CEO, COO, CCO, CSO, CDO, CTO, CIO : en entreprise, la longue liste des « C » ne cesse de s’allonger et la guerre des stratèges emplumés fait rage.

Avant, la physique du monde du travail se structurait autour d’un personnage central et magnétique : le chef. On pouvait l’aimer ou le détester, mais il donnait à l’entreprise une forme incontestablement pyramidale où, par un mouvement ascendant de l’énergie neuronale, l’intelligence la plus raffinée était censée se concentrer en son sommet.

Puis, un jour, l’idéologie de la transversalité ayant produit son œuvre, la pyramide a fini par se dégonfler. En moins de temps qu’il n’en faut pour changer tout un parc de fontaines à eau, l’entreprise s’est transformée en une vaste armée mexicaine, où il n’y avait plus de chef, mais où tout le monde était devenu… « chief ».

Une révolution terminologique

Comme si avait soudain eu lieu une vaste opération de déstockage typographique, chaque échelon se vit gratifier de son « C » honorifique. Le directeur exécutif devint soudain « CEO », pour Chief Executive Officer. Le responsable des opérations gagna dans le même temps ses galons de « COO », ce qui signifiait qu’il s’était transfiguré, sous l’effet de cette puissante révolution terminologique venue d’outre-Atlantique, en Chief Operating Officer.

En un clin d’œil, ce type qui sentait la transpiration et les plats industriels du midi devint une sorte d’émanation hologrammique du rêve américain. Quant au directeur financier, si vous voulez garder quelques chances de le voir débloquer un budget Curly et clairette de Die, appelez-le désormais Chief Financial Officer.

CCO, CSO, CDO, CTO, CIO : la longue liste des « C » ne cesse de s’allonger, au point que se fait sentir la nécessité d’un lexique interne explicitant qui fait quoi au cœur de cette jungle de sigles. Une chose est sûre, on trouve dans le monde du travail « de plus en plus de chiefs, et de moins en moins d’Indiens ». Là où le chef incarnait physiquement l’épicentre du pouvoir et permettait une relation dialectique aux réels donneurs d’ordre, le « chief » participe d’un mouvement global de dérivation de la lutte des classes.

Essayez tout simplement de dire « le chief est un con », et vous verrez que ce mélange d’idiome vous fera passer immédiatement pour une sorte de Jean-Claude Van Damme décérébré, anéantissant du coup toute perspective de Grand Soir.

Combat de stratèges emplumés

Ce n’est pas tout. L’entreprise, qui était jusqu’alors vécue comme un vaste corps fonctionnel où chaque organe entretenait une relation de conflit productif avec le cerveau, s’apparente désormais à une place de marché balkanisée : chaque « chief », élevé au rang de stratège emplumé, a vocation à faire valoir ses intérêts, sa vision globale et ses mérites, comparativement au « chief » d’à côté.

Derrière le beau discours de l’optimisation guette ainsi une féodalisation sous influence Uber, visant à accentuer la concurrence interne. En projetant, par exemple, l’un contre l’autre le CIO (Chief Information Officer) et le CTO (Chief Technology Officer) dont les domaines de compétence sont parents, l’idée est de faire émerger de la compétitivité, comme on produit de l’énergie en exploitant du gaz de schiste, par la magie polluante de la fracturation hydraulique. Néanmoins, à la fin de la journée de travail, subsiste une question de taille : qui sort les poubelles et éteint la lumière ? Ben, le CMO (Chief Ménage Officer), comme d’habitude !

Nicolas Santolaria

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