La crise couve-t-elle à l’Ecole nationale d’administration (ENA) ? Dans un même mouvement, plusieurs élèves dénoncent un fonctionnement élitiste et inadapté de l’institution, ainsi que des cas de harcèlement.

Alors que le président de la République Emmanuel Macron a lancé le débat sur la haute fonction publique il y a presqu’un an et que l’avocat Frédéric Thiriez a rendu un rapport, le 18 février, visant à réformer le système en profondeur, certains étudiants de la prestigieuse école, tous issus de la promotion Molière (2018-2019), ont écrit un « retour d’expérience » particulièrement sévère sur la formation suivie.

Ce document, dont Le Monde a obtenu une copie, rédigé anonymement par « une vingtaine d’élèves » (sur 81), peut-on lire dans le rapport, a été envoyé à la direction la semaine dernière. Le but des auteurs est de faire progresser leur école ; ils font d’ailleurs de nombreuses propositions. Mais cela passe par un constat sans concession. Le document décrit par le menu les principales failles d’une scolarité particulièrement prestigieuse.

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L’un des éléments les plus spectaculaires concerne le traitement qui est réservé aux cas de harcèlement moral et sexuel durant la scolarité. Dans ce document, des élèves de l’ENA affirment avoir subi des comportements abusifs. Au point qu’une intervenante leur a confié « avoir entendu bien plus de témoignages de harcèlement qu’elle n’aurait cru possible ». Sans faire état de cas précis, le rapport regrette que cela touche, par exemple, « trop souvent » les élèves en période de stage.

« Aucun dispositif d’alerte ni d’aide »

Or « l’école néglige ce sujet, regrettent les auteurs. Aucun dispositif d’alerte ni d’aide n’existe. » Le harcèlement sexiste est même « un impensé de l’école », estiment ces étudiants, avant de résumer la situation : « Des élèves qui partent en stage sans aucun outil pour faire face à ces situations, un personnel incapable d’entendre et d’aider les élèves harcelés, des situations qui se répètent d’année en année. » La notation des stages ne tiendrait aucun compte de ces situations. Mieux, « l’école persiste à envoyer des stagiaires aux maîtres de stage dont le comportement abusif a été signalé ».

Des accusations que la direction de l’école dément. « Il y a des maîtres de stage à qui l’on a dit : C’est fini, vous n’êtes ni un bon pédagogue ni un bon exemple »,assure au Monde Thierry Rogelet, directeur des enseignements. M. Rogelet reconnaît que la direction avait eu connaissance de « deux cas » pour ce qui concerne la promotion Molière. « Cela a été traité », affirme-t-il. Pour mieux recueillir la parole des élèves ayant eu à subir du harcèlement, qu’il soit moral, sexiste ou sexuel, l’ENA a décidé, après la lecture de ce rapport, de mettre en place une cellule d’écoute « indépendante » d’ici au 1er mars.

Dans le même ordre d’idée, les énarques de la promotion Molière regrettent qu’« aucun dispositif établi de détection et de prévention des risques psychosociaux » n’existe à l’ENA, alors que « des cas de burn-out et de dépressions passagères ont pu être observés, tant en stage que pendant la scolarité ».

Soulignant « l’absence de reconnaissance des élèves, de leur travail, de leur expérience et de leurs efforts, notamment de la part de la direction », le document assure que « la scolarité place les élèves dans une situation de fragilité et de forte pression ».

Le classement de sortie, un « archaïsme »

En filigrane, une ombre apparaît : celle du classement de sortie, le chrême qui fait les rois. Le niveau atteint dans les épreuves finales détermine le choix de telle ou telle administration. Un cap important au début de la vie professionnelle. Les douze à quinze meilleurs, la « botte », décrochent le Graal : les grands corps (Conseil d’Etat, Cour des comptes, inspection générale des finances).

Le rapport confirme les conséquences désastreuses que cela entraîne pour toute la scolarité. Cet enjeu immense place les élèves sous pression et les fragilise dans des situations où ils peuvent penser avoir beaucoup à perdre – si leur directeur de stage, quoique abusif, leur attribue une mauvaise note, par exemple.

Le classement de sortie, que la mission Thiriez considère comme « un archaïsme » à supprimer, dénature toute la formation, à en croire les Molière. Selon eux, « l’ENA classe et formate plus qu’elle ne forme ». La logique consistant à faire émerger une élite destinée aux fonctions les plus prestigieuses de l’Etat conduit l’école à « discriminer par rapport à un idéal type d’énarque » : « De jeunes hauts fonctionnaires hommes inexpérimentés, issus des grandes écoles et des beaux quartiers parisiens. » La formation est adaptée à leur profil. Et les épreuves du concours d’entrée étant très proches de celles du classement de sortie, cela permet à ces étudiants brillants de passer de Sciences Po Paris aux grands corps sans coup férir. Conséquence vertigineuse : le classement, censé empêcher le favoritisme et la cooptation, les renforce. Ces élèves sont en effet surreprésentés dans les meilleures places finales, « ce qui contredit l’idée de mérite ».

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Car cela se fait au détriment de ceux qui n’ont pas ce profil, notent les auteurs du rapport. C’est-à-dire essentiellement les élèves qui ont intégré l’ENA par le « concours interne » (ouvert à des fonctionnaires ayant au moins quatre années d’expérience professionnelle) ou par le « troisième concours » (pour les professionnels du privé ayant déjà travaillé au moins huit ans). Ces élèves-là, plus âgés, plus souvent des femmes et plus souvent provinciaux, pâtiraient d’« un certain discrédit ». Leur expérience est ignorée et certains d’entre eux se sont même vu reprocher de « ne pas avoir les codes ».

Effets pervers

Cet élitisme conduit surtout l’école à négliger son rôle premier : former des hauts fonctionnaires capables de diriger une équipe ou un service, de travailler en équipe, de conduire un projet.

« L’ENA ne propose pas de véritable enseignement en management », déplorent les auteurs du rapport. Au contraire, la perspective du classement de sortie développe « l’individualisme, l’utilitarisme, le conformisme et les rivalités pour accéder aux postes de prestige ». Et il entraîne des effets pervers : même si cela semble ne pas être vraiment le cas des Molière, « finir dans la botte implique ainsi généralement de sécher le plus grand nombre de cours possible, afin de se consacrer aux révisions des épreuves de classement ». Si bien qu’« adopter un comportement vertueux » conduit à hypothéquer ses chances de débouchés.

Cela produit de l’amertume, à en croire les Molière, renforcée par les conditions dans lesquelles la compétition est organisée. Les épreuves finales, dont les attendus ne sont pas toujours clairs, ne font pas l’objet d’« une restitution qui permettrait aux élèves de comprendre leur notation ». Ce « manque de transparence » et d’explication « alimente l’idée d’une manipulation de l’évaluation chiffrée par l’école », constate le rapport. Le classement de sortie des Molière est d’ailleurs aujourd’hui contesté en justice : dans l’une des épreuves, le président du jury avait été maître de stage d’un candidat.

La direction de l’école semble consciente des limites d’une scolarité tournée vers l’unique objectif du classement. Les épreuves finales sont « trop proches de celles du concours d’entrée, reconnaît M. Rogelet. On ne voit donc pas la valeur ajoutée de la scolarité, et le classement d’entrée se retrouve à la sortie. Si le principe du classement devait être conservé, il faut impérativement qu’il porte sur d’autres épreuves, moins contradictoires avec l’approche par compétences que nous voulons développer ».

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