté d’accompagner leur spectacle à la demande de Roselyne Bachelot. Ces choristes prennent leur travail très au sérieux. Plusieurs se perfectionnent à l’extérieur. Et les rares membres à manquer d’assiduité sont rapidement remis au pas. En 2011, quand le tandem fondateur a annoncé son départ, qui aurait pu signifier la fin de l’aventure, plusieurs Compères se sont démenés pour continuer à faire vivre la petite formation et trouver de nouveaux sponsors. Janie Juillet, l’épouse d’Alain Juillet, l’ancien directeur du renseignement au sein de la DGSE, qui organisait déjà le festival de Rocamadour avec Patrick de Carolis, a pris en charge la logistique. « C’est alors que nous avons réalisé combien nous tenions à ce groupe », explique le ténor Philippe Massé, consultant et ami de longue date de France Duhamel, responsable du secrétariat de la chorale.

Les valeurs portées par le chant – humilité, générosité, courage, sens du collectif et de l’effort – trouvent de plus en plus d’écho dans les entreprises, en particulier lorsqu’il s’agit de réintroduire un peu d’humanité et de lien social. Ainsi, après la crise – profonde – qu’a traversée Orange à la suite de la vague de suicides des années 2008-09, l’opérateur télécoms s’est lancé dans la création de chorales, désormais au nombre de 33 dans l’ensemble du groupe. En la matière, Air France a joué un rôle de pionnier. Créé à l’initiative d’un chef de cabine il y a une trentaine d’années, le choeur de 80 personnes a obtenu de la compagnie que le planning des navigants respecte les dates de répétition, arrêtées un an à l’avance. Indispensable pour pérenniser des liens dans un métier où l’on change de collègues quasiment à chaque vol. Le choeur participe régulièrement à la vie de la société, dans les bons comme dans les mauvais moments : fête de la musique, messe à la mémoire des victimes de l’accident du Rio-Paris…

Au travail, des relations différentes

Aujourd’hui, nombre d’entreprises encouragent les formations musicales. Mécène musical de longue date, la Société Générale a engagé depuis 2012 un projet de concert associant l’orchestre des Siècles, qu’elle sponsorise, et plusieurs dizaines de salariés du groupe sur la base du volontariat. L’idée est venue du chef d’orchestre des Siècles, François-Xavier Roth, « pour à la fois développer la pratique amateur, beaucoup plus intégrée dans la vie quotidienne en Allemagne ou en Angleterre, et susciter de nouvelles connexions entre les salariés ainsi que des relations de travail fondées sur l’écoute ». Cette année, ils seront 330 collaborateurs à la Philharmonie : 250 choristes et 80 instrumentistes, venus de France, du Maroc et du Cameroun, « en résonance avec la priorité donnée en 2015 au développement africain », explique la directrice du mécénat de la Société Générale, Hafida Guenfoud-Duval. Tous les métiers de la banque sont représentés, y compris le comité exécutif. Au siège de la Défense, des « kiosques », aménagés pour les « accros » tentés par des répétitions supplémentaires, sont ouverts à tout salarié musicien. « Les rapports entre salariés choristes sont très différents, sans relation de hiérarchie ou de compétition », confirme la jeune Claire Desrame, responsable d’une équipe de contrôleurs financiers. « À l’inverse du monde professionnel, où on est plutôt sur la retenue, il faut accentuer l’émotion », ajoute Xavier Dequick, responsable de programme de projets. Apparemment, ces deux trentenaires sont largement soutenus par leur hiérarchie, notamment pour respecter les horaires des répétitions. D’année en année, la participation ne fait que croître et suscite l’émulation dans le reste du groupe. François-Xavier Roth avait raison. À Nantes, Val-de-Fontenay et même en Tunisie, des chorales sont en cours de création ! Les chants les plus beaux ne sont pas – forcément – les plus désespérés. N’en déplaise à Alfred de Musset !

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Et bien chantez maintenant 1

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Et bien chantez maintenant 2

Carré Pluriel Marie Rebeyrolle Et bien chantez maintenant 3
Florence Bauchard

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