Les grandes écoles de commerce françaises (HEC, Essec, Edhec), qui forment les élites et se disent à la pointe de la modernité, laissent prospérer les comportements indignes et dégradants, comme le montrent les films, photos et documents que nous avons recueillis.

Ces écoles se classent parmi les meilleures du monde et sont censées participer du rayonnement de la France. Elles se disent à la pointe de l’innovation, de la modernité. Elles ont formé un quart des patrons actuels du CAC 40, certains ministres, et se vantent de façonner les élites de demain. Mais au vu de notre enquête, elles continuent de tolérer dans l’indifférence générale des violences sexistes et sexuelles, et perpétuent une misogynie rance.

Car ce ne sont pas des cas isolés que nous avons décidé de raconter, des anecdotes d’étudiants avinés qui auraient ici ou là dérapé.

Ce sont des violences systémiques, connues et acceptées. Bien sûr, les directions de HEC, de l’Essec et de l’Edhec nous ont répondu qu’elles avaient pris des mesures ces dernières années. Mais pas de trace ici des dispositifs en cours d’installation à l’université ou dans certains établissements privés comme Sciences-Po Paris : aucune de ces écoles n’a nommé de référents formés aux violences sexuelles et sexistes, ni mis en place de cellule d’écoute dédiée. HEC nous assure que des dispositifs précis ont été créés pour faciliter le signalement des comportements inadéquats, sans pour autant les détailler… et sans qu’aucun des étudiants interrogés par Mediapart, déjà diplômés ou encore à HEC, soit au courant. Quant à l’Essec et à l’Edhec, rien. Les étudiants victimes de harcèlement ou de violences sexistes ou sexuelles sont démunis.

Sur ces campus isolés, les traditions de bizutage, de harcèlement, les attouchements sexuels et le sexisme traditionnel sont loin d’avoir disparu. Les très nombreux témoignages que nous avons recueillis auprès d’élèves ayant fréquenté ces écoles au cours des dix dernières années l’illustrent. Les vidéos, photos, courriels et échanges WhatsApp que nous avons récupérés le prouvent.

À Jouy-en-Josas (HEC), Cergy (Essec) ou Lille (Edhec), les étudiants des campus, déconnectés des centres-ville, vivent en vase clos. Et selon les élèves, cet isolement favorise les dérives.

Avec une excuse qui a exonéré des générations d’étudiants : après plusieurs années de « classe prépa » à travailler comme des brutes, il serait bien normal de se lâcher un peu. « Ces campus sont des enclaves temporelles dans lesquelles les étudiants sont convaincus qu’il faut qu’ils profitent au maximum de leur jeunesse. C’est un lâchage institutionnalisé », analyse ainsi Isabelle Clair, sociologue au CNRS, qui travaille à l’intersection des problématiques de genre, de sexualité, de jeunesse et de féminisme.

Un avis partagé par Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche émérite au CNRS-Cevipof, qui travaille sur le thème « genre et politique » : « Ces écoles sont de mini-sociétés fermées et élitistes. L’origine sociale très majoritairement aisée des étudiants leur procure un sentiment d’impunité, ils n’ont pas l’impression de franchir de limites. »

En octobre 2018, une enquête en forme de sondage a été menée en interne à HEC par l’association QPV HEC. Plus de 700 étudiants (l’école accueille 1 600 étudiants par promotion) se sont exprimés sur le sexisme. Les résultats et les témoignages sont sans appel : 80 % des filles interrogées et 62 % des garçons interrogés trouvent les traditions à HEC « sexistes ou très sexistes ». Pour 55 % du panel, ce sont les clubs de sport masculins qui sont les principaux vecteurs de ce sexisme ambiant.

Exemple parfait : le club de foot de HEC. Nous avons appris qu’avant chaque « POW » – « party of the week » (« soirée de la semaine »), le football club de HEC définissait la « chatte fraîche ». Le concept ?

Le temps d’une soirée, une étudiante devient la cible avec laquelle il faut coucher. L’élue doit donc passer sa soirée à repousser les assauts de garçons alcoolisés qui pensent gagner des points de respectabilité en tentant leur chance. Interrogée, la direction de l’école nous certifie que cette pratique n’a plus cours depuis 2017.

Le rugby club de HEC a lui aussi des traditions misogynes bien ancrées. Nous avons par exemple retrouvé le « recensement » de filles de la promotion 2016. La description de ces 29 filles, sous forme de diaporama PowerPoint, est accompagnée des noms, photos (visage coupé) et de descriptions : « De longues jambes qui ne demandent qu’à être écartées, un corps sensuel qui ne demande qu’à être déshabillé », pour décrire l’une. « Une très faible résistance aux valeurs de l’éthyle en fait une proie toute désignée même si sobre elle n’est déjà point farouche », est-il dit d’une autre.

Sur certaines des diapositives, les membres du rugby club ont cru bon d’ajouter le numéro de portable de l’étudiante, parfois même son numéro de chambre sur le campus. Si elles couchent avec au moins cinq membres du club, ces étudiantes gagnent le titre de « sénatrice ».

Pour Isabelle Clair, du CNRS, ces dérives portent un nom : « le stigmate de la putain ». « Sur le campus, l’étudiante n’est ni une soeur, ni la fille de son père, ni la petite copine : c’est la fille publique, qui n’appartient à personne et donc à tout le monde. Elle a accepté inconsciemment sa place, qui sera soit celle de la salope si elle couche avec des garçons, soit celle de la coincée si elle se coupe de la vie sociale. Elle est bloquée. »

De nombreux membres du rugby club HEC font aussi partie du Zinc, qui est à la fois le nom d’une association très populaire de l’école et celui d’un des deux bars du campus.

L’association ne compte qu’une seule fille, surnommée « la maman du Zinc ». Son rôle ? S’occuper des étudiants trop soûls. Il lui est interdit d’avoir une relation amoureuse ou sexuelle avec un membre de l’association.

Pour Isabelle Clair, « c’est l’archétype de la femme au foyer du XXe siècle, qui s’occupe de l’homme et nie ses propres désirs. Cela témoigne d’un phénomène lié à la bourgeoisie, très représentée dans ces écoles. Il faut afficher un progressisme sur ces questions, le tout en perpétuant des traditions sexistes ».

De façon plus générale, les étudiantes sont présentes dans la vie associative de l’école, mais absentes des associations qui ont le plus de poids, et dans lesquelles on voit défiler, année après année, de futurs dirigeants mais aussi de futurs ministres ou élus (46 députés actuels sont passés par une grande école de commerce).

À titre d’exemple, une liste BDE (bureau des élèves) intitulée « Pheno men » était notamment constituée en 2003 de Stanislas Guerini (actuellement député et patron de LREM) et de Cédric O (secrétaire d’État chargé du numérique). Elle remporta d’ailleurs la campagne et organisa cette année-là une fameuse soirée de désintégration intitulée « Lord of the Strings », avec une promesse « de strings à perte de vue »… Interrogés et relancés à plusieurs reprises par Mediapart sur la vision des femmes qu’ils avaient à l’époque, et sur le regard qu’ils portent aujourd’hui sur cette période de leur vie, les deux hommes n’ont pas répondu.

« Open bar si tu verses un demi sur ton teeshirt blanc sans t’être fait chier à mettre un soutif »

Une conversation Facebook entre membres du Zinc, à laquelle nous avons eu accès, révèle par ailleurs en 2015 l’homophobie ambiante. Le motif ? L’association gay de HEC, « In n Out », s’est inspirée du logo du Zinc pour son propre logo.

L’association gay de l’école décide alors d’envoyer un courriel à la promotion tout entière, pour que les actes homophobes cessent sur le campus. « C’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La même année, la chambre d’un étudiant ouvertement homosexuel a été saccagée. Les casseurs sont passés par une chambre mitoyenne, sans rien toucher, c’était vraiment ciblé », nous explique un membre de l’association gay de HEC cette année-là.

À l’intérieur de ladite chambre, tout a été retourné, les photos de l’étudiant et de son copain ont été déchirées et les murs recouverts de lubrifiant. L’incursion s’est déroulée dans le bâtiment D, celui où dorment les membres du Zinc.

Au bar du Zinc, les membres de l’association gay ne sont pas les bienvenus, selon plusieurs anciens étudiants. On les sert en dernier, on leur fait comprendre qu’ils ne sont que tolérés. Questionnés sur différents points, les membres du Zinc que nous avons contactés ne nous ont pas répondu.

L’association gay In n Out ne reçoit cependant pas que des témoignages ayant trait à l’homophobie. Probablement en raison de l’absence au sein de l’école de structures d’écoute comme d’associations féministes, d’autres récits lui parviennent. Comme celui, la même année, d’une étudiante chinoise en détresse, qui se disait victime d’attouchements sexuels et qui est venue frapper à la porte de l’association devant le manque d’écoute de la direction.

Le Zinc organise aussi des soirées particulières mais régulières, intitulées « Au bonheur des zoulettes ». Entre 21 h 30 et 23 heures, seules les filles sont admises et l’alcool est alors gratuit. Les garçons, eux, ne sont admis qu’à partir de 23 heures. Marie* raconte : « Les filles sont entre elles, elles boivent beaucoup. Les garçons débarquent ensuite, “la viande est saoule”, et l’orgie peut commencer », raconte-telle, encore dégoûtée.

« Viens voir tonton Greg, il va se greffer une foufoune et te faire rêver mardi soir. Tu vas oublier des années de machisme et de misogynie », annoncent par exemple dans un courriel en 2015 les organisateurs d’une soirée « Au bonheur des zoulettes ». Le message précise que même après 23 heures, le tarif restera particulier pour les filles : « Bière gratos si tu chopes ta copine / pinte gratos si tu chopes un zinqueux / Open bar si tu verses un demi sur ton tee-shirt blanc sans t’être fait chier à mettre un soutif. »

Quelques étudiantes se sont émues de cette soirée et de sa présentation, dans une boucle de courriels que nous avons consultée. Des responsables du Zinc répondent : « Qui êtes-vous pour vous exprimer au nom de toutes les femmes ? […] Ne faites pas vos petites chattes et nous ne ferons pas nos petites queues. #fermetachatte. » Un autre étudiant joindra même une photo de tondeuse à gazon en expliquant aux étudiantes mécontentes qu’il faut « cultiver son jardin ».

Dans ses brochures de présentation comme sur son site internet, HEC affiche des objectifs clairs : « Contribuer à la construction d’un monde responsable, dynamique et positif pour les entreprises et la société », avant de préciser : « Par nos actions, notre ambition est de refléter toute la diversité de notre société : sociale, culturelle, de genre et d’orientation sexuelle. » HEC évoque sa « responsabilité sociale, fondée sur un système de valeurs sociétales, environnementales et éthiques, et non simplement de priorités économiques ».

Loin de ce monde idéal, l’enquête interne sur le sexisme à HEC révèle des témoignages multiples de mains aux fesses ou sur les seins, de baisers forcés… 12 % des filles du panel ont avoué avoir subi au sein de l’école ce type de violences.

À l’Edhec, les soirées « Au bonheur des zoulettes » s’appellent « Ladies first », mais le concept est le même. Aline Mayard, ancienne étudiante, sortie en 2010, raconte : « Dès le premier OB [open bar], les filles se sentent obligées de boire et de choper des mecs pour être vues comme cools, sinon elles risquent d’être vues comme des “nobod” chiantes pendant tout le reste de leur scolarité. Ce système a fait en sorte que je me sente différente et exclue des soirées et de la vie sociale du campus. »

À l’Edhec, le ski club, « destination glisse », s’illustre particulièrement en matière de sexisme. Daphné*, membre de l’association en 2009 et 2010, nous raconte que les filles en faisant partie étaient poussées à porter des tee-shirts avec marqué en gros « farte ma chatte », ou encore « en aval, j’avale ». Selon elle, « ce vocabulaire est intégré, personne ne le remet en cause. Ça pousse à avoir un comportement de fille facile pour être mieux acceptée ».

Avec le recul, elle estime aussi que « toute cette culture misogyne » habitue les futures employées de multinationales au sexisme quotidien qu’elles subiront après leurs études.

Loin de faire rire les personnes visées, ces humiliations publiques peuvent susciter des traumatismes importants et poursuivre les étudiantes pendant des années. Dix ans après, Laura* se souvient parfaitement de cette journée de septembre 2008 où toute la promotion est partie en séminaire d’intégration : l’occasion de mieux se connaître, de souffler aussi, après deux années de prépa éreintantes.

Laura a alors hâte de découvrir cette «ambiance Edhec » qu’on lui a tant décrite. Mais place à la tradition : juste avant de monter dans le bus, le magazine de l’école, le Headache, est distribué à toute la promotion.

Laura découvre qu’elle a été élue « pute du mois », elle a droit à une page entière. Un photomontage la montre en plein acte sexuel, entourée de deux garçons nus. « J’avais couché avec deux garçons en un mois, ça a suffi pour que je me retrouve pute du mois », raconte-t-elle. Un « slut-shaming » assumé, de tradition.

S’ensuivent 12 heures de bus pénibles : elle doit encaisser les regards, les railleries de toute sa promotion. Le temps passe, mais le mal est fait : à partir de ce numéro de Headache, elle aura systématiquement droit à un encart dans le journal pendant sa scolarité à l’Edhec.

Et même hors des murs. Pendant son année de césure, alors qu’elle n’est plus sur le campus de l’Edhec, un photomontage la montre à côté d’une moule, ouverte. En dessous, une légende : « Laura est toujours open ». Pendant son année de césure, la jeune femme explique même qu’elle a eu du mal à trouver une relation stable, à cause de ces publications.

« La Boucle » donne idée des soirées étudiantes, pendant lesquelles on se vomit volontiers dessus

Quelques mois plus tard, le magazine présente une frise chronologique des années importantes pour l’Edhec. L’année 1990 décrit deux événements : « Année de naissance de Laura, arrivée du Sida à l’Edhec ». Aujourd’hui, Laura commente : « Dès que j’ai été ciblée, j’ai eu la force de prendre ces publications au second degré, même si ça me choquait. Là où c’est vicieux, c’est que cette étiquette de salope m’a suivie après l’école. »

En 2010, elle entre en stage dans une multinationale. « Après avoir entendu mon prénom, les autres stagiaires, qui pourtant n’étudiaient pas à l’Edhec, savaient qui j’étais, quelle était ma réputation. »

Le cas de Laura est loin d’être isolé. Émilie* a étudié à l’Edhec de 2008 à 2011. À l’époque, elle a écourté sa présence sur le campus lillois à cause de la violence des publications dont elle a fait l’objet.

Un soir de première année, elle couche avec un membre de la CCE, l’association Course croisière Edhec, association star du campus. À l’image des fraternités des grandes facs américaines, ses membres sont des célébrités à l’échelle de leur promotion.

Émilie se retrouve donc ciblée dans le magazine, à travers un photomontage sur lequel on la voit boire du lait lascivement, le visage entouré de sexes masculins. « Très vite, j’ai réalisé que je ne me retrouvais pas dans l’esprit de l’école. J’ai donc quitté le campus le plus vite possible, au bout de six mois, pour aller étudier à Montréal. » Sur ses trois ans de scolarité, elle aura passé moins d’un an sur le campus : elle fera une année de césure et finira son cursus en Norvège.

Questionnée à propos de ce journal actif pendant presque 40 ans et jusqu’en 2017, dans ses murs, la direction de l’Edhec nous affirme avoir fait des erreurs et avoir laissé un journal au départ potache dériver de cette façon. « Notre objectif au quotidien, c’est le bien-être étudiant, et le Headache allait à l’encontre de nos valeurs. On a donc tout fait pour arrêter sa publication », précise la responsable de la communication de l’école, Claire Bergery-Noël.

En réalité, il aura fallu attendre le dépôt de plainte de deux étudiants pour que l’école suspende un étudiant pendant un an à cause de ses responsabilités dans le Headache, puis mette fin à la publication.

Il n’empêche. Si le journal n’est plus imprimé, une autre tradition rythme toujours la vie étudiante de l’Edhec : les « Boucles ». Produits par ETNA, l’association vidéo de l’école – qui réalise aussi des vidéos pour Canal+, Total ou Auchan –, ces films diffusés en soirée sont un vrai rendez-vous de promo : le plus grand amphithéâtre de l’Edhec est plein à craquer, chauffé à blanc pour l’occasion. Dans les Boucles, on retrouve les grands moments de la vie associative, mais aussi ses abus. Entre stripteases des « première année » – devant toute la promo – et open bars transpirants, la Boucle donne une bonne idée des soirées étudiantes, pendant lesquelles on se vomit volontiers dessus.

Chaque année, la Boucle revient sur le plus grand événement étudiant d’Europe : la Course Croisière Edhec. Appartenir à l’association CCE, c’est la gloire assurée dans l’école. C’est l’association la plus cool, la plus populaire. Il faut passer plus d’une dizaine d’étapes et d’entretiens pour espérer y être intégré. La CCE gère chaque année un budget de presque 3 millions d’euros pour organiser cette régate traditionnelle.

Marianne*, étudiante de 2009 à 2013 à l’Edhec, se souvient : « Tous les pires abus se déroulent pendant la semaine de la course. Je connais des étudiants qui sont sortis en pleurs du bus, et qui avaient subi des bizutages répugnants. Les fenêtres du car étaient masquées par des cartons, pour que personne ne puisse voir ce qu’il s’y passe vraiment. »

Selon Isabelle Clair, « sur ces campus, les filles n’ont pas le choix : soit elles s’intègrent aux soirées, soit elles se font à l’image que les garçons ont d’elles, soit elles sont exclues de toute vie sociale. C’est pour ça que certaines préfèrent se protéger. »

À l’Essec, pas de débordements filmés à notre connaissance, mais un magazine étudiant qui vaut le détour : L’Impertinent. Jusqu’en 2017, ce journal a propagé rumeurs, ragots de soirée et autres méchancetés gratuites, sexistes et racistes. Imprimé dans les locaux de l’école, le magazine avait un local attribué, comme n’importe quelle association.

Lorsqu’en 2013, l’actuel ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer arrive à la tête de l’institution, il remercie sur Twitter L’Impertinent pour son accueil, malgré une réputation plus que sulfureuse qu’il pouvait difficilement ignorer : les photos de L’Impertinent ornent les murs du couloir des associations, à la vue de tous donc, et notamment de la direction.

Un an après l’arrivée du futur ministre de l’éducation à la tête de l’institution, dans le numéro de novembre 2014, L’Impertinent décrit par exemple les étudiants de la nouvelle promotion recrutés pour le Foy’s, le bar du campus, en ciblant notamment l’homosexualité d’un étudiant d’origine maghrébine : « Quand même leur arabe ressemble à une fiotte, on se dit que les despé ont plus de chances de finir dans leur fessier que dans leur glotte. »

Interrogé par Mediapart, Jean-Michel Blanquer nous a fait savoir qu’il « connaissait L’Impertinent de réputation mais pas dans son contenu ». Quant à la direction de l’Essec, elle indique seulement : « Après plusieurs mises en garde, le journal L’Impertinent n’existe plus depuis près de deux ans et ne dispose donc plus de local depuis cette date. »

« Ces traditions entretiennent un sentiment de pouvoir »

Si le journal a disparu, l’esprit perdure. Comme à HEC, le bar de l’Essec est le théâtre d’un sexisme d’un autre âge les jeudis soir. Au Foy’s, derrière le bar, on aperçoit « Big Buck », une tête de renne empaillée recouverte de soutiens-gorge et autres sous-vêtements féminins. Laurianne*, une ancienne étudiante, explique : « Les barmen mettent énormément de pression sur les filles présentes aux soirées. Ils menacent d’arrêter la musique ou d’arrêter de servir si on ne lance pas un certain nombre de soutifs sur Big Buck. »

Interrogée, la direction nous a répondu début décembre que tout cela était du passé : « Ces soirées n’ont plus cours au sein de l’établissement depuis plusieurs années. Les présidents d’associations, dont celui du Foy’s, sont sensibilisés aux questions relatives à la diversité et au respect d’autrui et participent à la mise en oeuvre en interne de ces dispositions », assure l’école, qui envoie, comme preuve à l’appui, la photo du renne tout propret.

Seul problème : nous nous étions rendus sur place quelques jours plus tôt, le lundi 25 novembre, et le renne était bel et bien recouvert de soutiens-gorge, comme nous l’avaient raconté des étudiantes.

Tandis que le Headache ou L’Impertinent sortent chaque mois ou trimestre, à HEC, c’est le site sortievauhallan.fr (surnommé SV), créé en 2003, qui a terrorisé des promotions entières au rythme de publications quotidiennes.

Pendant leurs études, les étudiants y scrutent chaque faux pas, chaque relation amoureuse. Chaque soirée peut donner lieu à un article acerbe, une photo volée. Il arrive même que certains étudiants homosexuels soient « outés » par le site, comme Camille*. « Ni mes amis, ni ma famille n’étaient au courant que j’étais homosexuelle. Du jour au lendemain, toute l’école l’a su après un article. J’étais effondrée. »

Les rédacteurs sont anonymes. Seul le rédacteur en chef ne l’est pas. Il change chaque année, coopté par son prédécesseur. Le site est connu de tous, étudiants comme professeurs et directeurs. Et il n’est pas privé : il est référencé sur les moteurs de recherche, n’importe quel internaute peut lire les torrents d’immondices publiés.

Janine Mossuz-Lavau tente d’expliquer la présence et l’influence de ces médias orduriers : « Ces jeunes étudiants ne sont pas encore diplômés. Ils sont formés à avoir les plus hautes responsabilités de demain, et en attendant, ces traditions entretiennent un sentiment de pouvoir. À travers ces photos, ces abus, ils affirment leur puissance à venir. »

Un avis partagé par Isabelle Clair, pour qui « ces pratiques construisent la virilité des futurs cadres dirigeants, formés à des métiers très masculins, encore en 2019 ».

Maxime Valérian a étudié à HEC de 2015 à 2018. À peine arrivé sur le campus, il est pris à partie physiquement par des deuxième année dans sa chambre étudiante. Un bizutage traditionnel, apparemment. Puis il est visé par un article de sortievauhallan. « J’étais consterné en découvrant ce site internet et l’article qui me visait. Ç’a conditionné ma scolarité. Cette ambiance délétère, présente au quotidien sur le campus, mine le moral. On se coupe en partie des autres. Ç’a beaucoup joué sur le fait que j’aie tout fait pour partir à l’étranger. »

Sur sortievauhallan.com, la majorité des publications sont alors misogynes ou sexistes. « Pour SV et ses rédacteurs, il existe trois types de filles : les effacées, les hystériques et les salopes », détaille, acerbe, Nina Cercy, étudiante entre 2014 et 2018 à HEC.

En première année, dès qu’elle adhère à l’association d’informatique de l’école, sa réputation change : elle est cataloguée comme reine des « nobod », en bref des étudiants pas assez cools pour faire partie des gens populaires. Nina commence alors à être ciblée par le site.

« Au bout de trois mois sur ce campus sinistre, j’ai déménagé. Je préférais me taper trois heures de transports quotidiens que de subir ces publications dégueulasses tous les jours », avoue-t-elle. Nina est sortie de ce monde des grandes écoles de commerce, dégoûtée par ces règlements de comptes gratuits. Car même des années après leur diplôme, certains étudiants ont vu ces publications immondes remonter à la surface. Pierre* s’en souvient : « Les multinationales, les grandes banques dans lesquelles on travaille après notre diplôme font maintenant des “background checks”, elles analysent tout notre passé. Et savent donc ce qu’il se disait sur nous pendant nos années HEC. »

La direction de la meilleure école de commerce d’Europe a toujours eu connaissance de l’existence de ce site, de ses dérives et de ses conséquences. Mais elle n’a rien fait jusqu’à ce que le site soit enfin fermé en février 2019.

Au fil de ses seize années d’existence, les plaintes à l’administration se sont pourtant multipliées. Des étudiants ont même monté un groupe WhatsApp pour coordonner leurs actions et tenter de le faire fermer, sans succès.

Ainsi, le 20 décembre 2015, Pierre*, étudiant à HEC, alerte par mail Peter Todd, le directeur de l’école. Il décrit l’exclusion sociale dont pâtissent les étudiants victimes des articles mensongers, dénonce un système violent, gratuit et anonyme. Le lendemain de son mail, Peter Todd lui répond. Il assure à Pierre qu’il va prendre les choses en main, lui propose même un rendez-vous. Six mois plus tard, toujours rien. Devant l’immobilisme d’une institution qui est alors au courant de l’existence d’un site internet prônant le harcèlement sur son campus, Pierre relance. Olivier Moreau, le secrétaire général de HEC, lui assure alors avoir rencontré Gaspard R., le rédacteur en chef du site sortievauhallan.com cette année-là, sans pour autant avoir pris une quelconque décision.

Le 26 août 2016, soit un an et demi après la première alerte de Pierre, le directeur de HEC, Peter Todd, lui adresse un mail pour justifier l’inaction de l’école face aux dérives du site. « Faire fermer ce site internet est difficile, puisque qu’il n’est pas “hosté” sur le campus », argumente alors le directeur de l’école.

Au-delà de l’excuse difficilement compréhensible, notre enquête montre que c’est faux : le site était bien enregistré sur le campus de Jouy-en-Josas. Interrogée sur la longévité de ce site et la lenteur de son action, la direction de HEC nous a indiqué ceci : « Nous avons bien évidemment pleinement conscience des dégâts causés par ce site sur les étudiants concernés et sur l’institution HEC Paris. L’ensemble de l’équipe pédagogique et de la direction de l’école a été pleinement mobilisé et a apporté son entier soutien aux personnes qui en ont été les victimes. »

Que faire pour que les choses changent ? Pour Janine Mossuz-Lavau, il existe une solution, qui va prendre du temps. « C’est triste mais c’est aux étudiantes de prendre les choses en main. Alerter, créer des associations, militer. Être attentiste ne fera rien avancer. »

Dans le sondage interne à HEC, sur 700 élèves, près d’un garçon sur deux pense que l’un des meilleurs moyens pour accroître l’égalité entre genres en France est « de laisser les mentalités évoluer avec leur temps ».

*Le prénom a été changé.

IBAN RAIS

Lire sur mediapart.fr