La révélation dans la presse de nombreuses affaires de harcèlement sexuel aux États-Unis a libéré la parole des femmes, en particulier sur les réseaux sociaux avec #metoo. En comparant la législation existante en France et aux États-Unis, Abigail Saguy révèle deux approches différentes pour lutter contre ce problème.
À la fin de l’année 2017, plus d’une trentaine d’actrices ont accusé le producteur Harvey Weinstein de s’être rendu coupable de harcèlement, d’agression sexuelle ou de viol à leur encontre. Peu de temps après, des millions de femmes ont posté le message « me too » (« moi aussi ») sur Twitter, Snapchat, Facebook et les autres plateformes de réseaux sociaux à la suite de l’appel de l’actrice Alyssa Milano. Celle-ci a alors expliqué qu’elle s’était elle-même inspirée de la militante afro-américaine Tarana Burke qui avait lancé en 2007 une campagne déjà intitulée « Me too », mais hors d’Internet, afin de dire aux survivantes d’abus sexuels qu’elles n’étaient pas seules. En lançant cette campagne sur les réseaux sociaux, Alyssa Milano espérait que celle-ci déplacerait l’attention de Weinstein vers ses victimes tout en « permettant aux gens de réaliser l’ampleur du problème » [1]. En France, la veille même du jour où Milano a lancé le mot d’ordre « #metoo », une campagne analogue avait débuté sur les réseaux sociaux avec comme hashtag « balance ton porc » [2]. Le déferlement d’accusations publiques que ces campagnes a suscité a lui-même entraîné une vague de limogeages et de démissions d’hommes influents dans différents milieux, d’Hollywood au gouvernement.
Nous savons depuis longtemps que les atteintes que représentent le harcèlement, les agressions à caractère sexuel et le viol constituent un fléau chronique aussi bien aux États-Unis qu’en France. L’existence d’une expression comme « promotion canapé » – ou en anglais de « casting couch » –, témoigne de la fréquence des situations où producteurs et réalisateurs utilisent leur influence pour contraindre de jeunes aspirantes au métier d’actrice à avoir des relations sexuelles avec eux. Aux États-Unis, un récent sondage a montré que 30 pourcents des femmes interrogées déclaraient avoir été harcelées sexuellement au travail [3]. On estime de même qu’une Française sur cinq aurait été harcelée à un moment de sa carrière [4].
Comment en est-on arrivé là ?
Dans la mesure où le harcèlement sexuel est une pratique aussi ancienne que répandue, bien peu auraient pu prévoir le déferlement de témoignages personnels initié fin 2017, ni même le fait que ces derniers soient pris au sérieux, avec de réelles conséquences pour les hommes impliqués. Bénéficiant du recul du temps, la spécialiste des mouvements sociaux Nancy Whittier défend la thèse convaincante suivant laquelle le mouvement #metoo a été rendu possible par une série d’événements antérieurs, notamment les « slutwalks » (« marche des salopes ») – une forme théâtralisée de protestation contre l’idée selon laquelle ce serait les femmes qui provoqueraient les viols par leur accoutrement –, ainsi que les mobilisations étudiantes contre les réactions (ou plutôt l’absence de réactions) des autorités universitaires face au phénomène des agressions sexuelles se produisant sur les campus [5]. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en dépit de la large diffusion d’une vidéo dans laquelle il se vante d’avoir agressé sexuellement des femmes a amplifié l’écho de cette mobilisation initialement confinée aux universités. Dans son sillage, la première Marche des femmes a mis l’accent sur la question des agressions sexuelles avec le port par certaines participantes de « pussy hats » (« chapeaux-chattes » et l’emploi de slogans comme « les chattes vous rattrapent ! » (« pussy grabs back ») en référence à la bravade de Trump suivant laquelle il attrapait les femmes par la « chatte » – un terme argotique pour désigner leur vagin.
Ce sont donc ces marches, le sexisme de Trump ainsi que la préexistence d’organisations luttant contre les violences sexuelles, conjugués à des facteurs plus conjoncturels relatifs à l’affaire Weinstein et à la ténacité de certains journalistes d’investigation, qui ont alimenté le mouvement #metoo aux États-Unis. En France, les poursuites pour agression sexuelle lancées à l’encontre du politicien socialiste Dominique Strauss-Kahn en 2011, et les discussions qui s’en sont suivies, dans les médias comme devant les machines à café, ont assurément constitué un terreau fertile pour l’émergence du mouvement #balancetonporc [6].
En dépit des similitudes, il existe toutefois aussi d’importantes différences entre ces deux contextes nationaux, dont l’examen peut aider à rendre compte de la manière particulière avec laquelle chacune de ces deux sociétés répondent et sont susceptibles de répondre à l’avenir à la question des violences sexuelles. C’est à cet examen que nous entendons procéder ici.
L’approche américaine
Par bien des aspects, le mouvement #metoo a simultanément révélé les forces et les faiblesses de la législation états-unienne en matière de harcèlement sexuel. Cette dernière se caractérise avant tout par une délégation de la régulation de ce phénomène aux entreprises. Certaines accusations portées contre Harvey Weinstein, viols et agressions sexuelles, relèvent ainsi du registre criminel, et plusieurs femmes ont effectivement porté plainte contre lui. Aucune de ces plaintes n’a toutefois encore abouti à un procès, ce qui confirme la difficulté qu’il peut y avoir à faire condamner quelqu’un sur de telles charges aux États-Unis [7]. Cela découle en partie d’une caractéristique plus générale des procès criminels dans ce pays, qui présentent des garanties contre l’envoi d’innocents derrière les barreaux. Le système états-unien dispose en effet que l’on est présumé « innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit prouvée », mais aussi qu’il faut que les preuves en question permettent d’aller « au-delà du doute raisonnable ». Pour autant, les taux de poursuite, de condamnation et d’incarcération s’avèrent plus bas pour les auteurs de violences sexuelles que pour les auteurs d’autres crimes. Une étude sur la question estime ainsi que seulement six violeurs sur mille sont incarcérés aux États-Unis, contre vingt cambrioleurs sur mille et 33 auteurs de coups et blessures sur mille [8]. (Le critère « racial » importe également, les hommes blancs présentant moins de risques d’être condamnés que leurs homologues « de couleur », tandis que les agressions à l’encontre de femmes « de couleur » sont également moins susceptibles d’aboutir à une condamnation que celles perpétrées à l’égard de « blanches »).
Étant donné l’obstacle imposant posé par la législation pénale, lorsqu’elles font l’expérience de violences sexuelles au travail, les femmes états-uniennes se tournent souvent vers la justice civile. En outre, depuis les années 1970, les tribunaux états-uniens considèrent que les entreprises de plus de 15 salariés qui échouent à protéger ces derniers contre le harcèlement sexuel sur leur lieu de travail tombent sous le coup du Titre VII de la Loi sur les Droits Civils (« Civil Rights Act ») de 1964, qui interdit toute discrimination sur la base de la « race », de la couleur, de la religion, de l’origine nationale ou du sexe. À la différence de la France, où le harcèlement sexuel est défini comme un comportement qui s’arrête avant l’agression sexuelle – c’est-à-dire n’incluant pas d’attouchements de la poitrine, de l’intérieur des cuisses ou des parties génitales –, celui-ci peut inclure aux États-Unis des actes qui seraient également qualifiables d’agression sexuelle ou de viol. La première fois où la Cour Suprême a en effet statué sur le sujet, dans l’arrêt Meritor Savings Bank contre Vinson de 1986, la plaignante Mechelle Vinson a témoigné du fait que Sidney Taylor, le vice-président de la banque, l’avait touchée en public, s’était exhibé et l’avait violée à plusieurs reprises. La Cour a alors qualifié ces actes de « discrimination sexuelle » dans la mesure où, premièrement, Vinson n’aurait pas eu un tel comportement si la victime avait été un homme, et, deuxièmement, parce que ce comportement avait été suffisamment grave et systématique pour affecter négativement la relation salariale. Cela impliquait que Vinson n’avait pas à fournir la preuve qu’elle avait été rétrogradée, licenciée ou qu’elle avait reçu toute autre forme de « discrimination économique tangible ». L’attitude de Taylor était présumée créer un « environnement hostile » qui était en lui-même constitutif d’un harcèlement sexuel.
En vertu du Titre VII, les victimes de harcèlement sexuel reçoivent simultanément des dommages compensatoires – une somme d’argent destinée à compenser les souffrances éprouvées –, et, depuis 1991, des dommages et intérêts relevant du champ pénal.
Parce que ces derniers sont destinés à punir l’employeur, ils peuvent être fixés à un montant relativement élevé, dans la mesure où seule une somme conséquente peut constituer une peine effective pour une entreprise de la taille d’une multinationale. Contrairement à une juridiction pénale où le procureur doit démontrer la culpabilité du prévenu « au-delà du doute raisonnable », la norme en vigueur dans le droit civil est celle de la « prépondérance de preuve », ce qui signifie qu’il faut simplement que soit établie une présomption plus forte que les actes incriminés aient eu lieu plutôt que l’inverse. Pour se protéger contre ces mises en cause, les entreprises états-uniennes ont développé des programmes de formation spécifiques, renforcé leurs directions des ressources humaines et embauché des managers de la diversité afin de traiter les plaintes de harcèlement sexuel. Les tribunaux ont par conséquent considéré que la responsabilité des firmes qui prenaient de telles mesures « proactives » pouvait être atténuée. Dans certains cas, les plaignantes pouvaient même voir leur démarche déconsidérée s’il s’avérait qu’elles n’avaient pas eu recours à de tels dispositifs lorsqu’ils existaient dans leur entreprise. Ce faisant, les firmes états-uniennes ont de facto acquis de manière croissante le statut de « chambres d’audience » dans les affaires de harcèlement sexuel.
Cette situation présente certains avantages. L’ouverture d’une procédure judiciaire est en effet à la fois chronophage, émotionnellement éprouvante et coûteuse sur le plan financier. Et dans certains cas, un responsable des ressources humaines est effectivement capable de traiter une affaire de harcèlement sexuel de manière effective et efficace. Cependant, cette approche présente également de nombreuses limites. Tout d’abord, le Titre VII s’applique seulement aux entreprises d’au moins 15 salariés – et non aux travailleuses à domicile ou aux salariées des entreprises familiales, même si dans certains états, la législation peut couvrir ces dernières. Les travailleuses sans papiers sont de ce fait particulièrement vulnérables [9].
De surcroît, même dans de grandes entreprises dotées de politiques contre le harcèlement sexuel, la prévention et le traitement de celui-ci sont subordonnés aux résultats financiers. Le Titre VII les incite en effet seulement à éviter l’ouverture de procédures judiciaires. Le législateur espère ainsi que les entreprises vont s’efforcer de prévenir ou de résoudre rapidement les cas de harcèlement sexuel quand ils surviennent. Néanmoins, si les résultats financiers de l’entreprise dépendent pour une part suffisante d’un salarié particulier, la raison économique peut conduire les dirigeants à régler à l’amiable ou couvrir les accusations à son égard (et de tels salariés sont presque toujours masculins), plutôt que de le sanctionner ou le licencier. C’est ce qui s’est produit dans le cas d’Harvey Weinstein, dont la propre société, la Weinstein Company, a versé plusieurs millions de dollars pour régler à l’amiable de multiples affaires. C’est également ce qui s’est passé pour les présentateurs de télévision Roger Ailes et Bill O’Reilly, pour lesquels leur employeur, la chaîne Fox News a payé plusieurs millions de dollars afin d’éteindre des accusations de harcèlement sexuel.
Le mouvement #metoo, amplifié par la couverture des médias traditionnels, semble néanmoins avoir changé les règles de calcul pour ces sociétés. En attisant l’indignation publique et en désignant à la vindicte certaines firmes – dont la Fox et la Weinstein Company –, il est parvenu à les pousser à licencier les harceleurs présumés. Les débats concernant ce qu’il serait possible de faire de plus ont eu tendance à se focaliser sur les réformes à mener au sein des entreprises ou des branches, et – dans le cas du parti démocrate – des partis politiques. N’ont en revanche que peu, voire pas, été abordées les réformes que l’on pourrait conduire au niveau de la législation fédérale, ou de celle des états fédérés.
L’approche française
Les choses apparaissent bien différentes de l’autre côté de l’Atlantique. Contrairement aux États-Unis, les entreprises françaises sont en effet peu incitées à adopter des mesures préventives contre le harcèlement sexuel. Les dommages compensatoires tendent à être généralement plus faibles en France, en particulier dans les affaires de harcèlement sexuel, tandis que les dommages punitifs n’existent tout simplement pas dans le système judiciaire hexagonal. Par conséquent, les entreprises françaises peuvent être condamnées par le tribunal des prudhommes à rembourser et dédommager modestement une salariée qui a été licenciée après avoir été harcelée sexuellement, mais elles ne courent pas le risque d’avoir à verser des centaines de milliers d’euros aux victimes.
En revanche, elles encourent des poursuites pour avoir licencié ou sanctionné d’une autre manière un salarié accusé de harcèlement sexuel [10]. Dans ce contexte, les employeurs français ne se sont donc pas appropriés cet enjeu du harcèlement sexuel comme leurs homologues états-uniens. Ils n’ont pas développé de programmes de formation dédiés ou embauché de personnels spécialement formés pour traiter cette question. Ils n’ont pas non plus versé des millions pour régler à l’amiable des accusations de harcèlement sexuel à l’encontre de cadres influents. Ils n’en ont en effet pas eu besoin [11].
Ces différences dans les législations nationales structurent des attitudes individuelles elles-mêmes différenciées à l’égard du harcèlement sexuel. Lors des entretiens que j’ai menés auprès de syndicalistes ou de représentants du personnel dans de grandes entreprises françaises pour mon ouvrage What is Sexual Harassment ? From Capitol Hill to the Sorbonne [« Qu’est-ce que le harcèlement sexuel ? De la colline du Capitole à la Sorbonne »], ceux-ci m’ont ainsi affirmé que ce n’était pas le rôle des entreprises d’intervenir dans les affaires de harcèlement sexuel [12]. Cela relève selon eux de la responsabilité de l’État. En poursuivant mes recherches au cours des cinq dernières années, j’ai pu constater qu’une telle attitude persistait encore aujourd’hui. Cela explique que les législateurs, tout comme les militantes féministes et les avocats français, continuent à revendiquer que le harcèlement sexuel soit inscrit dans le Code pénal, et pas simplement dans le Code du travail. Malgré les défis que pose le droit pénal, il est symboliquement important, affirment-ils, que l’État définisse le harcèlement sexuel comme un délit – exprimant ainsi la condamnation de ce comportement par la nation dans son ensemble [13].
Ces différences de contexte expliquent que le mot d’ordre #balancetonporc soit enclin à emprunter des canaux différents de ceux de son homologue états-unien #metoo. Plutôt que d’exercer une pression sur certains secteurs économiques ou certaines entreprises afin de les forcer à agir, les citoyens français sont davantage disposés à exiger de l’État qu’il adopte des lois supplémentaires ainsi qu’il renforce et mette davantage en valeur les mesures déjà existantes. C’est ce qu’illustre par exemple le dépôt de propositions de lois traitant du harcèlement sexuel dans les espaces publics ou abaissant l’âge du consentement sexuel. Dans la mesure où ces nouvelles lois et le lancement de campagnes éducatives sur ces thématiques alimentent des discussions autour des violences sexuelles et du consentement, elles sont néanmoins susceptibles d’entraîner une évolution des mœurs dans le pays.
Conclusion
On considère généralement que les sociétés française et états-unienne ont des approches radicalement différentes en matière de sexualité. L’actrice Catherine Deneuve et 99 autres femmes françaises ont joué sur cette idée reçue dans leur tribune dénonçant le mouvement #metoo comme une « vague puritaine de purification » et défendant le droit des hommes à « importuner » les femmes . Mais, comme l’attestent les vives réactions suscitées par cette tribune en France, ni la culture française ni la culture américaine ne sont en réalité immuables. Force est plutôt de constater que celles-ci évoluent en permanence, au gré des transformations économiques, juridiques et sociales. L’émergence presque simultanée du mouvement #metoo et de son équivalent français #balancetonporc indique une certaine fluidité ainsi qu’une certaine ouverture au changement dans chacune de ces deux sociétés autour du thème des violences sexuelles. Les évolutions en la matière seront à l’avenir déterminées à la fois par les législations, les traditions et les pratiques nationales, mais une chose est sûre : elles auront bel et bien lieu.