Supérieur dépassé, peu confiant, manque de responsabilités ou de repères… Pas évident de trouver sa place en entreprise quand on débute sa carrière, ni de susciter la confiance de ses supérieurs.

« Il ne déléguait pas, gardait la mainmise sur tous les projets. Il fallait toujours qu’il montre qu’il tenait les rênes. Je ne pouvais prendre aucune décision en autonomie. »C’est peu dire que Mathilde (les prénoms des étudiantes ont été changés) ne garde pas un souvenir ébloui de son supérieur hiérarchique dans son premier emploi, au sein d’une institution culturelle. Si un certain nombre de jeunes cadres estiment qu’on leur fait confiance dès leur entrée dans l’entreprise, d’autres ont le sentiment, même après avoir signé un contrat, de jouer les prolongations dans la case stagiaire. Et souffrent de difficultés à susciter la confiance de la hiérarchie, à faire valoir la réalité de leurs compétences.

Maîtriser les codes de l’entreprise

Sur ce terrain, les jeunes cadres ne sont pas tous égaux face à ce « syndrome de l’éternel stagiaire », constate l’anthropologue Marie Rebeyrolle, directrice générale du cabinet de conseil en entreprise Carré pluriel. En France, les jeunes qui sortent de très grandes écoles bénéficient d’un signal positif auprès de leur entourage. « Ils ont d’emblée une reconnaissance liée au statut de leur diplôme », observe l’anthropologue. Pour d’autres, c’est le combat pour faire ses preuves, en permanence et pendant plusieurs années. En particulier ceux qui n’ont pas été entraînés, pendant leur formation, à maîtriser les codes de l’entreprise.

Enseignante-chercheuse à l’université Sorbonne-Nouvelle, Aurélie Jeantet note que ses étudiants y sont plus « inhibés » que ceux qu’elle a vus dans les grandes écoles : « L’université a plein d’atouts, mais on pêche encore sur l’oral et les soft skills, alors que les grandes écoles forment leurs étudiants à cela. » Pour Jean Pralong, professeur en ressources humaines à l’EM Normandie, « le système scolaire produit des ultragagnants, qui ont réussi tous les concours, toutes les épreuves, mais surtout une grande majorité de jeunes qui ont parfois perdu, parfois gagné au cours de leur parcours. Dans ce dernier cas, il peut être compliqué de montrer ce qu’on a à faire valoir une fois à son premier poste ».

La « théorie du sale boulot »

Engagée dans une agence de conseil à ses débuts, Ariane a dû faire équipe avec un senior. « Il avait la cinquantaine et voyait le métier à l’ancienne : lui gérait le côté le plus fun du métier, c’est-à-dire le commercial, et moi, je récupérais le réglementaire, l’administratif… » Une répartition des tâches qui fait écho, selon Aurélie Jeantet, auteure de Les Emotions au travail (CNRS Editions, 328 pages, 24 euros), à la « théorie du sale boulot » du sociologue américain E. C. Hughes. « On délègue le “sale boulot” à ceux qui ont le moins les moyens de le refuser, observe la sociologue. C’est une économie qui arrange tout le monde. »

Sauf, bien entendu, le principal concerné. Egalement employée dans le conseil pour son premier poste, Carine a eu le sentiment d’être« prise pour une bizuth ». Elle se souvient des collègues plus âgés qui lui racontaient par le menu les épreuves qu’ils avaient dû endurer pour arriver là où ils en étaient. Sous-entendant qu’elle devrait elle-même les traverser. « Comme on l’a subi soi-même par le passé, on le fait subir aux autres », résume Marie Rebeyrolle. Jean Pralong, lui, définit cette période comme « le moment où le jeune cadre mange son pain noir ». Mais la situation n’est pas amenée à durer, en particulier quand la logique de reconnaissance et de promotion est bien balisée par l’entreprise, estime Marie Rebeyrolle : « Dans le conseil, par exemple, il est acté qu’on est senior au bout de trois ans, manageur au bout de cinq. Si le contrat dans l’entreprise est clair, la pointe de frustration se gère. »

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Un ancien qui se sent menacé peut aussi empêcher un jeune de prendre toute son amplitude. Et ce d’autant qu’un phénomène assez inédit est apparu il y a quelques années, analyse Mélia Djabi, maîtresse de conférences en gestion des ressources humaines et management à l’université Paris-Sud : « Avant, celui qui avait de l’expérience avait le savoir. Avec la question de la maîtrise des outils technologiques, les choses sont différentes. »

Boucs émissaires

Directrice associée du cabinet AlterNego, experte en inclusion et innovation sociale, Marie Donzel constate que « la génération Y est ultra-outillée : elle a souvent fait des études longues, a eu des expériences à l’étranger, maîtrise les nouvelles technologies. La frustration est d’autant plus forte que les jeunes ont parfois le sentiment d’être les manageurs de leurs propres manageurs ».

Pour Jean Pralong, il existe un hiatus entre l’image de la jeunesse et celle du jeune. « La jeunesse est vue comme une vertu, mais le jeune est perçu comme ambivalent. Il suffit de voir comme est souvent envisagée la génération Y : arrogante, indisciplinée, peinant à écouter les autres… » Dans ce contexte, les jeunes cadres peuvent servir de boucs émissaires, être perçus comme responsables d’évolutions qui déstabilisent les organisations. « Ils sont souvent porteurs d’une nouvelle identité. Dans un contexte de peur vis-à-vis du changement, ils représentent une menace », observe Mélia Djabi. C’est par ce biais que Mathilde explique d’ailleurs les difficultés avec son supérieur hiérarchique. L’institution culturelle pour laquelle ils travaillaient était en difficulté, alors, « inconsciemment, il a reporté cette angoisse sur moi ».

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Ce questionnement de la légitimité des nouveaux arrivés se pose avec une acuité renforcée quand il s’agit de jeunes femmes. Mélia Djabi l’a constaté dans des métiers techniques « où l’environnement cultive une certaine idée de la virilité et où l’équipe se soude notamment autour de blagues viriles ». Carine, seule fille junior d’un service international, déplore avoir « de charmants collègues » qui, pourtant, lui « coupent la parole en réunion » pour reformuler ses phrases, sur l’air de « ce que Carine a voulu dire… ».

Rituel d’initiation

Mathilde a finalement jeté l’éponge et quitté son emploi. Ariane, elle, a décidé de relativiser. « Je me suis rendu compte que le sujet, ce n’était pas moi en tant que jeune arrivée, mais plutôt le rapport du senior avec les autres manageurs. »

Justement, pour Marie Rebeyrolle, la première chose à faire est de prendre de la distance avec la situation, « se dire : ce n’est pas moi qui suis concerné mais mon statut. Il ne faut pas sombrer dans la dévalorisation ». La deuxième chose est d’accepter le rituel d’initiation, la posture d’apprentissage, la reconnaissance de l’expérience, mais en posant des limites. D’où l’intérêt d’avoir un mentor pour se repérer. La troisième, enfin, consiste selon elle à « ne pas juste accepter les tâches mais à poser les questions : que va-t-on faire de mon travail ? Dans quelle organisation s’inscrivent-elles ? Avec qui vais-je les mener ? »

Coach en management, Marie Granger estime aussi qu’en cas de crise de légitimité chez un junior, il importe de poser le problème sur la table. « Sans être dans l’énervement ou dans la plainte, il faut aller voir son N + 1 et exposer les choses factuellement. Par exemple : comment puis-je faire pour que les choses aillent mieux ? » Elle insiste également sur l’importance de décadrer son regard. « Dans les premiers temps, dans une entreprise, on est jugé sur ce dont on a l’air, plutôt que sur ce qu’on est. Si on a le sentiment d’être encore perçu comme un stagiaire, c’est peut-être aussi qu’on n’a pas encore intégré les codes de l’entreprise. Pour avoir l’air professionnel, il faut parvenir à capter ces codes qui reposent beaucoup sur le non-verbal notamment. » Jean Pralong rappelle pour sa part une évidence parfois perdue de vue par les jeunes cadres en manque de confiance : « La légitimité est conférée par le recrutement même. L’emploi est souvent perçu comme un cadeau » que ferait l’employeur au jeune diplômé, charge à lui de se montrer à la hauteur.« Or ce n’est pas le cas, insiste-t-il. L’entreprise a choisi pour le poste celui ou celle qu’elle estimait le meilleur. » Un renversement à méditer.

Joséphine Lebard

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