L’ethnologie pour comprendre le monde comme il va aujourd’hui et construire d’autres possibles. La Tribune de Philippe Descola dans Le Monde.
Plus que d’autres sciences sociales, l’ethnologie est régulièrement sommée de faire la preuve de son utilité. Beaucoup la voient encore comme une discipline passéiste, discréditée par les circonstances coloniales de son surgissement, une science pratiquée par des amateurs d’exotisme qui vont visiter les dernières “peuplades” survivant sur la surface de la Terre pour y accumuler des notes sur leurs coutumes pittoresques.
C’est bien mal nous connaître. D’abord parce que les objets de l’ethnologie sont aussi divers que les façons contemporaines de vivre la condition humaine et que les genres de collectifs au sein desquels ces modes de vie se déploient. Depuis les townships de Soweto jusqu’à un navire-école de l’US Navy, en passant par les brigades anticriminalité du 93 et les studios de Bollywood, il n’y a pas de lieu où l’existence sociale se configure d’une manière distinctive qui ne soit demeurée hors d’enquête pour les ethnologues.
Car l’ethnologie n’est pas tant définie par un objet en propre que par un mode de connaissance singulier : l’immersion de longue durée dans une communauté de pratiques d’un observateur extérieur ; celui-ci s’efforce de comprendre les normes et les valeurs des gens dont il partage l’existence en expérimentant au quotidien sur lui-même, et dans ses interactions avec autrui, l’originalité et la pertinence de ce dont il est le témoin. L’observateur est donc beaucoup plus qu’un collectionneur de faits. L’apprentissage d’une forme d’attachement à d’autres, différente de celle du milieu d’où il provient, le rend capable à la fois de la vivre subjectivement et d’en rendre compte avec objectivité.
Comment cette myriade d’enquêtes menées sur tous les fronts peut-elle constituer une science autrement que par sa simple référence à une méthode partagée ? Quel type de savoir positif toutes ces descriptions peuvent-elles produire ? Loin de chercher des universaux du comportement humain, l’ethnologie admet comme un principe la différence des valeurs et des institutions qu’elle observe, et elle s’efforce d’en produire une systématique raisonnée. Ainsi, constater la grande diversité des formes d’organisation familiale ne conduit pas à les synthétiser dans une formule anthropologique universelle qui caractériserait une essence de la famille. Il s’agit au contraire de comprendre la logique des variations que connaissent les modes de résidence, d’alliance matrimoniale et de filiation, les institutions économiques, politiques et juridiques qui leur sont associées, les transformations qui peuvent les affecter.
De même, on n’a guère avancé une fois que l’on a déclaré que l’homme se définit par sa maîtrise de la nature. Il est plus intéressant d’examiner comment, selon les conceptions que les peuples se forgent des continuités et des discontinuités entre les humains et les non-humains, les collectifs recrutent en leur sein des plantes, des animaux, des esprits, des artefacts, ou au contraire les rejettent à leur périphérie ; comment tel ou tel non-humain devient un agent à part entière de la vie sociale ou une ressource à exploiter, ou même une divinité à adorer ; comment telle solution technique a été préférée, telle propriété d’un objet mise en exergue, tel usage d’un environnement privilégié sur un autre. Bref, il s’agit de comprendre comment des choix culturels découlent les uns des autres et forment système.
On n’est plus là au niveau de l’ethnologie, c’est-à-dire de connaissances synthétiques sur des sociétés particulières, mais bien à un niveau anthropologique, c’est-à-dire d’un savoir sur les humains. Et ce savoir ne vise pas à fournir des clés qui ouvriraient toutes les portes derrière lesquelles se cacheraient les réponses aux énigmes que l’humanité se pose depuis toujours. Il a pour objectif de contribuer à rendre intelligible la façon dont des organismes d’un genre particulier s’insèrent dans le monde en sélectionnant telles ou telles propriétés pour leur usage et concourent à le modifier en tissant, avec lui et entre eux, des liens constants ou occasionnels d’une diversité remarquable mais non infinie.
Or, le paradoxe de ce projet, c’est qu’il est alimenté par les leçons que les ethnologues ont tirées de l’observation de situations dont on pourrait penser qu’elles sont si singulières qu’il est impossible d’en tirer des généralisations. Sans être directement transposables aux sociétés postindustrielles, beaucoup de ces leçons sont porteuses d’un message d’espoir. Le dépassement d’une exploitation frénétique de la nature obtenue au prix du saccage des conditions de vie des générations futures, l’effacement des nationalismes aveugles et de l’arrogance prédatrice des grands Etats-nations et de certaines firmes transnationales, la suppression des inégalités dans l’accès aux ressources et notamment celles qui devraient relever des biens communs, l’exigence de donner une forme de représentation aux diverses sortes de non-humains auxquels notre destinée est indissolublement liée sont autant de défis concrets de notre modernité qui gagneraient à être envisagés par analogie avec la façon dont certains peuples qu’étudient les ethnologues construisent leur rapport au monde.
L’ethnologie a donc, au moins, une double utilité. D’une part, elle alimente la réflexion anthropologique sur la condition humaine en fournissant des matériaux originaux, un savoir accumulé depuis plus d’un siècle sur des milliers de peuples et de communautés à toutes les échelles et sous toutes les latitudes. La diversité des usages du monde que ce savoir répertorie constitue un extraordinaire laboratoire comparatif pour mieux comprendre la variété des comportements humains et la systématiser. Bref, l’ethnologie est utile parce qu’elle contribue à rendre mieux intelligible ce que nous sommes, nous les humains, au-delà des différences dans nos manières d’être et de nous lier entre nous et aux non-humains. Mais elle permet aussi de se dégager de la tyrannique myopie du présent en apportant la preuve que d’autres voies sont possibles pour nous assembler et régler nos vies que celles qui nous sont familières en Occident, puisque certaines d’entre elles, aussi improbables qu’elles puissent paraître, ont été explorées et mises en pratique ailleurs. Elle montre donc que l’avenir n’est pas un prolongement automatique de l’actuel, reconductible à intervalles réguliers, mais qu’il est ouvert à tous les possibles pour peu que nous sachions les imaginer.
Philippe Descola est titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale.
Lire l’article sur Le Monde.fr