Tribune d’Antoine Petit, PDG du CNRS, publiée le 26 novembre 2019, le même jour que son discours prononcé au Palais de la découverte, à l’occasion du 80e anniversaire du CNRS, en présence du président de la République.

La recherche est un élément essentiel de la souveraineté d’un pays, écrit Antoine Petit. Pour mener les prochains combats, sur le plan climatique, économique mais aussi idéologique, la France a besoin d’investir. Tout en acceptant, comme elle a su le faire par le passé, que les résultats ne soient pas au rendez-vous avant longtemps.

La France de Lavoisier, de Monge, de Fourier, de Pasteur et de Curie et, plus près de nous, celle de Haroche, Lehn, Le Douarin et Voisin est-elle encore un grand pays scientifique ? Que pèse notre pays sur l’échiquier scientifique mondial ? La question mérite d’être posée tant le paysage international de la recherche a profondément changé. Ce n’est pas faire injure à ce grand pays que de dire que la Chine n’existait quasiment pas d’un point de vue scientifique au moment de la  création du CNRS en 1939 . Aujourd’hui acteurs scientifiques importants sur la scène internationale, Israël, la Corée du Sud ou encore Singapour n’existaient pas non plus. La compétition et la coopération ne se jouent plus à la même échelle.

Changement climatique

Rappelons-le : la science se joue sur le temps long. Le changement climatique est aujourd’hui une évidence pour tout le monde, ou presque. Mais que de travail, pendant plus de vingt-cinq ans, conduit notamment par le GIEC (prix Nobel de la paix en 2007) autour de Jean Jouzel, pour démontrer scientifiquement la réalité du changement climatique, parfois contre vents et marées. Si les capacités des mémoires de nos ordinateurs ont explosé, c’est en particulier grâce à la découverte à la fin des années 1980 de la magnétorésistance géante par Fert (prix Nobel de physique en 2007). L’apprentissage profond (« deep learning »), qui a valu le prix Turing – prix Nobel de l’informatique – à Bengio, Hinton et  Le Cun en 2019, datent de 1989. L’intelligence artificielle n’est pas subitement née hier…

La France se donne-t-elle les moyens de demeurer une grande nation en matière de recherche ? Nous sommes le seul des grands pays scientifiques dont les dépenses en faveur de la R&D, publiques et privées, ont stagné depuis une vingtaine d’années, à environ 2,2 % du PIB. Dans le même temps, celles de l’Allemagne ont augmenté de 35 % et dépassent aujourd’hui 3 % et celles des pays de l’OCDE ont augmenté de plus de 20 % en moyenne.

Temps long de la recherche oblige, les conséquences de cette stagnation ne sont pas encore visibles. Mais il va devenir de plus en plus difficile de lutter avec des équipes, des labos, des institutions aux moyens bien supérieurs aux nôtres.

Loi de programmation

Heureusement, la partie est loin d’être perdue. Notre pays reste un très grand pays scientifique attirant des chercheurs et chercheuses du monde entier. Chaque année, près de 30 % des scientifiques recrutés au CNRS sont de nationalité étrangère. Cette attractivité est précieuse. Nous devons la conserver et même la renforcer, non seulement au CNRS mais dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation. Comme nos concurrents internationaux, nous devons être capables d’offrir aux meilleurs des environnements de travail, « des packages », alléchants, et des salaires décents.

Le Premier ministre s’est engagé, à l’occasion du lancement de la célébration des 80 ans du CNRS , à faire adopter en 2020 une  loi de programmation pluriannuelle de la recherche . Les attentes de la communauté de la recherche sont grandes. Cette loi doit être à la hauteur des enjeux pour notre pays. Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies.

Né il y a quatre-vingts ans à la veille de la deuxième guerre mondiale, le CNRS a d’emblée été pensé pour permettre une « recherche pure et désintéressée, libre », selon les termes de son fondateur, le physicien prix Nobel Jean Perrin, mais aussi pour aider à gagner la guerre. Investir aujourd’hui dans la recherche, c’est un peu revenir aux origines du CNRS. C’est aider la France et l’Europe à gagner les guerres et combats actuels, la lutte contre le changement climatique, une transition énergétique harmonieuse, la création d’emplois et de valeurs, le combat contre la radicalisation et les obscurantismes, une numérisation du monde au bénéfice du plus grand nombre.

Il en va de notre capacité à ne pas laisser d’autres nous imposer leurs choix, et à préserver ainsi notre souveraineté.

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