Juin 1938, Freud s’exile à Londres en passant par Paris. La presse française de l’époque raconte son itinéraire et conclut : « Comme Galilée, comme Darwin, il blesse les hommes dans leur vanité en s’efforçant de les éclairer et de les guérir. Malheur à qui veut dissiper l’illusion et le mensonge ! »

Freud à Paris 

L’hebdomadaire VOILA « Hebdomadaire du reportage paraissant chaque vendredi », ancêtre de nos revues people, consacra sa quatrième à Sigmund Freud au cours de son ultime passage à Paris, brève halte sur son voyage d’exil, Ce texte est paru dans le numéro du 17 juin 1938. Nous devons à l’amitié de Patrick Belamich de pouvoir le publier ici.

 Ce périodique fut fondé en 1931 par Gaston Gallimard après le lancement de Détective. Il fut dirigé par les frères Kessel, Joseph et Georges, puis par Florent Fills. Il parut jusqu’au début de la seconde guerre mondiale. Simenon, Albert Londres ou encore Henry de Montfried et l’aviateur Mermoz y participèrent.

Infatigable voyageur de la pensée, Freud s’est déplacé le moins possible. Au cours de cette existence tendue, méditative et perspicace, quatre voyages : à Paris, en 1885, chez l’illustre Charcot ; à Nancy, en 1889, chez le professeur Bernheim : en Amérique, en 1906, pour une semaine de conférences. Le quatrième voyage de Freud fut nécessité par une opération chirurgicale. C’est ainsi qu’il alla à Berlin.

Il vient d’entreprendre son cinquième voyage, le voyage d’exil.

Naissance et gloire de la psychanalyse

Jeune privat-docent, cet intrépide explorateur des craintes et des désirs de l’homme, pouvait devenir un pharmacologue, un neurologue hors pair. Ses premiers travaux, en effet, furent un traité sur l’action analgésiante de la cocaïne, et une étude des paralysies infantiles,et, sur ces deux sujets, les conclusions du jeune savant, au bout de quarante ans n’ont pas été démenties.

Ainsi débutait dans la recherche scientifique cet homme à qui on fait grief de négliger les conditions d’évolution organique des maladies qu’il entreprenait de guérir par une méthode nouvelle.

C’est en France, c’est au contact d’une pensée française, c’est d’un entretien avec Charcot que jaillit l’étincelle qui féconda l’imaginaire scientifique de Freud : ces troubles mentaux, ces névroses inexplicables attribués jusque-là à des lésions organiques, ou à des causes infectieuses sans que l’on parvînt à localiser le mal, sans que l’on pût agir efficacement sur la cause, ces maladies de l’esprit ne seraient-elles pas la production directe de l’esprit lui-même, le témoignage visible d’un drame déroulé dans les parties profondes de l’être ?

De retour à Vienne, guidé d’abord par un confrère ami, il va approfondir cette idée de la psychogénèse, mais lorsqu’il veut appliquer son hypothèse au traitement de l’hystérie, tant d’audace épouvante son collaborateur ; ils se séparent.

Désormais, seul, avec une sûre minutie, il bâtit son œuvre, au milieu d’attaques incessantes, de l’incompréhension, des ricanements ou même des francs rires de ses collègues ! Et aussi parmi les difficultés matérielles. Car chaque jour s’accroissent ses charges privées. Lui qu’on représente comme un révolutionnaire et un destructeur de la morale est, en réalité, le plus digne des époux et des pères de famille, le plus paisible des bourgeois de Vienne.

Deux fois la semaine, on peut le voir au Café Central, lisant les journaux français tout en fumant son trabuco. Aux tables voisines tous les beaux esprits de la ville, tous ceux à qui l’on s’accorde pour prédire de hautes destinées : les Karl Krauss, les Victor Loos, les Altenberg. À voir ces intellectuels, à entendre leurs conversations brillantes, on ne soupçonnerait guère que le petit homme modeste, ridé et silencieux perdu dans la fumée de son cigare, a fait jaillir la lumière de l’intelligence en des lieux où les plus hardis n’osaient point pénétrer.

À l’étranger, il est déjà célèbre. En Suisse, des psychiatres ont étendu ses théories sur les états mentaux aux confins de la folie caractérisée, et ils les appliquent avec intrépidité. En France, dès 1904, Kosttileff et Morichau-Beauchant le font connaître les premiers.

L’Allemagne demeure dédaigneuse, presque hostile. C’est que Freud n’a ni titres honorifiques, ni bonnet carré, qu’il ignore les hiérarchies diplômées, qu’il est indépendant et qu’il est seul.

Survient la grande guerre multipliant toutes les sortes de névrose. Les adversaires de Freud vont en tirer argument : n’est-ce pas la preuve que la sexualité n’explique pas tout, que le canon, l’angoisse, la terreur engendrent des psychopathies ? Mais lui, par une foule d’observations et d’analyses, démontre que le conflit sexuel, même chez les hystériques de guerre, est souvent le véritable point de départ de la maladie.

Aussi son influence grandit partout. Déjà, les psychanalystes qualifiés qui suivent ses leçons sont réunis dans une association internationale. Quinze groupements nationaux, vingt revues propagent ses théories, et des congrès, tenus régulièrement, sont suivis par des centaines de médecins et de savants de tous les pays.

C’est la gloire. Freud a organisé, à Vienne, avec sa famille et quelques amis, une véritable société freudienne.

Le bureau central de cet office installé dans la Bourse de Vienne publie non seulement les œuvres du maître, des journaux, mais exploite la gloire du grand homme. On y fabrique de petits bustes de plâtre à son image et des médailles de piété destinées à l’adoration des fidèles.

Cette société fonctionne à l’image de ce entreprises de propragation religieuse, chacun en tirant bénéfices et profits sous l’égide du grand homme…

La vérité sur le freudisme

L’essentiel de sa doctrine est connue. Selon Freud, nous sommes mus par des sentiments inavoués ; nos raisons profondes d’agir sont souvent inconnues ; si donc nous voulons agir selon notre conscience humaine et les modalités de notre être, il importe d’abord de nous connaître « à fond ».

Par l’interprétation psychanalytique des rêves, le film de notre vie mentale peut être reconstitué et déroulé à partir des toutes premières impressions, de ces impressions d’enfance dont l’influence est si profonde et si décisive. Pour guérir le malade asservi à ces souvenirs lointains, il faut lui rendre la conscience nette de faits oubliés, enfouis, de désirs refoulés dans l’inconscient. Il faut faire remonter ces images à la surface.

Le danger de ces impressions obscures est qu’elles se rattachent étroitement aux instincts essentiels, primitifs de la sexualité infantile. Et voilà, ce qui dans l’œuvre de Freud, a si vivement choqué. Comment ses contradicteurs n’auraient-ils pas aperçu que la pensée freudienne, représentée par eux comme immorale et irréligieuse, rejoint d’un part la notion du péché originel, de l’autre celle de la rémission des péchés par la confession. Loin de nier la valeur des disciplines religieuses, Freud en a mieux que quiconque montré les heureux effets de sublimation mais, en même temps, il met en garde les parents et les éducateurs contre la fameuse tendance à croire que les instincts sexuels comprimés et refoulés cessent, par là même, d’exister et de nuire. Sa doctrine aboutit, en réalité, au stoïcisme chrétien.

L’exil

Dès les premiers jours de l’Anschluss, l’illustre vieillard doit comparaître en personne au poste nazi, avec sa femme et ses enfants ; ses livres seront confisqués, ses biens saisis. La maison d’édition qu’il a fondée est placée sous séquestre.

Autrichien fier de sa patrie, Viennois attaché a sa ville si noblement couronnée par la civilisation allemande, indifférent à la politique, absorbé par sa recherche, il souhaiterait d’y finir ses jours. Enfin, cédant aux instances des siens, à ses admirateurs qui l’appellent de toutes parts, il se résigne à l’exil. Malade, il vient d’être opéré pour la seconde fois ; mais, dans ce corps meurtri, la flamme veille, haute et pure.

Plus heureux que d’autres hommes, le savant emporte partout avec soi ses raisons de vivre et de lutter. Pourvu à Londres d’une chaire à l’Université, il y retrouve une atmosphère favorable. Pourtant, sur certains problèmes actuels, socialisme, hitlérisme, il expose des vues qui font scandale.

Comme Galilée, comme Darwin, il blesse les hommes dans leur vanité en s’efforçant de les éclairer et de les guérir. Malheur à qui veut dissiper l’illusion et le mensonge ! »

Lire l’article sur le blog d’Olivier Douville