La philosophie politique de Canetti tient à son analyse de la masse, qui peut être répressive ou libératrice, terrorisante ou résistante. Car la masse sert les despotes, mais, en se métamorphosant, peut aussi ouvrir aux révolutions.
Embrasser l’œuvre-continent de Canetti n’est pas l’ambition du petit livre de Nicolas Poirier. Ayant bien compris que c’était un projet désespéré [1], il se propose, plus modestement, de saisir la spécificité de l’approche politique de Masse et puissance, transformant ainsi Canetti en « philosophe politique ». Cette spécificité consiste pour lui dans le rapprochement que le pouvoir opère entre la puissance et la mort, au point de ne s’exercer que sur fond d’une lutte à mort et dans l’effet de ce rapprochement sur la résistance au pouvoir qui devient, du coup, une résistance « contre la mort ». Cette étude tombe à pic au moment où Das Buch gegen den Tod fait son entrée dans la langue française grâce à la traduction de Bernard Kreiss.
Qu’est-ce qu’une masse pour Canetti ?
L’auteur montre bien ce qui distingue Canetti d’autres penseurs de la masse (Le Bon et Freud essentiellement [2]). Pour lui, la masse est une « donnée anthropologique structurelle », qui prend à chaque époque « des formes […] différentes ». Elle est ontologiquement autre que la somme des hommes qui la composent. Paradoxalement, c’est la peur des hommes devant l’inconnu qui les a poussés à faire masse. Les premières sociétés, les meutes, sont les premières masses, structurellement identiques aux sociétés de masse modernes. Car la masse n’est pas un phénomène moderne pour Canetti. Pour lui, il n’y a d’histoire que des formes de la masse ; la structure de la masse, elle, semble immémoriale.
Dans la masse, les hommes se rapprochent au point d’éprouver l’autre « comme on s’éprouve soi-même », comme si les choses se produisaient « à l’intérieur d’un même corps » [3] : la phobie du contact de l’autre s’y renverse en son contraire. La masse est la communauté constituée dans et par le processus de la « décharge », c’est-à-dire dans et par l’effacement des distances, dans et par l’« égalité absolue ». La masse, remplacement du face-à-face par le côte à côte, devient le lieu de la sécurité. Cette peur qui pousse les hommes à faire masse est comparable à celle qui les pousse à se soumettre à l’État absolument souverain hobbesien. Hobbes et Canetti, les grands penseurs de la peur. Canetti n’a jamais caché son admiration pour Hobbes et sa pensée de la puissance : « [c’] est le seul penseur que je connaisse qui ne cache pas d’un voile la puissance, son importance et son poids, sa position au centre de toutes les actions humaines », écrit-il dans Le Territoire de l’homme [4]. Mais la sécurité qu’offre la masse n’est pas une fin. Une masse, pour Canetti, reste quelque chose de politiquement ambigu, souligne N. Poirier (p. 42). Elle peut amener le pire et le meilleur, être répressive ou libératrice. C’est l’esprit d’une masse assimilant des hommes qui décide de la vie qu’ils mèneront en elle. Tout dépend in fine de qui est le souverain de cette masse.
Si le despote ou le tyran est le souverain de la masse
Comme le monstre dessiné, après de longues discussions avec Hobbes, par le graveur parisien Abraham Bosse pour servir de frontispice au Léviathan en 1651, les despotes ou les tyrans ont saisi et assimilé des hommes, se sont fait des écailles de ceux qui portaient armure afin de protéger leurs corps politiques et ont menacé ceux qu’ils n’ont pas encore assimilés de leur glaive.
Le corps humain du despote ou du tyran monstrueux, corps pour la saisie – des mains – et corps pour l’absorption – une bouche – est celui d’un gigantesque soldat cuirassé et armé qui semble fait pour accomplir la fin que vise sa paranoïa : lui permettre de rester le seul et unique survivant dressé au-dessus des corps de ses ennemis et de ses hommes [5]. « Il se voit, il se sent seul, et s’agissant de la puissance que lui confère cet instant, il ne faut jamais oublier qu’elle découle de son unicité et d’elle seule », écrit Canetti dans Masse et puissance [6]. Dans le chapitre de Masse et puissance intitulé « Le Survivant », on pénètre dans l’esprit paranoïaque de cet « héroïque » maître. Que cherche-t-il ? À se sentir invulnérable, immortel : « Qui réussit à survivre souvent est un héros. Il est plus fort. Il possède davantage de vie. Les puissances supérieures lui sont propices. » [7]
C’est si plaisant pour le maître de se sentir vivre plus fort que la guerre devient pour lui une « manie morbide, inguérissable » et qu’il court après la « répétition », l’« accumulation » de la survie. La logique de la « masse ouverte » [8], de « la masse proprement dite », est la suivante : si elle ne s’accroît pas, elle disparaît. Cette logique structurelle est surdéterminée par celle de la paranoïa de celui qui est le souverain. Les meutes de chasse originaires sont rapidement devenues des meutes guerrières. De la chasse à la guerre, il n’y a bien sûr qu’un pas (deux si l’on considère qu’il faut passer par le lynchage pour aller de l’une à l’autre), fait remarquer Canetti. L’histoire des formes de la masse qui se dessine chez Canetti montre comment, venant du fond des âges, une politique archaïque reposant sur un rapport paranoïaque aux autres, la politique des meutes guerrières, se conserve jusqu’au seuil de l’époque moderne, aborde sereinement l’époque contemporaine, la traverse (Canetti présente Hitler comme un avatar paradigmatique du despote ou tyran paranoïaque qui voit son empire comme « l’extension de sa personne à la surface de la terre ») et a encore de beaux jours devant elle.
Comment Canetti aborde-t-il la politique ?
Si Canetti réfléchit sur le lien entre mort et politique, ce n’est pas abstraitement, mais, selon N. Poirier, après avoir fait, à l’âge de 18 ans, l’expérience d’une « masse de refus » et avoir vécu « en elle » la journée du 15 juillet 1927 à Vienne. Ce jour-là, des manifestants mirent le feu au Palais de justice de Vienne, où l’on venait d’acquitter des policiers ayant tué d’autres manifestants, et le pouvoir tua une centaine de manifestants de plus. « Toute la substance du 15 juillet est entièrement passée dans Masse et puissance », déclare Canetti dans Le Flambeau dans l’oreille [9]. Le 15 juillet 1927, c’est l’échec de l’institution policière (qui tue) et de l’institution judiciaire (qui est injuste en couvrant ceux qui tuent), bref l’échec de l’État qui les a laissé faillir. Si Masse et puissance est un livre de « philosophe politique », c’est un livre dont la philosophie ne cherche pas à fonder l’État, mais part de la faillite de ce dernier. Et cette faillite, il la traite « comme une donnée […] qu’il faut éprouver d’abord directement et ensuite décrire et dont la description serait une sorte de duperie si elle n’eût pas été précédée par l’expérience vécue. » [10]
« L’expérience fondatrice » du 15 juillet 1927 ne conduit pas Canetti à regarder la politique comme une praxis par laquelle l’homme s’efforce de vivre « selon la partie la plus noble qui est en lui » (Aristote), mais comme un espace où s’exprime la paranoïa du pouvoir de l’un (le despote, le tyran, le survivant, le héros, etc.) et l’effort des contr’uns pour y résister. L’auteur, qui ne cache pas ses sympathies pour l’œuvre de Miguel Abensour, n’hésite pas à écrire que Canetti « s’inscrit dans le droit fil de l’hypothèse que faisait La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire ». Canetti écrit dans ses Notes de Hampstead [11] : « Qu’en dépit de l’échec monumental [des dictateurs], des gens continuent d’aspirer à la dictature, voilà qui dépasse l’entendement. Comment peut-on, face à ces exemples monstrueux, se montrer aussi stupide et recommencer à l’encontre de tout ce qui s’est passé à se duper soi-même ? »
Si les hommes deviennent ensemble les souverains de la masse
L’une des spécificités de la pensée de la masse de Canetti tient à ce qu’il ne regarde pas seulement la masse comme le lieu d’une aliénation nécessaire, mais aussi comme celui d’une libération possible. « Il est impropre d’user [du mot « aliénation » ] pour qualifier chez Canetti l’insertion de l’individu dans la masse », avertit N. Poirier (p. 53). Les archaïques meutes guerrières qui viennent du fond des âges sont, est-il besoin de le préciser, des sociétés hiérarchisées. Les ordres y descendent du despote ou tyran vers les différentes couches de la société et doivent y être exécutés sous peine de mort. Littéralement, puis sous une forme « atténuée », c’est-à-dire symbolique. « L’ordre adressé du dehors vient se nicher à l’intérieur de la personne sous la forme d’un aiguillon, tel un corps étranger à même sa chair », explique N. Poirier (p. 69).
Deux possibilités s’offrent alors. On obéit sans poser de question et l’on ne sent rien ; ou on hésite, on se montre réticent et « l’aiguillon devient une charge blessante » (ibid.). Comment se débarrasser alors d’un tel ordre ? « Il est deux manières de s’en délivrer. [Les hommes] peuvent retransmettre en bas les ordres qu’ils ont reçus d’en haut, il faut pour cela des inférieurs qui soient prêts à accepter des ordres d’eux. Mais ils peuvent aussi rendre à leurs supérieurs ce qu’ils en ont souffert et encaissé. Un homme isolé, par là même faible et démuni, aura rarement la chance d’une occasion pareille. Mais qu’un grand nombre se retrouvent dans une masse, ils pourront réussir ce qui leur était individuellement interdit. Ensemble, ils peuvent se retourner contre ceux qui les ont jusqu’alors commandés. » [12]
Cette masse, c’est ce que Canetti appelle une « masse de renversement ». Cette seconde possibilité est tout simplement la révolution. Elle n’est pas un projet qui vient à la masse de l’extérieur, mais a lieu en son cœur. On y renverse l’ordre – dans les deux sens du mot – et la masse archaïque, transfigurée de l’intérieur, devient le théâtre d’une libération où s’organisent d’autres masses, des masses de refus qui, pour certaines, deviendront des masses de renversement. Et Canetti de parler de la Révolution française. C’est à partir du moment où de telles masses sont apparues, en amont de la prise de la Bastille et loin de Paris, qu’on s’est dirigé vers la prise de la Bastille. C’est loin de cet événement, choisi plus tard comme symbole, et avant lui qu’a commencé la Révolution. On ne commence pas par crier « In tyrannos ! » et caresser des idées régicides, on commence par tuer des lièvres en Bretagne, explique Canetti s’appuyant, dans Masse et puissance, sur une surprenante lettre de Camille Desmoulins à son père du 10 juin 1789.
Canetti contre la philosophie politique ?
Pour Arendt, la politique est possible grâce à l’espace commun qui à la fois relie et sépare les hommes [13]. Cet espace existe-t-il toujours dans les sociétés de masse ? « Ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre des gens ; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier ni de les séparer. Étrange situation qui évoque une séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes, victimes d’un tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les personnes assises les unes en face des autres n’étant plus séparées, mais n’étant plus reliées non plus par quelque chose de tangible. » [14]
Si Arendt rompt avec une philosophie politique identifiée comme platonicienne et s’engage dans les voies d’un néokantisme qui lui est propre [15], Canetti, lui, rompt avec une philosophie politique identifiée comme hobbesienne et a pour particularité de penser avec Hobbes contre Hobbes. Si ce dernier permet de comprendre comment le pouvoir articule puissance et mort, c’est parce qu’il donne de cette articulation une version acméïque.
Chez Canetti, autant la masse guerrière est le lieu d’une fausse sécurité, autant la masse de refus devenant masse de renversement est le lieu d’une vraie liberté. Il voit la liberté d’agir, celle qui peut impulser la révolution, naître (ou renaître) au cœur de la masse. Elle ouvre un espace utopique au cœur de la masse dans lequel les hommes « peuvent inventer […] à travers le jeu infini des métamorphoses […] d’autres formes de vie que celle dans laquelle les enferme [le pouvoir] », écrit N. Poirier (p. 15). Quand la masse de refus devient masse de renversement, elle prend une tournure utopique, celle d’une valorisation de la métamorphose permanente, geste qui permet de se jouer des identités que le pouvoir impose (l’identité, c’est la mort) et d’être toujours nulle part ou, du moins, en assez de lieux pour faire trembler son identité (c’est-à-dire vivant).
Comme le concept de masse, celui de métamorphose est « équivoque », selon N. Poirier (p. 101). Le despote ou le tyran peuvent avoir recours à la métamorphose pour augmenter leur pouvoir, mais Canetti voit en elle la ressource par excellence de la résistance au pouvoir. Cela dit, tout comme les résistants renversent le pouvoir, le pouvoir peut à son tour « inverser » la métamorphose et ainsi l’annuler. Pour Canetti, la vie de la politique est un jeu protéen dans lequel la métamorphose sert aux despotes ou tyrans à tromper leurs sujets et à ces derniers à rester insaisissables.
La métamorphose canétienne est essentiellement « métamorphose de fuite ». Canetti écrit dans Le Cœur secret de l’horloge [16] : « Ce qu’il y a de merveilleux et de nécessaire à l’homme dans la métamorphose authentique, c’est son caractère de liberté. Comme on peut se métamorphoser en n’importe quoi et donc dans n’importe quel sens, il est impossible de prévoir quelle métamorphose se produira réellement. On se trouve à un carrefour s’ouvrant dans toutes les directions sans que l’on ne sache jamais à l’avance – et c’est ça le plus important – laquelle d’entre elles on choisira. »
La métamorphose, c’est l’élément de la liberté. Là où, dans la doctrine du libre arbitre, le sujet choisit entre deux possibilités, chez Canetti, il choisit entre deux métamorphoses. Parmi les hommes, les poètes ont un rapport particulier à la métamorphose, car ils ne sont pas occasionnellement, mais essentiellement métamorphose. Ils sont capables de « participer à toutes les vies » et de « témoigner de toutes les morts » et méritent, à ce titre, le nom de « gardiens des métamorphoses » que leur donne Canetti. On est ici dans une inversion exacte de la République et d’Ion.
Canetti. Les métamorphoses contre la puissance est une introduction à la philosophie politique de Canetti qui remplit bien sa fonction. L’auteur suit son chemin, ouvre des perspectives sur d’autres régions de l’œuvre-continent et ne cherche pas à en réduire les métamorphoses. Canetti n’est bien sûr pas un philosophe politique, mais le mouvement des métamorphoses de sa pensée interroge l’identité de la philosophie politique, il l’ouvre de l’extérieur, avec Hobbes et contre Hobbes, dans un va-et-vient entre anthropologie et massologie qui parcourt en tous sens l’histoire universelle.
Nicolas Poirier, Canetti : Les Métamorphoses contre la puissance, Paris, Michalon, 2017, 124 p., 12 euros.