Voltaire n’avait jamais vu d’inventrices. Une étude sur les femmes entrepreneurs dans la France du XIXe siècle révèle une autre réalité.
Reste à faire s’épanouir le formidable potentiel créatif de la moitié de l’humanité.
Pas de femmes inventrices ?
Steve, Larry et Serguei, Jack, Elon, Brian et Joe, Travis. Et aussi Frédéric, Alain, Jean-Baptiste, Eric… Que des garçons. Les pionniers d’Apple, Google, Alibaba, Tesla, AirBnB, Uber, et aussi de Blablacar, Carmat ,Criteo et Withings sont tous de sexe masculin. Ce constat semble faire écho, à travers les siècles, au propos de ce vieux misogyne de Voltaire dans son Dictionnaire philosophique : « On a vu des femmes très savantes comme il en fut de guerrières, mais il n’y en a jamais d’inventrices ». La réalité est sans doute différente. Une spécialiste d’histoire économique, Zorina Khan, qui enseigne dans une université américaine du Maine, Bowdoin College, le montre en scrutant ce qui s’est passé… en France au XIXe siècle (1). Et ce passé déjà lointain est précieux pour forger notre avenir.
A première vue, c’est simple. Dans un article définitif paru en 1900 sur « Le génie de l’invention chez les femmes », le docteur Antoine de Neuville explique que les Françaises n’inventent rien, contrairement aux Américaines. Et si elles déposent des brevets lorsqu’elles dirigent une entreprise, c’est en s’emparant des trouvailles de leurs employés. Seule la fabrication de corsets échapperait à cette loi d’airain ! Ce jugement à l’emporte-pièce révèle cependant qu’il était normal, aux yeux du docteur de Neuville, que les femmes dirigent des entreprises, et qu’elles brevettent des inventions. Zorina Khan a recensé tous les brevets déposés en France pendant la première moitié du XIX° siècle. Les femmes en ont déposé 2,4% du total. C’est une toute petite proportion… mais deux fois plus élevée qu’aux Etats-Unis sur la même période. Et la loi entravait à l’époque l’initiative féminine en plaçant l’épouse sous la tutelle juridique et économique de son mari.
Un examen plus attentif révèle que nombre des brevets déposés par des femmes couvraient des procédés effectivement mis au point par des femmes, comme par exemple le biberon breveté en 1824 et 1826 par une sage-femme, Marie Breton. Les inventrices étaient nombreuses dans le corset – ici, Neuville avait raison. Elles étaient aussi actives dans tout ce qui touche à l’imprimerie. Eugénie Niboyet, écrivaine féministe, obtint un brevet en 1838 pour une encre indélébile. Eulalie Lebel, fille et femme d’imprimeur bientôt abandonnée par son mari, a déposé quatre brevets avec son fils Henri pour des procédés d’impression distingués par des médailles lors de foires industrielles à Paris et Londres.
“L’envol des veuves”
Mais le plus impressionnant à l’époque, c’est « l’envol des veuves ». Si le décès du mari était une épreuve morale et souvent économique, c’était aussi l’occasion de libérer des énergies et de révéler des potentiels. D’après les calculs de Khan, plus de 40% des femmes distinguées par des récompenses lors des expositions industrielles étaient des veuves ! Une marque témoigne encore aujourd’hui de ce dynamisme : c’est le champagne Veuve Clicquot. A 27 ans, Barbe-Nicole Clicquot prend la tête d’une petite entreprise de champagne suite à la mort de son époux en 1805. Innovation technique : elle invente la table de remuage, qui permet d’obtenir des vins plus limpides. Innovation commerciale : elle envoie ses représentants à travers toute l’Europe, quelles que soient les difficultés. En 1814, son navire arrive le premier à Saint-Pétersbourg pour vendre aux Russes le champagne à sabrer en l’honneur de la chute de Napoléon…
Au XIXe siècle, bien d’autres veuves ont connu des succès économiques fondés sur l’innovation. Après le décès de son mari en 1806, la veuve de Dietrich réoriente l’entreprise sidérurgique alsacienne vers la construction mécanique, avec maints brevets innovants à la clé. Elle sera aussi précurseur (un mot qui n’a pas de féminin) en matière de design industriel. La veuve Gévelot, elle, a perfectionné les cartouches de feu son mari, déposant bien plus de brevets que lui. Sensitive Armfield, elle, était la fille d’un industriel anglais émigré en Indre-et-Loire en 1806, où il finança la création d’une filature. Elle épousa le partenaire de son père, qui meurt en 1828. Elle prend alors les rênes de l’entreprise, introduit de nouvelles technologies, fait venir à ses côtés deux frères entrepreneurs, remporte des médailles. La firme existe encore aujourd’hui : elle s’appelle Toiles de Mayenne.
Le rôle des entreprises familiales
Ces chiffres et ces histoires montrent que les femmes savaient innover dans une France qui s’industrialisaient. Il est possible d’en tirer deux leçons essentielles pour l’avenir. D’abord, le rôle des entreprises familiales. La plupart des succès féminins du début du XIXe siècle ont éclot au sein d’entreprises familiales, reprises par des veuves ou des filles. Ces entreprises « peuvent offrir un canal pour les compétences et les aptitudes d’individus qui sont des membres relativement désavantagés de la société », en déduit Khan. Le « capitalisme d’héritiers », pour reprendre le titre du réquisitoire publié par l’économiste Thomas Philippon en 2007, peut certes faire preuve de faiblesses mises en avant dans une série de travaux de recherche : rentabilité limitée, risque de faillite, conservatisme. Mais il peut aussi épanouir des talents qui n’auraient pas trouvé leur chemin ailleurs. Le capitalisme trouvera son avenir non pas seulement dans la seule grande entreprise cotée mais dans la diversité des modèles, où prendront leur place le private equity, la firme familiale, des formes coopératives, les entreprises à objet social étendu, les mutuelles, etc.
La seconde leçon, elle, est plus simple : quand l’humanité aura trouvé le moyen de faire s’exprimer vraiment la créativité des Laura, des Yasmina, des Thuy, des Fatou, des Jiao, des Nina, elle aura retrouvé le chemin d’une vraie croissance.
(1) « Invisible Women : Entrepreneurship, Innovation and Family Firms in France during Early Industrialization” , par Zorina Khan, NBER Working Papers n°20854, janvier 2015.