Aux États-Unis, l’enfermement solitaire à l’ère de la prison de masse fait actuellement débat.
Il y a aujourd’hui deux millions de détenus aux États-Unis, avec un recours accru à l’enfermement solitaire de haute sécurité. La violence de ce dispositif et ses effets dramatiques, tout particulièrement sur les détenus les plus jeunes ou souffrant de troubles psychiatriques, fait maintenant l’objet d’un débat public.
Un soir du printemps 2010, alors qu’il rentrait chez lui après une fête, Kalief Browder est interpellé par la police dans la rue. On l’accuse d’avoir volé un sac à dos. Il jure qu’il n’a rien fait. On fouille ses poches, rien. On l’emmène au poste. Kalief est noir, il est pauvre, il a dix-sept ans, il ira en prison dans l’attente du procès. Lorsque, faute de preuve, un juge décide de sa libération, il a vingt ans.
Le cas de Kalief Browder est un cas extrême de dysfonctionnement du système judiciaire américain, mais il dit beaucoup sur la facilité avec laquelle on incarcère aux États-Unis. La détention préventive de Kalief Browder a été exceptionnellement longue : contrairement à la majorité des personnes inculpées, il a refusé de plaider coupable, affirmant continuellement son innocence et voyant continuellement son procès reporté. Mais, après sa libération, ce sont aussi les conditions de cette détention qui vont faire scandale : sur les trois années qu’il a passées dans la maison d’arrêt de Rikers Island, il est resté plus deux ans dans le « Bing », le bâtiment destiné à l’isolement, où les détenus sont seuls 23 heures sur 24.
Un rapport dévastateur du procureur général de Manhattan, rendu public à l’été 2014, dénonçait la violence endémique des prisons de Rikers Island et en particulier le recours excessif aux quartiers d’isolement de haute sécurité dans lesquels des adolescents sont placés en régime d’inactivité forcée et de privation de tout contact humain pendant des périodes de plusieurs mois. Pendant sa détention et après sa libération, Kalief Browder a des crises d’angoisses et fait plusieurs tentatives de suicide. Il vient d’avoir vingt-deux ans lorsqu’il met fin à ses jours le 6 juin 2015. Sa mort ne suscite pas de mobilisation populaire immédiate, contrairement aux affaires récentes de Noirs tués par la police. Il va cependant devenir un symbole des effets dramatiques du confinement solitaire, au moment où un débat émerge pour dénoncer l’addiction américaine à ce mode extrême d’enfermement.
Une incarcération de masse
Le recours croissant au placement des détenus à l’isolement a de quoi surprendre dans une période de massification de la prison. Les prisons américaines se sont en effet dotées d’établissements spécifiquement destinés à l’enfermement solitaire à une période où leur population a connu une expansion sans précédent. Dans les années 1970 encore, les États-Unis comptaient des taux d’incarcération comparables à ceux des démocraties occidentales ; dans les années 2000, avec un adulte sur cent en prison, les États-Unis présentaient un taux entre cinq et dix fois supérieur aux taux européens. L’explosion du recours à l’enfermement défie toute comparaison. En 2015, les prisons américaines enferment plus de deux millions de personnes, près d’un quart de l’ensemble des prisonniers du monde.
Ce « virage punitif » s’observe à tous les échelons du système pénitentiaire, malgré son hétérogénéité et sa fragmentation : les prisons fédérales, les prisons d’État et les maisons d’arrêt des comtés (county jails) ont toutes trois connu des multiplications de leurs effectifs d’ampleur inédite. Véritable paradoxe dans le pays qui se revendique comme le poste avancé de la démocratie dans le monde, cette incarcération de masse a donné lieu à de nombreux travaux de recherche tentant d’expliquer sa genèse. Un rapport récent de l’Académie des Sciences, rédigé par les principaux spécialistes de la question en présente une synthèse [1] : alors que la criminalité recule dès le début des années 1980, le nombre de personnes incarcérées augmente de façon exponentielle jusqu’au milieu des années 2000, où un léger recul peut être observé suite à des changements législatifs dans certains États (dont la Californie) et au niveau fédéral. Ce sont les politiques pénales qui sont pointées en premier lieu et plus particulièrement la conjonction d’un ensemble de décisions qui, dans le courant des années 1970, ont conduit à une plus grande sévérité des peines. « Tough on crime » est devenu le principal argument de campagne électorale ; la dissuasion et la neutralisation, les principaux objectifs du système pénal dont une formule est abruptement résumée par le slogan « lock’em up and throw away the key » (enfermez-les et jetez la clé).
Alors que les États-Unis avaient été en pointe, historiquement, dans la réhabilitation des condamnés, par des mesures telles que la libération conditionnelle ou la permission de sortir, ces mesures tendent à disparaître, tant au niveau fédéral qu’au niveau des États, au motif qu’elles seraient trop favorables aux criminels, et exposeraient les citoyens à des dangers intolérables. Des lois générales relatives au prononcé des peines les remplacent, imposant des peines planchers (mandatory minimum sentencing) dont les plus spectaculaires sont certainement les three strikes laws prévoyant la perpétuité en cas de troisième récidive. Moins visible, l’aggravation de la sévérité appliquée aux probationnaires, auteurs de délits mineurs condamnés à des sanctions hors de la prison sous conditions, a parfois conduit à faire de ce type de peine alternative le principal pourvoyeur de nouvelles incarcérations. En Californie par exemple, en 2011, plus de la moitié des nouveaux entrants en prison étaient des personnes condamnées pour violation des conditions de leur mise à l’épreuve avant que des lois récentes n’inversent la tendance [2].
L’adoption de pratiques pénales particulièrement répressives a été interprétée de diverses manières : backlash après la période des droits civiques [3] ; effet de la culture politico-médiatique [4] ; rôle des intérêts privés du secteur de la sécurité [5]. Parmi ces causes, on souligne souvent l’histoire raciale des États-Unis, dans laquelle la prison aurait métaphoriquement remplacé l’esclavage et le régime ségrégationniste dit de Jim Crow [6]. La surincarcération de la minorité noire est telle que, selon les estimations de démographes, un Noir américain sur trois risque de connaître la prison au cours de sa vie ; deux sur trois si l’on considère les jeunes sans qualification [7].
Les évolutions de la pénalité sont également spectaculaires s’agissant des malades mentaux. Elles sont souvent négligées dans les travaux de recherche car, cette fois, ce sont paradoxalement des idées progressistes qui ont contribué, indirectement, à une incarcération massive des fous. Dans le courant des années 1960, les asiles psychiatriques font l’objet de virulentes critiques au nom du droit des patients. La critique de la psychiatrie asilaire dénonce l’enfermement perpétuel des auteurs de crimes jugés pénalement irresponsables dans des institutions autoritaires. Le traitement ambulatoire, ou dans des centres communautaires est privilégié et, dans le même temps, le nombre de lits disponibles en psychiatrie dans les hôpitaux s’amenuise, par mesure d’économie budgétaire. Les coupes décidées par Reagan au début des années 1980 sont radicales, et les mesures d’austérité consécutives à la crise de 2008 achèvent de démanteler le système. Où se retrouvent les fous qui errent dans les rues ? En prison. On estime qu’en 2014 les prisons américaines comptaient plus de 356 000 personnes atteintes de maladie psychiatrique sévère [8] alors que, au même moment, on ne comptait plus que 35 000 lits dans les hôpitaux psychiatriques publics, contre plus d’un demi-million dans les années 1970. Ces données laissent entrevoir un véritable transfert de la prise en charge des malades mentaux de l’hôpital vers la prison, ou plutôt une extension du filet pénal à des formes de déviance traitées antérieurement sur un terrain médical.
Le Supermax, ou la coercition extrême généralisée
La massification de l’enfermement a conduit à des situations de surpopulation carcérale, de promiscuité, parfois d’entassement de détenus dans des gymnases aménagés sommairement. Elle a coïncidé également avec le développement d’une rationalisation de la gestion de la détention, basée sur des scores de risque auxquels correspondent des structures différenciées d’enfermement. Pour maintenir l’ordre dans un système aussi surmené, il fallait pouvoir mettre à l’écart les perturbateurs. Le régime de solitary confinement est paradoxalement devenu de plus en plus courant à mesure que la prison se massifiait [9].
On estime qu’en 2014, plus de cent mille personnes étaient détenues à l’isolement dans les prisons américaines [10]. Le recensement des détenus placés à l’isolement n’est pas chose aisée, car ce placement répond à différentes appellations et motivations. Dans tous les établissements pénitentiaires, des dispositifs de mise à l’écart existent et sont utilisés, schématiquement, pour la sanction d’infractions disciplinaires (disciplinary ségrégation), pour la protection de détenus vulnérables en raison de leur profil ou de leur notoriété (protective custody), ou pour la neutralisation d’un risque pesant sur le bon fonctionnement de l’institution (administrative ségrégation).
Bien que différents dans leur objectifs officiels, ces types de placement à l’isolement se confondent en pratique : ils se traduisent par un recours similaire à des dispositifs d’enfermement ultra-sécurisés et extrêmement restrictifs, souvent pour des périodes de temps indéfinies, allant de quelques jours à quelques mois, et jusqu’à plusieurs années. Le détenu est placé, seul, dans une cellule dont la taille ne dépasse pas, d’ordinaire, une place de parking ; il a réglementairement droit à une heure de promenade quotidienne, en solitaire, dans une cellule à ciel ouvert (ou avec a minima un orifice laissant passer l’air et la lumière). Ce confinement n’est tempéré par aucune activité sociale (travail, formation) ni par des contacts avec le personnel, qui se contente de passer des plateaux-repas par une fente de la porte de la cellule, par mesure de sécurité. Les visites sont très réglementées, et ont lieu dans des cabines avec des vitres de séparation, dans lesquelles on se parle par téléphone interposé. La durée moyenne de détention à l’isolement dans les prisons de l’État de Washington était de 11 mois en 2011, et de près de 4 ans au Texas, en 2013.
Le confinement solitaire des prisonniers n’est pas une invention de la fin du XXe siècle : chez Bentham déjà il était conçu comme le moyen de favoriser la rédemption du criminel qui, seul face à sa conscience, pourrait retrouver le droit chemin. Les prisons de Philadelphie ont mis en œuvre ce projet, étendu un temps puis tombé en désuétude car coûteux matériellement et humainement : les détenus devenaient fous et dépérissaient – Dickens en fait un portrait saisissant dans ses Notes américaines. L’isolement n’est plus maintenu qu’exceptionnellement, à usage punitif (la « prison dans la prison » du quartier disciplinaire) ou pour des détenus particulièrement dangereux du point de vue de l’administration pénitentiaire – parmi lesquels les militants politiques, dont le nombre en prison augmente dans les années 1970. Dans les décennies suivantes, les établissements américains se dotent d’un nombre croissant d’espaces d’isolement de haute sécurité : aux quartiers disciplinaires s’ajoutent des quartiers d’isolement administratif, puis des bâtiments entiers, voire des prisons entièrement dédiées à l’isolement solitaire. Selon le rapport de la Commission on Safety and Abuse in America’s Prison, entre 1995 et 2000, la population incarcérée aux États-Unis a augmenté de 28 %, tandis que la population détenue à l’isolement (administratif, « de protection » ou disciplinaire) a augmenté de 40 %.
Chronologiquement, c’est à la suite d’incidents violents dans les établissements pénitentiaires, dont le plus célèbre est l’émeute de la prison d’Attica en 1971, que la question de la sécurité interne des prisons devient un enjeu politique. D’un côté, les syndicats de personnels exigent les moyens de contrôler la population détenue, par des moyens supplémentaires de mise à l’écart des détenus violents ou perturbateurs. De l’autre côté, les tribunaux, qui consacrent alors une importante jurisprudence en matière de droits des prisonniers, établissent le principe d’un droit à la sécurité pour les personnes détenues. La conjonction de ces deux mouvements permet à l’administration pénitentiaire de mener un tournant sécuritaire qui conduit au développement d’un nouveau type d’établissement, conçu pour permettre un régime permanent de lockdown : le confinement total en cellule, jusque-là employé exceptionnellement lors des situations critiques telles que les mutineries, devient un régime institutionnalisé de catégorisation de la population carcérale. C’est la naissance des « Supermax », qui essaiment rapidement dans le pays sur fond de guerres des gangs très médiatisées.
Le « Supermax » n’est que le surnom populaire d’une catégorie bureaucratique : un niveau de sécurité au-delà du niveau maximal. Sur le terrain, la terminologie est variée : Administrative segregation ; Control Unitou Special Management Unit (dans le système fédéral) ; Special Housing Unit (dit « shoe », en Californie) ; Intensive management Unit (IMU, dans l’État de Washington). Ce sont des établissements à part entière, ou bien des unités spécialisées au sein d’un établissement, comme le « Bing » de Rikers Island, qui compte près de mille cellules. Contrairement à la détention ordinaire, très marquée aux États-Unis par des cultures locales, la réalité de l’enfermement de haute-sécurité est relativement uniforme. Le modèle standard du Supermax qui s’est diffusé à l’ensemble des États-Unis au cours des années 1980-1990 est celui d’un bâtiment en béton, éclairé de néons, équipé d’ouvertures automatiques et de caméras de surveillance, et mettant en œuvre le traitement le plus restrictif qui soit légalement acceptable [11] – sauf lorsque des abus trop flagrants conduisent à des condamnations, aussitôt traduites en recommandations par l’American Correctional Association, organisme qui relève moins de l’instance de contrôle, que du business de la sécurité [12].
La prison des fous
Dans les discours de justification de ces dispositifs, la rationalité punitive domine. Le Supermax est conçu officiellement pour la mise à l’écart des « pires des pires », psychopathes, terroristes, leaders de gangs qui commanditent des assassinats depuis leur cellule ou se battent avec leurs rivaux dans les cours de promenade. Toutefois, l’ « unité de contrôle » est devenue progressivement un instrument privilégié de la gestion des risques internes à la détention. On n’y enferme pas uniquement des personnes considérées comme « dangereuses », mais aussi des personnes jugées trop vulnérables pour rester en compagnie d’autres détenus (parce qu’elles ont commis un crime particulièrement stigmatisé par exemple), et d’autres, enfin, qui ont un comportement trop étrange et imprévisible, dont on ne sait pas bien s’il s’agit d’insubordination, de provocation ou de pathologie, et qui sont désignées comme « comportementalement perturbés ». Ce sont ces dernières qui passent en moyenne le plus de temps à l’isolement. Les recherches ont montré que la plupart d’entre eux présentaient des troubles psychiatriques graves. Au total, on estime qu’un tiers des détenus de Supermax souffrent de maladie mentale [13]. Les frontières ne sont d’ailleurs pas toujours nettes entre les catégories ; même les plus « durs » se décrivent comme totalement « bousillés » par l’isolement. Dans le jargon carcéral, par analogie avec le shell shock des vétérans de la Grande Guerre ayant connu les obus, on utilise le terme de cell shock pour désigner le traumatisme causé par le confinement solitaire.
Lorsqu’on peut pénétrer dans ces cubes de béton, on découvre des hommes au teint blafard, perdant la vue à force d’être enfermés dans moins de 9m2, perdant le sens du temps dans des cellules éclairées de néons jour et nuit, perdant le sens du réel à force d’être privés de toute interaction sociale. Selon la formule d’un juge de la Cour suprême, « c’est un traitement qui vous mène au bord de la folie, quand il ne vous rend pas complètement fou » [14]. La violence de ce traitement passe pourtant relativement inaperçue dans l’enveloppement des procédures bureaucratiques qui l’accompagnent. Les détenus qui sont placés en Supermax ont fait l’objet d’un processus administratif de « classification », mobilisant un ensemble de documents sur leur passé, leurs conduites, leurs antécédents médicaux, et sur la réglementation en vigueur. Les décisions sont parfois arbitraires, il n’existe souvent pas de voie de recours effective, mais l’administration respecte scrupuleusement le formalisme de la notification officielle. Des liasses de documents et de réglementations prévoient et encadrent les usages des privations et de la coercition : aux scores de dangerosité sont associés des « niveaux de sécurité » qui donnent droit, par étapes, à des livres, à la radio, à la télévision. Ce régime graduel de micro-management des conditions d’existence est censé constituer une incitation à la bonne conduite pour les détenus. Comme ils sont supposés faire des calculs rationnels, le contrôle par l’administration de leur environnement immédiat et de leurs conditions de vie les plus élémentaires doit permettre d’orienter ces « choix », de reconnaître leurs « erreurs de pensée » et de se corriger.
L’enfermement et la privation extrêmes doivent agir comme des conditionnements opérants pour produire un changement parmi ceux qu’on juge incorrigibles. Le fonctionnement du Supermax s’appuie sur une conception pénologique inspirée de la psychologie comportementaliste, librement retraduite dans le dispositif sécuritaire de la prison [15]. Ce programme cognitivo-comportemental donne un vernis réhabilitatif à un système orienté uniquement vers la neutralisation. En effet, faute de personnel dédié à la mise en œuvre des techniques thérapeutiques dites CBT (cognitive-behavioral therapy) c’est le personnel de surveillance qui a la main sur le quotidien de la détention. Dans l’environnement aseptisé du Supermax, aux odeurs de produits détergents, les rapports sociaux sont marqués par une violence brutale. Ils reproduisent, à une vaste échelle, la fameuse expérience de Stanford, dans laquelle le professeur de psychologie sociale Philippe Zimbardo avait simulé, avec des étudiants, une situation carcérale : ceux qui jouaient le rôle des gardiens (et avaient tout pouvoir) devenaient si violents envers leurs détenus (qui eux, n’avaient aucun pouvoir), que l’expérience a dû être arrêtée avant son terme. Dans les unités d’isolement, la dépendance radicale des détenus envers leurs gardiens nourrit ce type d’abus, et ce d’autant plus que le caractère supposé dangereux des prisonniers a justifié le retour en usage de contentions physiques, d’armes, et de force : les camisoles et les gaz lacrymogènes font partie des outils ordinaires des surveillants, de même que les pistolets électriques incapacitants.
En l’absence de supervision effective ou d’organes indépendants d’inspection du type de ceux imposés par la Convention de prévention de la torture, les dérapages sont fréquents. Dans les années 1990 déjà, une affaire judiciaire importante avait fait parler des conditions d’incarcération à l’isolement, puisqu’elle opposait, dans une action de groupe, trois mille cinq cents détenus de la prison de Pelican Bay à l’administration de l’État [16]. Cette affaire a mis en lumière les usages excessifs de la coercition physique et de traitements dégradants. Les expertises psychiatriques ont décrit les effets délétères de l’isolement lui-même : hypersensibilité sensorielle, hallucinations, crises d’angoisse, paranoïa… Les juges ont alors condamné le recours à l’isolement pour les détenus atteints de maladie mentale. L’isolement à Pelican Bay a toutefois continué, contesté par certains détenus maintenus ainsi pendant des périodes allant jusqu’à vingt ans. En 2013, ils ont réussi le tour de force d’organiser la plus grande grève de la faim coordonnée jamais connue, lorsque trente mille détenus dans tout l’État ont, le même jour, refusé de manger en soutien avec les isolés. En 2015, l’État de Californie a finalement annoncé une réforme du régime de l’isolement.
L’émergence d’un débat ?
Les associations de défense des droits de l’homme et les universitaires sonnent l’alarme depuis de nombreuses années au sujet de l’usage abusif de la prison en général, et de l’isolement en particulier. Ce n’est cependant que depuis cinq ans qu’on observe un infléchissement des pratiques répressives. La crise financière de 2008 a porté l’attention sur l’ampleur du poids des dépenses liées à l’incarcération dans les budgets des États. L’élection de Barack Obama, si elle n’a pas introduit de révolution en matière pénale, a permis un renouvellement des débats et la révision de certaines politiques. Les lois fédérales relatives aux stupéfiants, à l’origine de l’augmentation massive de la population carcérale du système fédéral, ont été révisées en 2013 sous l’impulsion d’Eric Holder, alors ministre de la Justice. Dès 2014, on observe une baisse significative du nombre de détenus, la première depuis trente ans. La visite d’Obama dans un établissement pénitentiaire en juillet 2015 marque symboliquement la volonté de poursuivre cet effort de réforme de la justice pénale, et de modération du tout-répressif par le soutien à des programmes de réinsertion.
La question du recours à l’isolement dans les unités de haute sécurité commence à émerger comme un problème : à cause de son coût financier, trois fois plus important que celui de la détention ordinaire ; à cause des taux de récidive extrêmement élevés des détenus libérés après avoir été maintenus à l’isolement ; à cause enfin de la multiplication des cas d’abus, mauvais traitements, et suicides faisant apparaître ce mode d’incarcération comme une forme de torture blanche. Plusieurs reportages dans de grands organes de presse ont montré combien le traitement des détenus de droit commun dans les prisons civiles rappelait celui des enemy combattants enfermés à Guantanamo, jusqu’au pyjama orange – et de fait, lorsqu’il a fallu mettre fin aux cages en plein air, c’est à des directeurs de prison civiles américaines qu’on a fait appel, pour reproduire sur l’île la gestion ultrasécurisée du Supermax.
La surreprésentation de malades mentaux en prison, qui s’est aggravée depuis les coupes drastiques dans les budgets des hôpitaux psychiatriques ces cinq dernières années, pourrait bien devenir aussi un levier de contestation plus large de ce que la prison fait subir à ceux dont elle a la garde, et remettre en question l’usage de ces dispositifs de sécurité à l’égard populations vulnérables. Au moment de la publication du rapport du procureur de Manhattan sur les abus commis à Rikers Island, le New York Times a publié une longue série d’enquêtes sur ces prisons, et en particulier sur le sort les détenus atteints de maladie mentale. Coups, privations de soin, mauvais traitements qui ont conduit à plusieurs décès : leurs troubles comportementaux étaient trop souvent pris pour de l’insubordination, donnant lieu à des punitions brutales. Dans les textes et la jurisprudence, la législation américaine est pourtant protectrice des droits des personnes souffrant de handicap ou de maladie mentale. Un arrêt de la Cour Suprême de 1976 (Estelle v. Gamble) reconnaît leur droit constitutionnel à recevoir des soins – en conséquence de quoi les prisons sont juridiquement obligées de prodiguer des soins psychiatriques aux personnes qui en ont besoin. En 2014, une dizaine d’États ont adopté des réformes du régime de l’isolement, notamment pour en écarter les mineurs ou les malades mentaux, et pour promouvoir des dispositifs de réinsertion dans ces unités.
De tels dispositifs dits de « transition » ont déjà été expérimentés sur différents terrains, à l’initiative de professionnels confrontés aux impasses du traitement qu’ils faisaient subir aux personnes enfermées, dont ils pouvaient constater la dégradation psychique et l’augmentation d’actes violents. L’État de Washington par exemple, qui a été parmi les premiers à avoir construit des unités Supermax dans les années 1980, a initié dans le courant des années 2000 des programmes visant à resocialiser les détenus isolés : s’appuyant sur le même cadre cognitivo-comportemental qui servait à justifier les privations, les partisans de réformes ont mis en place des activités qui permettaient à de petits groupes de détenus sélectionnés d’avoir des interactions sociales avec d’autres et de former un projet de réinsertion. Ces modestes poches de résistance trouvent à présent davantage d’échos. L’adhésion en 2015 des États-Unis aux « Règles Mandela », nouvelle mouture des standards de l’ONU pour le traitement des détenus, soutient ces approches : ces règles proscrivent en effet le confinement solitaire et la privation de contacts humains, comme constituant des traitements cruels et dégradants.
La prison américaine en est venue à incarner un contre-modèle fascinant pour le sens commun européen. Pourtant, c’est aussi un modèle qui exporte, non pas sa philosophie pénale, mais ses techniques et dispositifs architecturaux qui façonnent les pratiques sur le terrain. L’unité d’isolement de haute sécurité connaît un succès remarquable à l’international, malgré son coût élevé [17] : l’ouverture de nouveaux établissements de haute sécurité en France, à Condé-sur-Sarthe et Vendin-le-Vieil témoigne de cette tendance, mais aussi de la diffusion des problèmes engendrés par ce type d’établissement. Bien que les régimes d’incarcération de haute sécurité en France semblent actuellement moins drastiques qu’ils ne le sont aux États-Unis, des témoignages font état d’une augmentation de tensions et de violences dans ce type d’établissement. La délégation au système pénal de la prise en charge d’un nombre croissant de malades mentaux conduit en France à des problèmes similaires aux États-Unis en matière de sécurité en détention tandis que la surenchère de dispositifs techniques de sécurité est justifiée par les menaces du grand banditisme ou du terrorisme. Depuis l’Europe, on se demande souvent si les États-Unis parviendront à rompre avec ces pratiques d’enfermement d’une violence extrême. Mais il serait pertinent de retourner la question, pour se demander comment, en France, nous parviendrons à y échapper.