L’ajout récent (en 2019), et controversé, de femmes dans le programme de terminale invite à réfléchir sur l’invisibilisation des femmes dans le champ de la philosophie. La barbe fait-elle le philosophe ? Et si c’était l’inverse ?
Introduction : (op)pressions épistémique, symbolique et politique
Dans un article du Figaro de juin 2019 qui revient sur l’élargissement de la liste des auteur.e.s du programme de philosophie de Terminale lié à la réforme du baccalauréat 2021, on apprend que cette évolution « fait polémique ». La liste est passée de 57 à 83 auteur.e.s (et non de 12 à 55 comme le dit l’article), sans compter les présocratiques ; elle contient désormais plus d’une femme, puisque Hannah Arendt côtoie à présent Simone de Beauvoir, Simone Weil, Jeanne Hersch, Iris Murdoch et Elizabeth Anscombe. Ont également été ajoutés des auteurs dits « non occidentaux » comme Avicenne ou Zhuangzi. Le journaliste constate lapidairement qu’il s’est agi « de faire plaisir à tout le monde », et se fait le porte-voix des critiques du président de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), Nicolas Franck, qui voit dans cet allongement un « gadget ». Celui-ci semble surtout sceptique à l’endroit des auteurs non occidentaux, et affirme que pour les étudier, « il faut avoir atteint une technicité qu’un élève n’a pas en terminale », l’enjeu étant « nul pour le bac, car ces auteurs ne seront jamais étudiés par quiconque, mais il a sans doute fallu répondre à une pression symbolique ou politique ».
À ces remarques, je réponds par quelques interrogations. Des auteurs comme Plotin, Anselme de Canterbury, Giambattista Vico ou Edmund Husserl – présents, je le rappelle, dans l’ « ancienne » liste – n’étaient-ils pas des auteurs « techniques » (et peu étudiés en classe, soyons honnêtes) ? Et s’il faut répondre par l’affirmative, ne peut-on pas envisager que la pédagogie et la didactique consistent précisément à rendre accessibles des concepts et des pensées qui semblent d’abord inaccessibles ? On est aussi en droit de se demander si la liste telle qu’elle existait, en tant qu’elle reflétait celle d’une tradition de l’histoire de la philosophie, était autre chose qu’une « pression symbolique ou politique ».
Que les défenseurs de l’ancienne liste se rassurent toutefois : on sait bien qu’une telle pression pour intégrer des auteur.e.s minoritaires est nécessaire, mais qu’elle reste insuffisante, de même que la parité formelle est souvent loin de refléter une parité réelle de participation. L’imperturbabilité semble d’autant plus de mise si on suit l’analyse menée par Geneviève Guilpain dans son article portant sur les professeur.e.s de philosophie qui abordent l’égalité des sexes dans leurs cours malgré « l’omerta relative au genre qui pèse sur la philosophie enseignée en France » (2018, p.90). Son hypothèse est qu’une telle omerta s’explique en partie par le rapport des professeur.e.s de philosophie français.es à leur institution : une certaine indifférence qui « s’accommode du plus grand conservatisme » et qui les rend « circonspects à l’égard de tout changement en profondeur » (ibid.). Franck a donc probablement raison sur un point : la liste n’étant pas positivement contraignante et l’exhaustivité n’étant ni possible ni souhaitable, il y a fort à parier qu’un nombre important d’enseignements en philosophie resteront ethno- et androcentrés.
Dire sans être entendu.e est une malédiction de minoritaire
D’un point de vue féministe, ces quelques ajouts dans une liste constituent donc une solution dérisoire et tardive, c’est pourquoi il me semble nécessaire de réfléchir à des phénomènes qui se produisent en amont, comme les différentes formes de décrédibilisation et d’invisibilisation des voix des femmes dans le champ de la philosophie : ainsi que le rappelait une récente tribune, beaucoup ne sont pas tant des auteures « mineures » que des auteures « minorées ». On peut avancer que les femmes, en philosophie (également), souffrent d’une « identité épistémologiquement défavorisée », autrement dit, de théories et de pratiques philosophiques qui ne sont pas démocratiques en tant qu’elles « maintiennent des critères de crédibilité qui avantagent des groupes privilégiés », pour reprendre Nancy Tuana (citée par Kristie Dotson, 2018, p. 19). Y aurait-il des styles plus ou moins philosophiquement crédibles ? La capacité des dominant.e.s à comprendre les paroles des dominé.e.s (à les percevoir autrement que comme un « bruit » [Rochefort, 1971]) est aussi un enjeu philosophique, puisqu’il s’agit de reconnaître un logos et non seulement une phônè [Rancière, 1995]). Dire sans être entendu.e est une malédiction de minoritaire.
Si les subalternes peuvent philosopher, ce n’est peut-être pas suivant les canons de la Philosophie avec une majuscule. Auraient-elles un style philosophique « Autre » ? Je souhaite suivre cette hypothèse et la pousser un cran plus loin. Les autrices de l’introduction du dossier « Philosopher en féministes » de la revue Recherches féministes en 2018 se demandent « Faut-il être un vieil homme blanc pour philosopher ? » Je vois quant à moi un intérêt heuristique à prendre au sérieux son pendant symétrique provocateur et improbable : « Faut-il être une femme pour philosopher ? »
Avant de répondre à cette question incongrue, je précise que les théories féministes constituent non seulement un objet de recherche mais également un cadre de réflexion pour mon travail ; or, les épistémologies féministes du standpoint visent à contrer l’illusion du « truc divin qui consiste à voir tout depuis nulle part » (Haraway 2007, p.116). C’est la raison pour laquelle je tiens à marquer le caractère situé de mon raisonnement, notamment en utilisant le pronom « je ». Ce « je » n’est toutefois pas un « Grand Sujet Individuel de la Pensée » (Le Dœuff, 2008 [1989]), mais il est un nœud parmi d’autres dans un réseau féminin et féministe, d’où le nombre important de citations qui émaillent ce texte. Pour cette raison et parce que les femmes philosophes tendent à être moins citées, moins mentionnées, moins connues, il me paraît justifié d’opter pour une politique citationnelle généreuse voire dispendieuse.
Philosophe, femme
On retrouve dans la figure du philosophe véhiculée par le sens commun un ensemble de traits qui semblent être l’apanage de la masculinité : assertivité, « pulsion de généralité » (expression de Ludwig Wittgenstein), abstraction (Smith, 1996), posture d’avocat du diable, etc. Tout cela conduit à croire que la philosophie « est une forme masculine de ferraillage », une « discussion “entre mecs” par-delà les siècles » et « un club qui sent le cigare et le vieux garçon », pour reprendre la description impertinente de Frédéric Pagès (2006, p.39). Barbara Cassin, (neuvième femme) élue à l’Académie française, semblait décrire la contrepartie de ce constat dans son discours récent pour la cérémonie de l’épée, dans lequel elle suggérait qu’il serait plus facile pour les femmes de se détourner de la recherche de l’Un, de la Vérité et de l’Universel. Elle qui, dans un ouvrage paru quelques semaines plus tôt et intitulé Homme, femme, philosophie, dialogue avec Alain Badiou et se voit présentée ainsi sur la quatrième de couverture : « Alain Badiou est platonicien (plutôt platonicien), Barbara Cassin est sophiste (plutôt sophiste). Cela a-t-il quelque chose à voir avec le fait qu’il soit un homme et qu’elle soit une femme ? » Associer « la femme » au « sophiste », c’est l’associer à la figure contre laquelle (une certaine) philosophie s’est construite ; celle qui est par exemple retenue dans les manuels scolaires ou dans les ouvrages d’introduction à la philosophie. La construction du philosophique contre la sophistique superposée à la distinction « homme, femme » charrie avec elle d’autres oppositions : convaincre/persuader, chien/loup, arguments de la logique/ornements de la rhétorique, dia-logue/séduction, etc.
Si l’on suit la philosophe Michèle Le Dœuff, cette distinction précède en réalité la constitution même des deux champs (comme le genre précède les sexes, pourrait-on ajouter). Le discours philosophique se crée en réprimant. En réprimant quoi ? La rhétorique, le discours séducteur, l’argument d’autorité, la sophistique ? « Anecdotes que tout cela. » répond Le Dœuff : « Je préfère avancer que ce quelque chose que la philosophie travaille à laisser en dehors d’elle ne peut être déterminé proprement. » C’est pourquoi ce « sans-nom » a besoin d’être symbolisé, que cette altérité insaisissable demande à être capturée par un signifiant disponible : la féminité. Les explications historiques et sociologiques au rejet du « féminin » dans la philosophie n’épuisent donc pas le problème. L’imaginaire misogyne qui imprègne l’histoire de la philosophie est essentiel à la construction même de la métaphysique. Le féminin (qui ne se confond pas avec pas les femmes réelles, même s’il pèse sur elles) est une métaphore qui permet d’expulser un tourment encombrant et gênant qui travaille la philosophie de l’intérieur : celui de sa relative indétermination, de son incomplétude, de son caractère pas-toujours-défini.
Face à une telle défense de l’identité philosophique, les femmes se trouvent, une fois de plus, face à un dilemme si elles ne remettent pas en question le cadre même dans lequel le problème est posé. Se demander « d’où parler ? » lorsqu’on est femme philosophe et qu’on admet les termes dans lesquelles la question se pose, revient à être placée face à une alternative insatisfaisante – soit se « réapproprier » ce féminin, soit le rejeter en bloc. Shannon Sullivan, dans son ouvrage consacré aux articulations entre féminisme et pragmatisme, souligne la dissonance dont les femmes philosophes peuvent faire l’expérience :
Pour sortir du dilemme, je propose un détour qui consiste à transposer à la question philosophique une analyse sociologique sur les liens entre genre et réussite scolaire. Comment expliquer le paradoxe qui fait que les garçons, dont les performances scolaires sont globalement moins bonnes que celles des filles, s’orientent davantage vers des filières d’excellence, plus valorisées et plus rentables sur le marché de l’emploi ? Voici une hypothèse. La socialisation des filles les met en accord avec les attentes de la culture scolaire et le « métier d’élève » (soumission à l’autorité, loisirs sérieux et confinés, discipline de soi, attitudes soigneuses, etc.), alors que les dispositions « masculines » incorporées par les garçons entrent en tension avec l’univers de l’école (ethos agonistique, turbulences et violences davantage acceptées, insoumission, etc.), ce qui expliquerait la plus grande réussite scolaire des premières. Toutefois, l’éducation féminine scolairo-compatible s’avère être un cadeau empoisonné fait aux filles puisqu’étant moins socialisées à la compétition et aux luttes de rivalité que les garçons, elles vont avoir tendance à se mettre en retrait lorsque la sélection scolaire et universitaire met les élèves et les étudiant.e.s en concurrence. Les garçons seront ainsi plus enclins à défier l’autorité et les verdicts concernant leur orientation (et à ne pas considérer qu’ils ne sont pas assez bons pour certaines filières), là où les filles se permettront moins de choix audacieux d’excellence. Dans ces dispositions acquises, ne retrouve-t-on pas la figure du philosophe querelleur, « ferrailleur », bagarreur, du côté des garçons et des hommes ? Certes, mais cela conduit souvent à adopter une certaine définition de la philosophie et du philosopher, définition qui est, selon moi, partielle.
Car si philosopher, c’est argumenter, ce n’est pas que cela. Réduire l’un à l’autre c’est prendre le risque de se perdre dans ce que Gilles Deleuze qualifiait d’ « exercice narcissique où chacun fait le beau à son tour » et où « très vite, on ne sait plus de quoi on parle » (Deleuze, 1991, 110), alors que l’une des questions philosophiques fondamentale reste « de quoi est-il question au juste ? ». Dans ce cas, le sentiment de sur-légitimité et l’arrogance peuvent empêcher la réflexivité et constituer un véritable obstacle épistémologique. À l’inverse, la non-assertivité « féminine » peut être le revers d’une précaution et d’une prudence qui ne sont pas étrangères à la méthode de notre discipline qui, rappelons-le, serait née d’une opposition à ceux qui prétendaient détenir la sagesse.
Tu philosophes comme une fille !
Et si la révérence et l’hésitation constituaient une plus grande perméabilité aux thèses adverses et donc à la (re)mise en question de (ses) présupposés ? Et si les qualités nées dans l’oppression des femmes étaient des qualités philosophiques, au premier rang desquelles le doute (de soi) ? Et si le syndrome de l’imposteurE méritait d’être traité non seulement comme un phénomène social, mais comme une « forme de régulation de la scientificité » assumée plus particulièrement par celles et ceux dont la légitimité n’est pas (encore) établie ? S’agirait-il là d’un paradoxal privilège épistémique des dominées, d’une « bénédiction ambivalente » pour reprendre une expression de Berenice Fisher (2018 [1981], p. 68) ? Vinciane Despret suggère dans un récent entretien (2019) que l’inappétence des femmes pour les grandes batailles théoriques peut être une aubaine. Revenant sur le fait que des femmes primatologues avaient observé davantage de choses que leurs confrères masculins dans les années 1960 (voir aussi Despret 2008 et 2009), elle rappelle que cette perspicacité était le résultat d’un temps plus long passé sur le terrain, qui était lui-même une conséquence de leur tendance à se mettre en retrait et à ne pas participer à la course aux postes universitaires, qui de toute façon étaient réservés aux hommes. Prendre le temps de prendre soin de ses objets d’étude, dans ce que Despret qualifie de « care théorique », cela permettrait d’être plus attentionnée et plus attentive. Mais cette attention est coûteuse, au sens le plus concret du terme.
Ainsi, au sujet des concours d’enseignement en France, Le Dœuff livrait dès 1980 (dans son très stimulant texte « Cheveux long, idées courtes ») des analyses peu consensuelles sur ce que serait un ethos philosophique féminin. Après avoir décortiqué depuis un prisme féministe la problématique maître-élèvE et la tendance à la mise en tutelle des étudiantes et chercheuses en philosophie par des professeurs et mandarins, elle cherche à souligner que l’anonymat des copies ne protège ni de la misogynie, ni de l’antiféminisme, ni des « préférences virilophiles ». Je me permets de la citer un peu longuement :
Il y a donc un risque réel à « revaloriser » le care théorique (et le care tout court) – qu’il soit le résultat d’une précarité dans l’institution académique ou qu’il constitue un obstacle pour réussir un concours donnant accès à un poste – si cette revalorisation est un vernis de reconnaissance sans redistribution, si elle se réduit à une romantisation sans repartage matériel. Si le care théorique est philosophiquement plus intéressant que le style ferrailleur mais que le second donne accès à des concours, des emplois, et donc des salaires, le porter aux nues en ignorant son coût serait une posture tragiquement idéaliste. Rappelons qu’en France seulement 36 % des maîtres.ses de conférences en philosophie sont des femmes, et que leur part se réduit à 23 % pour les professeur.e.s d’université. Les proportions plus déséquilibrées encore pour les professeur.e.s en « classe exceptionnelle », puisqu’on trouve 4 femmes pour 51 hommes. Les deux dimensions fonctionnent évidemment ensemble ; ainsi, lorsqu’une discipline est associée aux fulgurances géniales et au talent pur (plutôt qu’au travail minutieux et à l’attention concrète), les femmes se voient sous-représentées en son sein – et à cet égard, la philosophie semble occuper une place paroxystique parmi les lettres et sciences humaines (tiré de Leslie, Cimpian, Meyer et Freeland, 2015) :
Du fait des enjeux matériels qui accompagnent le problème, je n’irais pas jusqu’à qualifier de « chance » ce que Despret décrit en ces termes : « Peut-être est-ce une chance pour la connaissance de défricher un terrain sans ambition, sans autre but que d’observer ce qui s’y trame, sans anticiper le résultat publiable ? » (p. 9-10).
À condition donc de ne pas évacuer les implications sonnantes et trébuchantes, on peut reconnaître le potentiel subversif que porte la socialisation féminine pour la pratique philosophique, et en particulier lorsque celle-ci se veut féministe. C’est une des conclusions qu’on peut tirer de l’article de Marie-Anne Casselot intitulé « Pour une phénoménologie féministe du doute », dont la démarche vise à établir un continuum entre le doute féminin et le doute féministe en quatre temps :
1) le doute (de soi) féminin individuel est issu de la socialisation genrée ;
2) l’hésitation est un affect intersubjectif ;
3) le doute est lié à une forme de défiance envers la classe des femmes, défiance qui conduit les femmes à se méfier du regard qu’on porte sur elles ;
4) le doute féministe est une posture de résistance résultant d’une prise de conscience et qui implique de « se méfier productivement ».
Elle propose notamment une analogie entre la phénoménologie d’Iris Marion Young développée dans l’article « Lancer comme une fille » (qui s’attache à montrer les inégalités genrées dans l’appropriation de l’espace, la motilité – faculté de se mouvoir – et la mobilité – le fait de se mouvoir) et l’orientation dans la pensée féminine. Young théorise une intentionnalité entravée des femmes qui se manifeste spatialement et corporellement (gestes peu amples, relative immobilité, etc.), et dans laquelle tout « je peux » semble retenu par un « je ne peux pas » « auto-imposé ». Casselot suggère qu’il en irait de même dans le cheminement spéculatif. Mais si ce « je ne peux pas » finit par être intériorisé, il me semble qu’il est d’abord imposé du dehors ; que la mise en cause par d’autres précède la remise en question de soi par soi. De plus, on peut adresser à cette idée du « philosopher comme une fille » les mêmes critiques que celles qui ont été formulées contre Young, à commencer par celle portant sur l’essentialisation. De la reconnaissance d’une façon de philosopher non-dominante à la glorification différentialiste d’une version philosophique de l’ « écriture féminine », il n’y a qu’un pas. Afin de ne pas faire fixation sur la différence, il serait plus juste de parler d’un style minoritaire, au sens du devenir-minoritaire de Deleuze et Guattari qui s’entend comme une ligne de fuite par rapport à des pratiques majoritaires, hégémoniques et normatives. Le devenir-minoritaire est une subjectivation qui échappe au dispositif d’assujettissement qui l’a engendrée, parce qu’elle est un écart (vis-à-vis d’une figure subjective normative – « l’Homme », par exemple), un devenir sans terme (sans « devenu »). S’il y a essentialisme, il est donc « stratégique », pour reprendre l’expression de Gayatri Spivak ; il est relatif, critique, contestataire. On philosophe comme si on était une fille et on philosophe en tant que féministe.
Conclusion : pour des « objets pas très propres »
Revenons à notre liste de philosophes, afin de montrer qu’il est nécessaire de distinguer « féminisation » et devenir-minoritaire de la philosophie. Il importe de garder à l’esprit que l’ajout de femmes dans des corpus peut tout à fait s’opérer sans mettre en question les façons « acceptables » de faire de la philosophie. Soulignons que dans le programme de Terminale, seules des autrices incontestablement inscrites et identifiées au sein du champ – dans ce qu’il a de plus classique et balisé – ont été retenues (pas de Rosa Luxembourg ou de Margaret Mead, par exemple, alors que Claude Lévi-Strauss et Raymond Aron ont une place). Un processus comme la féminisation d’un champ peut ainsi paradoxalement conduire à un phénomène de rigidification d’une tradition. D’où l’importance de réfléchir aux façons peu convenues de philosopher. Dans l’entretien déjà mentionné, Despret avance qu’elle était « mal partie dans la vie » en tant que femme et philosophe belge s’intéressant aux animaux. Elle fait le lien entre son parcours féminin et « les objets pas très propres, pas convenables, considérés comme sans intérêts par la philosophie parce qu’ils n’aboutissent pas à de grands concepts » (2019, p. 9) qu’elle a choisi d’étudier. Il me semble que le féminisme est une belle occasion pour la philosophie de se salir les doigts, par exemple avec des « concepts à la sueur » [sweaty concepts], pour reprendre une idée de Sara Ahmed, c’est-à-dire des concepts qui émanent d’une description au plus près de la concrétude. Cette réorientation dans la pensée ne va pas sans rappeler le rejet de la « course » à la théorie pure que revendique Barbara Christian dans un article qui a fait date (1987), et dont le jeu de mots dans le titre (« The Race for Theory ») indique qu’une telle course conduit à ignorer les formes de théorisations qui ne passent pas par des « idées fixes » (p.52) et qui s’avèrent souvent être non-blanches. La tentation est grande pour les penseur.e.s marginalisé.e.s de chercher à se rapprocher des normes dominantes, voire à faire preuve d’hypercorrection, suivant une logique analogue à celle de la respectability politics. Nous deviendrions alors plus royalistes que le philosophe-roi. Ce serait, je crois, un sacré gâchis. Plutôt « hors-la-philosophie » que gardienne du temple.