L’historien médiéviste Giacomo Todeschini propose de décrire le corps social selon la catégorie de l’infamie, qui met en jeu l’accès (ou non) à la parole, à un nom honorable, à une personnalité juridique. Tout le corps civique, au Moyen Âge, est sous la menace de la honte et du discrédit.
Lue et commentée depuis longtemps en France par les chercheurs, l’œuvre de Giacomo Todeschini, éminent historien médiéviste de l’université de Trieste, a été rendue accessible à un lectorat plus large grâce à la publication, en 2008, de Richesse franciscaine [1], qui a connu un vif succès. L’éditeur, Verdier, poursuit cet effort louable en publiant Au pays des sans-nom, la traduction française d’un autre de ses livres, datant de 2007 [2]. D’une certaine façon, ce livre continue la réflexion entamée dans Richesse franciscaine, qui insistait sur le lien entre marché (économique) et crédibilité, le marché idéal se définissant comme celui auquel ne participent que les hommes dignes de foi.
Mais l’objet premier du volume est tout différent : Au pays des sans-nom porte sur la façon dont un grand nombre d’hommes et de femmes ont été qualifiés d’« infâmes » (en latin infames) et, à ce titre, marginalisés dans l’Europe médiévale et moderne, soit celle des XIIe-XVIe siècles surtout, même s’il est aussi question, au début du volume, du haut Moyen Âge. Quant à la question de l’infamie à l’époque contemporaine, entièrement renouvelée lors de la Révolution française [3], elle n’est pas directement envisagée ici, même si des rapprochements sont suggérés.
À première vue, on pourrait croire que l’on a affaire à quelque nouveau livre sur les marginaux, à la manière de ce que produisait l’historiographie sociale des années 1970-1980 [4]. Ce serait lire trop vite Au pays des sans-nom qui, pour avoir bien sûr quelque chose de commun avec cette historiographie fondatrice, n’en est pas moins une œuvre originale et nouvelle.
Être cru
Il ne s’agit pas de décrire à nouveau les différentes catégories d’« exclus » (femmes, Juifs, lépreux, pauvres, sorcières, vagabonds, etc.), d’étudier l’avènement d’une « société de persécution » [5] ou de gloser, par exemple, sur la définition de l’identité chrétienne occidentale par la définition d’une marginalité et d’une altérité qui serviraient de repoussoirs. Le livre propose plutôt de décrire le corps social selon une catégorie nouvelle et en partie indigène, celle de l’accès ou non à la parole, à un nom honorable, à une personnalité juridique.
Autre grande différence avec l’historiographie classique de la marginalité : ce ne sont pas les marges inquiétantes (et persécutées) de quelque centre paisible qu’étudie l’auteur, mais bien une notion, l’« infamie », qui était susceptible de qualifier à peu près tous les hommes à un moment ou à un autre (il est question, p. 175, du « nombre infime de ceux qui se situaient – peut-être – au-dessus de tout soupçon »). Tout l’organisme civique est sous la menace de la honte, du discrédit, de l’anonymat et, autant que sur l’infamia effective, ce livre porte sur la « hantise d’en être frappé » (p. 26).
Bien sûr, les vocables susceptibles de désigner cette catégorie sont très nombreux, comme le suggère déjà le titre de l’ouvrage : infâmes, mais aussi exclus, marginaux, « sans-nom », suspects, etc., sans oublier « cruels » dans le titre italien (crudeli, au sens de « crus », grossiers, inachevés, pas parfaitement humains). L’infamia est une catégorie indigène, mais pas omniprésente dans les sources, et c’est l’auteur qui la constitue en catégorie transversale.
Au fond, il ne s’intéresse pas ici à l’existence marginale comme telle des infâmes, mais au processus même qui les rend tels : la construction de l’infamie, voilà le vrai objet du livre. Cette construction s’opère conjointement dans les domaines juridique, religieux et économique. Si, au commencement de l’infamie, se trouvent le fait de ne plus (ou de ne pas) être cru et, conséquemment, l’impossibilité de témoigner devant le tribunal, la notion fait aussi l’objet d’un travail de définition théologique, puisque l’Église se conçut d’abord comme un groupe restreint dont beaucoup étaient exclus – l’idée de crédibilité est liée au fait d’être (un bon) chrétien.
La dimension économique, enfin, est capitale : qui est exclu du marché est exclu de la société – un point où, de nouveau, le lecteur peut entendre des échos avec la situation contemporaine [6]. On le voit, ce livre est d’abord un livre d’histoire intellectuelle, où l’on peine parfois à identifier l’acteur principal. Disons que, au delà du nombre étourdissant de sources, d’auteurs et de récits mobilisés, cet acteur, ce sont les textes, le corpus, la « pensée occidentale » qui produit cette catégorie.
Catégories d’infâmes
On ne saurait résumer ici le contenu des neuf chapitres, très denses et très riches, qui forment le volume. Après trois chapitres qui dressent le cadre de l’enquête (« La cruauté des infidèles », sur le christianisme et les origines de l’infamie ; « L’infamie évidente », sur la formation juridique de la catégorie ; et « Montrés du doigt », sur l’importance de la réputation, notamment celle des clercs, qui occupent une position de « centralité charismatique »), le livre considère différentes catégories d’infâmes.
Dans le chapitre IV, il est question des usuriers. Très développées, les analyses qui leur sont consacrées illustrent bien la façon dont se transmet l’infamie à quasiment tout le corps social. Divers textes, notamment ceux du moraliste dominicain Guillaume Perault (vers 1200-1271), critiquent la tolérance princière à l’égard de l’usure et désignent, « à travers l’usurier, abject par définition, l’occasion d’une dégradation de l’estime dont bénéficient habituellement les “princes”, c’est-à-dire les seigneurs laïcs et ecclésiastiques ». Ainsi, « le centre même de la société court lui aussi le risque d’être frappé d’infamie ; et ce sont les usuriers qui en sont les vecteurs » (p. 117).
L’auteur nuance fortement certains lieux communs sur la prohibition de la vente du passage du temps pour montrer que ce qui choque, dans l’usure, est plutôt l’« extériorité par rapport au jeu des intérêts citadins ou ecclésiaux » de ce prêt « sans signification publique ou institutionnelle », concédé par quelqu’un qui n’est pas utile à la communauté.
Après avoir étudié l’usurier, l’auteur évoque les métiers (chapitre V, « Les réprouvés utiles et inutiles »). Diverses professions sont étudiées, qui appartiennent au groupe des « métiers ignobles ». Le droit romain interdit de témoigner à ceux qui pratiquent un métier vil, mais, au Moyen Âge, on revient sur cette disposition : la définition de la non-crédibilité d’un témoin paraît élastique (p. 147) et, surtout, l’utilitas est compatible avec l’infamia. Il existe en effet, à côté des activités légales mais immorales (prostitution, théâtre, jeu), d’autres qui sont légales et morales, mais impures (bourreaux, geôliers, teinturiers, etc.). Le bourreau en particulier fait l’objet de développements remarquables.
Une métaphorisation de la marginalité
Le chapitre VI porte sur les Juifs et décrit de façon nuancée l’« image complexe de la cohabitation judéo-chrétienne » (p. 185). « Catalogués comme des sujets présents publiquement et néanmoins délégitimés sur le plan procédural », flétris par leur incapacité de recevoir la consécration sacerdotale, les Juifs sont cependant « à la fois dans et en dehors de la cité chrétienne », leur présence dans le champ économique et contractuel étant légitime (p. 189).
Le chapitre suivant envisage « L’infamie des pauvres », posant notamment la question de la pauvreté volontaire (à commencer par celle, paradigmatique, de François d’Assise), valorisée, et celle de la réprobation toujours plus grande frappant la pauvreté subie, que l’on associe à une idée de dangerosité. Le chapitre VIII porte sur la notion d’honneur, essentielle pour saisir le statut des individus. Les XIIIe-XVe siècles seraient le moment où, sur les catégories objectives du droit romain, se greffe cette « réputation » (fama) que l’on perd si aisément, au risque d’être montré du doigt.
Le dernier chapitre, « Une humanité périphérique », donne toute sa place à l’évolution qui a lieu à partir du milieu du Moyen Âge, pour déboucher sur « l’ampleur atteinte au cours du XVIe siècle par les rhétoriques de l’exclusion » (p. 272), après les progrès de l’exclusion, le changement du regard porté sur les pauvres, et, aux XVe et XVIe siècles, la « rencontre de l’Inquisition et de la confession », selon la formule forte d’Adriano Prosperi [7].
On en arrive en somme à une métaphorisation de la marginalité (l’auteur évoque, p. 292, un « stéréotype d’incivilité générique ») : quiconque est loin du centre peut être assimilé aux habitants des ghettos. Et cela ne diffère guère, si ce n’est pas l’intensité du dégoût, de ce que l’on dit de mille et une catégories, comme les marchands et commerçants.
L’intensité du dégoût
Oui, mais l’intensité du dégoût n’est pas rien : cette histoire intellectuelle ne prend pas en considération le fait que beaucoup se joue dans la mise en œuvre effective du dégoût : sans doute trouve-t-on des textes disant qu’usuriers, femmes, marchands, etc., sont impurs, et donc que presque toute la société est marginale. Ce ne sont là que des constructions théoriques, passionnantes, mais qui n’empêchent pas que la persécution effective frappe les uns (les hérétiques, par exemple) plus que les autres (les marchands, qui n’ont jamais été persécutés).
Confessons que cette critique n’en est pas vraiment une, car elle tape à côté de l’objet du livre, qui, répétons-le, n’est pas un livre sur une catégorie sociale. Au terme du volume, on comprend que le processus dont il est question résulte de la combinaison de plusieurs lexiques et doit beaucoup à la diffusion de la confession et de la pénitence, à l’idée terrible, ancrée dans le christianisme, d’une utilitas fondamentale de la majorité.
Pour mener cette enquête ambitieuse sur le concept d’infamie, ce livre porte sur le lexique, le langage et la théorie. Son auteur est toujours attentif aux mots et aux sources, au point que son enquête, très érudite, peut sembler austère, voire difficile, emmenant le lecteur de documents en documents. Mais le voyage en vaut la peine : cet ouvrage incroyablement savant et riche convainc de la centralité et de la fécondité de ce thème, qui, étonnamment, a peu été étudié comme tel jusqu’à présent.
Giacomo Todeschini, Au pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne, Lagrasse, essai traduit de l’italien par Nathalie Gailius. Préface de Patrick Boucheron. Verdier, 2015, 400 p., 25 €.