Dans « Seuls ensemble », Sherry Turkle, anthropologue au MIT, explore l’impact des technologies dans nos relations à soi et à l’autre. Les multiples exemples tirés d’enquêtes terrain rendent vivante cette analyse qui évite le manichéisme.
Depuis une petite dizaine d’années maintenant, les éditions L’échappée, animées par Cédric Biagini et Guillaume Carnino, interrogent radicalement nos relations avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Plusieurs titres sur le sujet figurent au catalogue de la collection « Pour en finir avec ». L’emprise numérique , du même Biagini, livrait par exemple une synthèse acérée de ce qu’il percevait comme un envahissement et une reconfiguration de nos vies par le numérique. Avec la traduction et la publication de Seuls ensemble. De plus en plus de technologies et de moins en moins de relations humaines de la psychologue et anthropologue américaine du MIT Sherry Turkle, L’échappée continue de creuser le sillon de l’analyse lucide des effets des technologies sur notre existence.
Psycho-sociologue de formation, Turkle travaille depuis les années 1980 sur les rapports entre informatique et êtres humains. Déjà auteure de The Second Self: Computers and the Human Spirit et de Life on the Screen: Identity in the Age of the Internet , elle propose avec ce nouveau livre le dernier volet de ce triptyque. Celui-ci s’inscrit dans une recherche au long cours qui ne se focalise pas tant sur l’évolution des NTIC que sur l’impact de ces dernières sur nos comportements. Comme elle le raconte dans son prologue, alors que ses collègues du département informatique inventent nos compagnons numériques de demain, Turkle se préoccupe avant tout des façons que nous avons de nous les approprier.
Le propos de Seuls ensemble est double. Depuis plusieurs décennies, l’on voit apparaître ce que Turkle nomme des « robots sociaux » : Tamagotchis, Furby et autres animaux mécaniques font leur entrée dans notre quotidien. Pour Turkle, leur sophistication croissante ne constitue pas l’explication principale de leur succès. Ce n’est pas parce qu’ils savent faire plus de choses que nous avons tendance à les adopter plus facilement. Ils remportent notre adhésion car notre regard sur eux change. A partir d’enquêtes menées avec des enfants et des personnes âgées, l’anthropologue remarque que ces derniers sont désormais prêts à concevoir que ces robots sociaux puissent avoir des émotions, une forme de conscience ou, pour le dire autrement, qu’ils soient en vie. Ces perceptions s’expliquent partiellement par la fragilité des sujets étudiés qui s’avèrent bien souvent manquer d’écoute ou d’affection de la part de leurs proches : les robots sociaux viennent alors combler un vide. Ils remportent ainsi une adhésion croissante non pas grâce à leurs qualités intrinsèques mais plutôt à cause des défaillances des êtres humains. Autrement dit, sommes-nous davantage technophiles ou misanthropes ? Comme le résume bien Turkle : « La technologie nous charme lorsque ce qu’elle a à nous offrir parle à notre fragilité humaine ».
Sherry Turkle lie cette acceptation, relativement récente, des robots sociaux à la modification de nos comportements sous l’effet du numérique. Dans son esprit, le remède à nos maux serait également la cause de ceux-ci. Elle se penche en effet sur les transformations des relations induites par la montée en puissance d’objets et d’applications numériques du quotidien tels que les smartphones, les réseaux sociaux et les mondes virtuels (Second Life, World of Warcraft). Les nouvelles générations sont particulièrement touchées aussi bien en termes d’attention que d’affection. Leurs aînés ne sont toutefois pas en reste, ce qui génère une forme de nostalgie chez les enfants qui souhaiteraient plus d’écoute de la part de leurs parents et qui s’imaginent qu’il en allait autrement autrefois. Le discours de la connexion permanente et de son corollaire, la communication, a beau dominer, Turkle décrit une réalité où les individus en viennent à préférer la sécurité d’une discussion par chat ou SMS à un tête-à-tête physique. La technologie protègerait et rassurerait face à l’incertitude générée par de réelles relations humaines : « Manquant de confiance en nos relations, désirant l’intimité tout en la craignant, nous comptons sur la technologie pour nous permettre à la fois d’entretenir des relations et nous protéger de leurs dangers, comme par exemple lorsque nous répondons à un déluge de textos ou interagissons avec un robot ». Les observations de Turkle nous invitent finalement à nous demander si nous n’assisterions pas à une reconfiguration de notre sociabilité et de notre intimité.
Seuls ensemble offre un récit vivant sur ces questions alimenté aussi bien par des enquêtes de terrain que par l’expérience personnelle de l’auteure. L’histoire de Turkle peut se lire comme celle d’une déception par rapport aux espoirs qu’elle avait pu placer dans la technologie lors de ses débuts comme psychologue scrutant les rapports homme/machine dans les années 1980. Certains passages de son dernier livre en témoignent : le lecteur est partagé entre le rire et les larmes lorsqu’il découvre les épitaphes de Tamagotchis laissés par leurs propriétaires dans les cimetières virtuels dédiés. Il en va de même lorsque Turkle aborde la réception des Furby par des enfants ou de robots de compagnie en maison de retraite.
Le récit, notamment dans la première partie consacrée aux robots sociaux, devient parfois un peu répétitif : un chapitre différent est dédié à chaque robot social testé alors que les observations et conclusions semblent largement se recouper. Par ailleurs, même si l’auteure mentionne nos rapports avec les animaux de compagnie à titre comparatif, ses enquêtes n’en ont pas inclus comme « témoins » afin de contrôler ses résultats. Il aurait été intéressant de comparer les réactions des sujets de l’enquête face à des animaux vivants ou virtuels, voire avec des peluches. Deux autres remarques peuvent être faites à l’égard des méthodes d’enquête. Les populations étudiées sont-elles représentatives ? On peut parfois en douter puisque les enquêtés sont avant tout des Américains de la côte Est (la région de Boston) et ses fréquentations, des collègues du MIT où elle travaille. Enfin, la durée n’est que partiellement prise en compte : comment les rapports évoluent-ils ? N’y-a-t-il pas un effet de nouveauté ? Suivre les mêmes enfants à plusieurs années d’intervalle, comme cela se pratique parfois, aurait permis de consolider certaines observations.
En dépit de ces quelques limites, la réflexion proposée par Turkle apparaît essentielle. Elle ouvre un débat sur les implications sociales, voire morales, de nos choix technologiques. Régulièrement présentée comme neutre, la technologie finit bien souvent par imposer sa logique. En fonction de la vie ou de la société que nous désirons, il convient d’appliquer un « principe de précaution » tel que conceptualisé par Hans Jonas ou de trouver des moyens de brider ou de réguler aussi bien la technologie que les usages que nous en faisons. Il ne s’agit pas pour autant de donner dans la fuite en avant en essayant de corriger les problèmes générés par la technologie par encore plus de la même potion. Dans bien des cas, nous avons tendance à privilégier une solution technique plus simple – de prime abord – qu’une solution humaine apparaissant comme plus complexe. Sur le long terme, il n’est pas sûr que cela soit toujours la meilleure option. Toutefois, Turkle prend garde de ne pas conclure à une nécessaire réaction néo-luddite : « Il ne s’agit pas forcément de rejeter la technologie en bloc, mais de la façonner pour qu’elle respecte ce qui nous est cher ».