Tout pouvoir managérial a besoin d’indicateurs de performance. Il y a un siècle, sous Sarkozy et Fillon, on eut l’idée d’étendre lesdits indicateurs à tous les domaines du service public : les hôpitaux devaient tarifer des actes chers (pour être rentables), les chercheurs devaient publier beaucoup (pour faire nombre), les policiers devaient faire du chiffre (en se rabattant sur les délits faciles à résoudre, au détriment de ceux dont le taux d’élucidation est plus faible). Le nouveau monde de Sarkozy et Fillon (déjà !) fonctionnait comme une entreprise : les ministres recevaient des lettres de mission et devaient passer des entretiens d’évaluation à Matignon. C’était beau et moderne comme du Reagan : depuis que les règles de l’Etat disparaissaient, en raison d’une dérégulation généralisée censée être bénéfique à l’esprit d’entreprise et au taux de profit, les règles bureaucratiques métastasaient dans le privé, avec effet de retour sur l’Etat car, depuis quarante ans, l’Etat adopte tout ce que fait le privé, de préférence quand ça ne marche pas (c’est à cela que l’on reconnaît la force de l’idéologie, qui est une forme de croyance préservée du réel).
Le nouveau «nouveau monde» n’échappe pas aux indicateurs ! Dans la situation présente, est-ce le nombre de tests réalisés ? Le nombre de masques distribués ? Non : les statistiques des verbalisations infligées pour violation supposée des normes de confinement. Les chiffres – près d’un million à ce jour – sont admirables et constituent un légitime motif de fierté pour le ministre de l’Intérieur, tout heureux de les annoncer régulièrement. Il faut dire qu’ils sont plus réjouissants que ceux du professeur Salomon : l’Etat agit ! La police veille ! Derrière ces chiffres, des réalités pénibles (un homme empêché d’aller recueillir le dernier souffle de son père par un gendarme), des absurdités confondantes, des contradictions manifestes ainsi que des abus innombrables. La France, chantait Renaud en 1975, «est un pays de flics», et les flics de l’époque ne plaisantaient pas, comme le relevait Maxime Le Forestier dans Parachutiste (1972) : on perpétuait sous les gyrophares une vieille tradition coloniale, la chasse au bicot – compensation virile, sans doute, à trois guerres perdues, en 1940, 1954 et 1962. Mais tout cela est passé de mode : les Blancs aussi peuvent désormais goûter au lacrymogène, à la grenade et à la matraque – généreusement distribués aux héros en blouse blanche, aux enseignants et aux pompiers ces derniers mois.
Le pouvoir actuel, qui a couvert Benalla avec des accents de petite frappe («qu’ils viennent me chercher !»), a gravement dégradé le rapport des citoyens aux forces de l’ordre : en couvrant tout, en ne contrôlant rien, il a nui à l’honneur de la police républicaine, désormais synonyme de LBD, d’arbitraire et de verbalisation absurde pour non-présentation de son ticket de courses. La séquence ouverte en 2018 par la répression des gilets jaunes marque une césure et creuse un fossé ouvert par la suppression, en 2003, par Sarkozy, de la police de proximité.
Ce pouvoir ne tient que par son alignement inconditionnel avec ce qu’il y a de pire dans la police, mais ce qu’il y a de pire, ce n’est pas la police elle-même, républicaine et respectable dans son immense majorité. Ce qu’il y a de pire, c’est un pouvoir faible qui lui a confié son sort, qui est prêt à tout couvrir, pour ne pas la mécontenter.
L’état d’urgence antiterroriste, entré dans le droit commun en 2017, se double désormais d’un état d’urgence sanitaire. Sur le fondement de ces textes, le pouvoir administratif peut prendre des mesures exceptionnelles sous le seul contrôle du juge administratif, qui n’est pas un magistrat, car il n’est ni indépendant ni inamovible. Les droits et libertés fondamentaux, dont celle d’aller et de venir, peuvent être fortement restreints, à l’appréciation d’un policier ou d’un gendarme, variable selon l’humeur, le lieu et le moment de la journée.
Cet état d’urgence très restrictif stupéfie nos voisins européens, des pays où l’on fait confiance à des adultes responsables, et où la monarchie est passée de mode.
Car ne nous y trompons pas : l’état d’urgence n’est pas qu’affaire de conjoncture, mais bien de structure. Il est, au fond, consubstantiel à la Ve République depuis 1958. En pleine guerre d’Algérie, c’est un texte exceptionnel qui a été promulgué, pour répondre à des circonstances exceptionnelles ainsi qu’aux vœux d’un homme qui l’était tout autant. Cette Constitution, qui réduit le Parlement à rien, permet à un seul homme de nous tympaniser, tous les cinq ans, avec ses fantasmes immatures : tout petit déjà, il se voyait président, héros de roman et père mystique d’un peuple millénaire. Ces fadaises, certains y croient assez pour vouer leur vie à la conquête et à l’exercice du pouvoir dit «suprême». Rien de cela dans les pays réellement démocratiques, les démocraties parlementaires brocardées en France pour leur inefficience supposée et qui, manifestement, s’en tirent mieux. La catastrophe actuelle est un plaidoyer de plus pour le respect des libertés, du dialogue démocratique et de la dignité des citoyens.